L’anthropologie bouddhique face à la philosophie moderne et à la neurophysiologie contemporaine

Guy Bugault

Après avoir rappelé l’essentiel de la doctrine bouddhique, l’auteur examine les réactions d’un lecteur bouddhiste face à quelques échantillons significatifs de la philosophie moderne (Descartes) ou de la philosophie analytique (Wittgenstein). Il évoque, ensuite, les perspectives ouvertes par la neurophysiologie contemporaine, telles qu’on les trouve exposées dans le récent livre du Pr. Changeux, L’homme neuronal. Elles peuvent changer notre idée de l’homme. Que dirait un moine bouddhiste, aurait-il, ou non, des objections de principe ? Pour nous qui sommes accoutumés à associer religion et spiritualisme, la réponse est aussi instructive qu’inattendue.

Le bouddhisme est-il une religion ?

Le bouddhisme, à son origine, n’est pas, à proprement parler, une religion, mais plutôt une discipline psychosomatique, en premier lieu pour les moines, et jusqu’à un certain point pour les laïcs. Cette discipline est triple : sila, moralité, samadhi, c’est-à-dire concentration ou yoga, prajna, traduisons insight, acies mentis, et par là philosophie. Aucune de ces trois composantes n’est jamais séparée des deux autres.

Au cours de son évolution, le bouddhisme devint une religion, principalement sous l’influence des laïcs. Même alors, il n’y eut aucune place ni pour un Dieu créateur ni pour une révélation ; non plus, comme nous le verrons tout à l’heure, pour une âme, humaine ou divine.

Or, tout cela est encore vrai aujourd’hui.

Le composé psychosomatique humain

De ce fait, un bouddhiste est parfaitement à l’aise, face au développement de la science moderne ou bien face à certains courants de la philosophie contemporaine en occident, tels que le positivisme logique ou les philosophies analytiques. Voici, pour le comprendre, quelques traits communs à l’approche bouddhique et à l’approche scientifique.

Tout d’abord, la primauté méthodologique accordée à l’expérience et à la raison. Le propre de l’attitude bouddhique, sans doute parce qu’elle est thérapeutique et médicale, est d’être une analyse réductrice : là où l’on voit, de prime abord, l’unité, on doit chercher la pluralité qui lui est sous-jacente.

Plus généralement, les théories bouddhiques de la connaissance postulent que toute unité est une synthèse, toute synthèse une œuvre de l’imagination.

Deuxième point de rapprochement, non plus statique mais dynamique. A ma connaissance, la formulation la plus ancienne, dans la littérature universelle, de l’idée de loi ou de fonction – à ne pas confondre avec la causalité transitive ou métaphysique – se trouve dans les écritures du bouddhisme ancien, un peu avant notre ère.

Ainsi, dans le Majjhima-nikaya, III, p. 63 :

Imasmim sati idam hoti
imassuppada idam uppajati
imasmim asati idam na hoti
imassa nirodha idam nirujjhati
Ceci étant, cela est.
Ceci apparaissant, cela apparaît.
Ceci n’étant pas, cela n’est pas.
Ceci cessant, cela cesse.

Bien entendu, à cette époque, cette relation reste qualitative, elle ne fait pas encore l’objet d’un calcul. Il n’empêche que c’est là une contribution de première importance pour le développement de la connaissance humaine. Entre autres conséquences, la mort est comprise comme un événement naturel, hors de toute magie.

Mais il y a plus. Cette doctrine de la co-production conditionnée (pratitya-samutpada), en montrant que tout ce qui vient à l’existence résulte d’un concours de causes et conditions (hetu-pratyaya-samagri), n’épargne absolument rien. Elle s’applique aussi et d’abord à la personnalité humaine, à l’idée que nous avons de nous-même comme d’un être simple et indépendant, bref à l’idée du moi. Remarquons, au passage, que mis à part Spinoza et, en une certaine mesure, Hume et Schopenhauer, la plupart des penseurs occidentaux n’ont guère aperçu la contradiction entre une telle croyance – la croyance dans un moi – et le principe de raison suffisante.

Dans le Sermon de Bénarès, le moi est soumis à une analyse réductrice. Ce que nous prenons pour une unité substantielle est un composé psychosomatique, qui se décompose en cinq groupes d’appropriation (upadana-skandha). Essayons de les vérifier sur nous-même.

