Expérience et cognition

Francisco Varela et Evan Thompson

Introduction

Dans son premier ouvrage majeur, The structure of behavior, Merleau-Ponty plaide pour un éclairage mutuel entre une phénoménologie de l’expérience directe, la psychologie, et la neurophysiologie. Manifestement, ce style de travail, axe central de notre présent sujet, ne fut pas poussé plus loin. La tradition scientifique fit évoluer l’environnement occidental vers une dominante positiviste aux Etats-Unis, et c’est de là que la science cognitive moderne, qui nous est aujourd’hui familière, est issue.

Notre présent travail part de l’expérience immédiate pour découvrir que notre cognition naît d’un fondement du monde qui à la fois nous dépasse, et qui n’est autre que notre propre investissement en celui-ci. Détournant notre attention de ce cycle fondamental pour suivre seulement le mouvement de la cognition, nous ne trouvons aucun fondement subjectif : il n’y apparaît nulle entité-ego permanente et durable. Cherchant le fondement objectif dont nous pensons qu’il doit être toujours là, nous découvrons un monde produit dans notre passé en structure dualiste. Finalement, nous voyons que ces formes variées d’absence de fondement sont en réalité « unes » : organisme et milieu ambiant sont imbriqués l’un dans l’autre et séparés l’un de l’autre, dans le cycle fondamental qu’est la vie elle-même.

Nous commençons et terminons notre étude avec la conviction que les nouvelles sciences de l’esprit doivent élargir leur horizon pour embrasser à la fois l’expérience humaine vécue et les possibilités de transformation inhérentes à celle-ci.

Le mouvement de va-et-vient entre les sciences de l’esprit (la science cognitive) et l’expérience humaine est un nouveau débat important, qui demande actuellement à être ouvert et développé.

Quelles sont ces provocations qui défient l’expérience humaine à l’issue de l’étude scientifique de l’esprit ?

L’intérêt existentiel qui anime toute notre discussion vient de la preuve tangible faite par la science cognitive que l’ego, ou sujet connaissant, est fondamentalement divisé, ou non unifié.

Cette réalisation, bien sûr, n’est pas nouvelle dans la culture occidentale. Nombre de philosophes, de psychiatres, de sociologues, depuis Nietzsche, ont défié notre conception reçue de l’ego, ou sujet, comme épicentre de la connaissance, de la cognition, de l’expérience et de l’action.

L’apparition de ce thème dans les sciences, cependant, est un événement assez significatif, car la science fait incontestablement autorité dans notre culture, beaucoup plus que toute autre pratique humaine et toute autre institution. Qui plus est, la science – contrairement aux autres pratiques et institutions – incarne sa compréhension dans les artifices technologiques. Dans le cas de la science cognitive, ces artifices sont des machines à penser et à agir toujours plus sophistiquées, qui transforment la vie quotidienne bien plus que les livres des philosophes, les réflexions des sociologues ou les analyses thérapeutiques des psychiatres.

Dès lors, comment proposons-nous