D’abord, nous nous identifions, bien sûr, à notre constitution physique, matérielle (rupa), mais aussi d’une façon plus intime à la manière, agréable, désagréable ou neutre, dont nous sommes affectés par nos sensations. C’est notre sensibilité affective (vedana). Il y a aussi, en nous, tout un équipement socioculturel : l’ensemble des samjna. Samjna, c’est trois choses à la fois : percept-concept pragmatique-dénomination.

Exemple : donnez-moi, je vous prie, un crayon. Le demandeur doit en avoir une image visuelle et tactile, savoir à quoi cela sert, sous quel nom le demander. Ainsi donc, langue maternelle et langues apprises, dictionnaires et encyclopédies, tout ce qu’on apprend à l’école et dans la vie, constituent un énorme réservoir, le plus souvent inconscient, auquel nous nous identifions (je parle et je pense en français !). C’est une sorte de code ou de « logiciel » avant la lettre, qui nous accompagne partout où nous nous déplaçons.

Et puis il y a le groupe moteur des samskara, nos tendances à agir. Héritées de notre passé, elles nous portent en avant de nous-même, tantôt consciemment quand nous faisons l’effort de délibérer, tantôt inconsciemment à l’état de pulsions. Conatus tantôt rationnel, tantôt irrationnel.

Enfin, ces quatre éléments constitutifs de la personnalité resteraient d’eux-mêmes inconscients, si le projecteur de l’attention ne venait se poser sur eux. Cette capacité d’attention sélective, qui par définition se déplace de spot en spot, c’est la conscience (vijnana).

Après cet exposé, très simplifié, quelques remarques.

D’abord, un point qui a des conséquences capitales : aucun des cinq facteurs de la personnalité n’existe à part des quatre autres. Ensemble, ils forment un faisceau, ou, comme disent les textes, la personnalité est un bouquet composé (samkharapunja) 1. Autres comparaisons : le char fait de pièces et de morceaux, l’homme et la conque (il n’y a pas de son pré-existant dans la conque) 2, l’équipage et son navire 3, deux bottes de roseaux s’appuyant l’une sur l’autre 4, ou encore une mécanique en bois (daru-yanta) :

« Comme, grâce à des fils que l’on tire, une marionnette de bois sur pivot est capable de se tenir debout et de paraître pleine de vie et d’activité, quoique insubstantielle, sans vie et inerte, de même, l’esprit et le corps, comme tels, sont quelque chose de vide, sans vie et inerte, mais au moyen de leur travail mutuel, cette combinaison mentale et corporelle peut se mouvoir, se tenir debout et paraître pleine de vie et d’activité. » 5

Une telle conception de la personnalité exclut d’emblée spiritualisme et matérialisme, puisque les éléments psychiques (nama) n’existent pas à part des éléments physiques (rupa) et vice versa. Pas de conscience qui ne soit spécifiée : visuelle, tactile, etc. Pas de matière non plus qui ne soit informée par la conscience. Ou alors ce serait, comme l’esprit, une hypostase métaphysique. Bref, la personne est toujours au pluriel. L’identité personnelle, qui nous paraît la chose la plus simple du monde, est en réalité une somme d’identifications : nom, sexe, relations de parenté, profession, nationalité, groupe d’appartenance sociale et culturelle, adresse, téléphone, etc. Bref, le vous de politesse est, en fait, un vous de vérité. L’unité de la personne est fonctionnelle et nominale, elle n’est pas substantielle.

Maintenant, demanderez-vous, comment en venons-nous à dire « moi, je » ?

Précisément, à travers les cinq gestes d’appropriation (upadana) dont nous avons parlé : en faisant nôtres corps, affectivité, etc. L’idée sous-jacente à cette analyse, c’est, me semble-t-il, que le moi se constitue à travers l’exercice du mien, le propriétaire à travers l’appropriation. Pensez au geste du croupier, à celui de ces malades atteints d’une lésion du lobe frontal ou d’une lésion hémisphérique diffuse et que les médecins hospitaliers appellent des « collectionneurs » : ils saisissent tout objet passant à leur portée et s’y agrippent. Pensez surtout au réflexe de prise du nouveau-né qui ne lâche plus votre doigt : la prise ne s’apprend pas, c’est le lâcher-prise qui s’apprend.

Enfin, pour illustrer cette pluralité en action, considérons un homme en situation, au moment de délibérer et de prendre parti.

Voici la description qu’en donne une parabole tibétaine.

« Une personne ressemble à une assemblée composée d’une quantité de membres. La discussion ne cesse jamais. Parfois, un de ses membres se lève, prononce un discours, préconise une action : ses collègues l’approuvent et il est décidé qu’il sera fait suivant ce qu’il a proposé. D’autres fois, plusieurs membres de l’assemblée se lèvent ensemble, proposent des choses différentes et chacun d’eux appuie ses propositions sur des raisons particulières. On en vient à se battre entre collègues. Il advient aussi que certains membres de l’assemblée la quittent d’eux-mêmes ; d’autres sont graduellement poussés au dehors et d’autres, encore, sont expulsés de force par leurs collègues. Pendant ce temps, de nouveaux venus s’introduisent dans l’assemblée, soit en s’y glissant doucement, soit en enfonçant les portes. On remarque encore que certains membres de l’assemblée dépérissent lentement : leur voix devient faible, on finit par ne plus l’entendre. Au contraire, d’autres qui étaient débiles et timides se fortifient et s’enhardissent et finissent par s’instituer dictateurs. »

Les membres de cette assemblée, ce sont les éléments physiques et mentaux qui constituent la « personne » ; ce sont nos instincts, nos tendances, nos idées, nos croyances, nos désirs, etc. Chacun de ceux-ci se trouve être, de par les causes qui l’ont engendré, le descendant et l’héritier de multiples lignes de causes, de multiples séries de phénomènes remontant loin dans le passé et dont les traces se perdent dans la nuit des temps. »

Ayant maintenant quelque idée de l’anthropologie bouddhique, le moment est venu de tenter une confrontation avec certains points saillants de la pensée occidentale, pris comme exemples.

Descartes écrit à Clerselier :

« … je nie que la chose qui pense ait besoin d’autre objet que de soi-même pour exercer son action, bien qu’elle puisse aussi l’étendre aux choses matérielles lorsqu’elle les examine. »

Et dans Les Principes de la philosophie I, 53,

« … nous pouvons concevoir l’étendue sans figure ou sans mouvement ; et la chose qui pense sans imagination ou sans sentiment, et ainsi du reste. »

Et c’est bien cette indépendance de la pensée par rapport au corps qui rend possible l’acte du Cogito. Or, nous savons par les précédentes analyses que, dans la perspective bouddhique, le nama et le rupa, les opérations de l’esprit et celles du corps n’existent jamais séparément.

Plus précisément, essayons d’imaginer quelle serait la critique d’un bouddhiste face à la démarche de Descartes dans le Cogito. C’est très simple, il le décapite, il l’exécute. Descartes dit le plus souvent, en effet, ego sum, ego existo (2° Méd.) Le bouddhiste l’arrête aussitôt : vous avez dit ego, tout est dit, inutile d’aller plus loin. Descartes vient-il à dire seulement cogito ergo sum, les choses ne vont pas mieux, car la désinence est celle de la première personne. S’il y a un cercle cartésien, pour un bouddhiste c’est bien celui-là.

J’ai entendu, un jour en Sorbonne, Sir Alfred Ayer traiter incidemment le Cogito cartésien de « jeu de langage ». Un bouddhiste, vous le voyez, n’aurait rien à dire là contre. Wittgenstein dénonce, lui aussi, le privilège irrationnel de la première personne, et en France Jacques Bouveresse a consacré sa thèse au Mythe de l’intériorité. Pour dissiper ce mythe, Wittgenstein s’attaque à deux habitudes de pensée. Premièrement, celle qu’il y a un propriétaire des états psychologiques. C’est sa théorie du no-ownership, qui rejoint exactement la théorie bouddhique du pudgala-nairatmya. Deuxièmement, il met en cause l’egocentric predicament, l’énoncé égocentrique d’une situation douloureuse, « j’ai mal aux dents ». Il propose de dire « il y a du mal de dents ». Notons, au passage, que c’est là le point de vue du dentiste ! Quant aux bouddhistes, ils professent pareillement qu’il y a la souffrance, personne qui souffre.

Mais cela n’abolit pas, pour autant, la structure égocentrique, monadique, de notre expérience, et l’on est bien obligé de s’asseoir en personne sur le fauteuil et sous la roulette du dentiste. S’agissant du comportement et non plus du langage, on ne peut pas se faire remplacer.

Concluons. Nous tenons trois certitudes. Dans toute assemblée qui nous réunit, pardonnez-moi, la première personne à mes yeux, c’est moi, et je sais que pour chacun de vous c’est vous. D’autre part, on est incapable, à la réflexion, de justifier rationnellement ce fait, comme s’il y avait à la racine de l’existence individuelle un irrationnel, qui a nom en Inde avidya. Enfin, puisqu’on ne peut pas trouver de solution sur le plan théorique, il faut la chercher sur le plan pratique et thérapeutique. D’où la nécessité d’une cure, pour d’abord remodeler et finalement lever le complexe psychosomatique en son entier. C’est là le but de l’octuple ordonnance du médecin bouddhique dans la quatrième « noble vérité » du Sermon de Bénarès.

La neurophysiologie contemporaine est en train de changer notre idée de l’homme. Le Pr. Changeux, membre de l’Institut Pasteur et du Collège de France, a publié récemment L’homme neuronal 6. L’esprit humain, ou plutôt ce qu’on appelait ainsi, s’y trouve décrit comme un réseau en toile d’araignée, de quelques milliards de neurones : pour le seul néocortex au moins trente milliards de neurones. Ceux-ci sont contigus mais discrets, juxtaposés mais discontinus, communiquant entre eux par des synapses, les unes électriques, les autres chimiques. A cela, le lecteur bouddhiste ne fera aucune objection de principe, puisqu’il cherche à se débarrasser du sentiment d’être « quelqu’un ». Le vocabulaire lui-même ne saurait le dépayser : l’adverbe prthak « séparément, un à un », l’adjectif verbal vivikta « distinct, discret », qualifiaient déjà les dharma.

Allant plus loin, le Pr. Changeux, dans les chapitres IV et V, s’efforce d’interpréter en termes d’activités neuronales des opérations psychiques ou psychomotrices, telles que chanter et fuir, avoir soif et avoir mal, jouir et s’irriter, atteindre l’orgasme, analyser une situation, parler et faire, percevoir, concevoir, penser. Il tente d’élaborer un statut neurophysiologique des « objets mentaux » (chap. V). Eh ! bien, là encore, cette investigation scientifique, expérimentale, ne soulève aucune objection a priori du lecteur bouddhiste. Au contraire, cela s’accorde avec sa manière de penser, anti-phénoménologique, analytique et réductrice.

Il reste, néanmoins, une grande différence entre un savant au sortir de son laboratoire, un philosophe d’une école analytique ou positiviste au sortir de son cours, et un moine bouddhiste au sortir de sa méditation. Les premiers, repris par la vie quotidienne, se laissent réinvestir, presque à leur insu, par le code du langage et de la vie sociale. Ils s’éprouvent de nouveau comme « quelqu’un » dans un environnement de « choses », et en rapport avec d’autres personnes ayant le même statut. Le moine bouddhiste subit, lui aussi, cette influence, mais il doit être sur ses gardes et maintenir, autant que faire se peut, sa présence d’esprit. Il doit se rappeler que lui-même, les autres, et toutes choses, ne sont pas des êtres, mais des produits, moins des choses que des films ou des événements. L’enseignement bouddhique est un flacon d’ammoniaque !

L’opposition est, ici, d’autant plus forte que l’homme occidental a, en général, un sentiment prégnant d’être l’auteur de ses actions, d’en avoir l’initiative : il est kartr. Il est aussi très attaché à lui-même en tant que consommateur et patient (bhoktr). Dans la vie courante, c’est surtout au niveau de ce couple, kart¸-bhoktr, que la croyance au moi, la sat-kayadrsti est concrètement vécue.

Considérons donc, si vous le voulez bien, le phénomène de l’élocution et de l’interlocution. Supposons qu’un moine, au sortir de sa méditation, rencontre un homme qui s’adresse à lui, en colère. Comment devra-t-il réagir ? Par l’analyse évidemment. Il doit se rappeler que le langage est pareil à un écho. « Quand un homme est sur le point de parler, il y a dans sa bouche un vent nommé udana qui retourne jusqu’au nombril ; il frappe le nombril, un écho se produit et, au moment où il sort, il frappe à sept endroits et recule. C’est cela le langage (abhilapa).

Des stances disent :

Le vent nommé Udana
Frappe le nombril et remonte,
Ce vent frappe alors en sept endroits
La nuque, les gencives, les dents, les lèvres
La langue, le gosier et la poitrine.
Alors le langage se produit.
Le sot ne comprend pas cela ;
Hésitant, obstiné, il produit la haine et l’égarement (dvesa-moha).
L’homme doué de sagesse
Ne s’irrite pas, ne s’attache pas,
Et ne commet pas d’erreur :
Il s’en tient uniquement au [Vrai] caractère des dharma.
Avec des courbes et des droites, des fléchissements et des redressements,
[Le son] qui va et qui vient manifeste le langage.
Il n’y a pas là d’agent.
Ce [langage] est une magie.
Qui pourrait savoir
Que ce squelette, ce paquet de nerfs,
Peut produire le langage
Comme un métal en fusion jette de l’eau 7 ?

Conclusion

En conclusion, je voudrais revenir sur la situation originale du bouddhisme par rapport au spiritualisme et au matérialisme. Puisqu’il rejette le spiritualisme, on pourrait s’attendre à ce qu’il professe le matérialisme. Il n’en est rien. Il y a deux raisons à ce paradoxe :

La première, nous la connaissons. L’homme est un complexe psychosomatique, formé par la réunion de cinq groupes d’appropriation. Aucun de ces cinq n’existe séparément des autres. En particulier, de même qu’il n’existe point de conscience pure, de même ce que nous appelons matière ne nous est fourni dans l’expérience qu’à travers les cinq organes sensoriels et moyennant un minimum de conscience ou d’attention. Hors de l’expérience, la matière n’est, comme l’esprit, qu’une hypostase métaphysique.

Mais il y a encore une raison plus subtile qui tient à la méthode de discussion ou d’argumentation. Déjà, le Bouddha avait dit :

Je ne dispute pas avec le monde mais le monde avec moi 8.

D’autre part, quand on lui posait des questions métaphysiques telles que : le monde est-il éternel ou non éternel, fini ou infini ?, le saint existe t-il après la mort ou bien est-il anéanti ?, le Bouddha refusait de répondre 9. Ces questions, qui ne sont pas sans évoquer pour nous les antinomies kantiennes, sont connues dans la tradition bouddhique comme avyakrta-vastuni, c’est-à-dire « dépourvues de sens défini ». En effet, de quoi parle-t-on, où est le référent ? Montrez-moi le monde, montrez-moi le saint après la mort. Il n’est pas exagéré de dire qu’une troisième valeur logique fonctionne ici, à l’état implicite mais avec une vigueur obstinée : le non-sens, l’absurdité, meaninglessness, irrelevancy.

Quelques siècles plus tard, ce problème prend sa forme la plus aiguë dans l’école des bouddhistes les plus radicaux, les madhyamika prasangika. Le Pr B. K. Matilal en a brillamment traité dans son chapitre « Negation and the Madhyamika dialectic » 10. Je résumerai mon point de vue ainsi. Dans le dialogue avec son adversaire, Nagarjuna fait un usage impitoyable du principe de contradiction. Jusque là, il est en accord avec Aristote et le sens commun. Quant à son corollaire habituel, « oude metaxu antiphaseos », the law of excluded middle, il faut distinguer. Il comporte, en effet, deux contraintes. De deux propositions contradictoires, on peut accepter l’une au plus, on doit accepter l’une au moins. Nagarjuna non seulement admet la première contrainte mais il y astreint sans concession son adversaire. En revanche, il ne se sent aucunement concerné par la seconde, car il se pourrait que le problème n’ait aucun sens, et d’ailleurs, comme il le dit lui-même, « je n’ai aucune thèse », nasti ca mama pratijna 11. Autrement dit, Aristote et le sens commun raisonnent par dilemme, les bouddhistes indiens affectionnent le tétralemme (catuskoti), dont la quatrième proposition consiste précisément à évacuer les deux propositions formant le dilemme. Il y a là un moule de pensée que les bouddhistes utilisent tout naturellement pour évacuer simultanément spiritualisme et matérialisme en tant que réponses à un problème mal posé. C’est là un aspect de la madhyama pratipad, du bouddhisme comme « voie du milieu » entre les extrêmes.

Ajoutons que pour Nagarjuna la quatrième proposition du tétralemme représente une position toute provisoire, et pour ainsi dire une concession pédagogique. Quand on a compris qu’un problème est mal posé, on ne pense plus ni au problème ni aux réponses : aryas tusnibhavah. C’est « le noble silence » de l’iconographie bouddhique.

Maintenant, en ce qui concerne plus particulièrement le bouddhisme tibétain, il hérite de la dialectique madhyamika et par suite récuse aussi bien une ontologie spiritualiste qu’une ontologie matérialiste. Mais il hérite aussi d’une psychologie vijnana-vadin qui privilégie, jusqu’à un certain point, le sujet et l’acte de connaissance. De ce fait, il célèbre le « rien-que-pensée » ou « l’esprit sans plus » (citta-matra), sans toutefois l’hypostasier dans une substance et retomber dans une ontologie incompatible avec l’orthodoxie bouddhique.

Dans l’ensemble, le bouddhisme ancien ne valorise pas le rôle du citta ou vijnana, c’est-à-dire de la conscience. On le compare plutôt aux prestiges changeants du magicien, ou au singe qui saute de branche en branche. Toutefois, il existe au moins deux textes du canon pali qui peuvent justifier la tendance de l’école citta-matra à affirmer la prééminence de la pensée, et qui sont sans doute à l’origine de cette tendance.

Le monde est conduit par la pensée, est manœuvré par la pensée. Tout obéit à ce seul dharma, la pensée 12.

Et surtout, le thème de la pensée originellement et naturellement lumineuse :

O moines, lumineuse est cette pensée, mais parfois elle est souillée par des passions secondaires adventices ; parfois elle est libérée des passions secondaires adventices..13

Ces deux idées, prééminence de la pensée, souillure ou purification de l’esprit, se retrouvent dans les deux premières strophes du Dhammapada, comme le rappelle Jacques May 14 et bien sûr dans divers textes du mahayana.

Si l’on admet que la pensée pure (citta-matra) est pure non-existence (abhava-matra), le vijnana-vada ne contredit plus le madhyamaka, et c’est sans doute la synthèse qu’opère le bouddhisme tibétain.

Ou encore, suivons le raisonnement d’Asanga. Ce qui est autre que la pensée n’est pas. Or, l’autre que la pensée c’est le connaissable, littéralement le prenable (grahya). Si donc le connaissable n’est pas, du même coup le connaisseur, le « preneur » (grahaka) n’est rien non plus. Cet idéalisme, conséquent et dialectique, débouche donc dans la vacuité (sunyata). C.Q.F.D.

Guy Bugault est professeur émérite à la Sorbonne, spécialiste du bouddhisme.

Notes://

1 Samyutta-nikaya, PTS, I, p. 135.

2 Digha-nikaya, sutta n° 23.

3 Visuddhi-magga, chap. 18.

4 Samyutta-nikaya, II, p. 112 ; Abhidharma-kosa, VIII, 3c, p. 137-138.

5 Visudhi-magga, chap. 18, p. 595.

6 Jean-Pierre Changeux, L’homme neuronal, Paris, Fayard, 1983. Du même auteur, voir également sa Communication à la Société française de philosophie, Les progrès des sciences du système nerveux concernent-ils les philosophes ? (Bulletin de la Société française de Philosophie, juillet-septembre 1981, Paris, 1. Colin). Parmi les objections qui lui sont alors adressées, lire celle du Pr. et Dr. Canguilhem qui le presse de reconnaître le hiatus entre « un savoir objectif en troisième personne » (p. 104) et l’expérience subjective à la première personne.

7 Traité de la grande vertu de sagesse, t. 1, p. 368-369, traduction E. Lamotte, avec une infime modification.

8 Samyutta-nikaya, III, p. 138.

9 Voir Digha-nikaya, i. p. 187-188 ; Majjhima-nikaya, I. p. 157, 426, 483-488 ; Samyutta-nikaya, III, p. 258, IV, p. 286, 391-392 : Abhidharmakosa, V. p. 43 ; Prasannapada, p. 446, etc.

10 B.K. Matilal, Epistemology, Logic, and Grammar in Indian Philosophical Analysis, chap. 5, p. 146-167 (Mouton 1971).

11 Vigrahavyavartani, $ 29.

12 cittena niyati loko cittena parikissati, cittassa ekadhammussa sabbeva vasam anvagu (Samyutta-nikaya, I. p. 39, 10-11).

13 pabhassaram idam bhikkave cittam tan ca kho agantukehi upakkilesehi upakkilittam…tañ ca kho agantukehi upakkilesehi vippamuttam. (Anguttara-nikaya, I. p. 10, 5-8).

14 J. May, La philosophie bouddhique idéaliste, Etudes Asiatiques, n° XXV, 1971, p. 269.

 

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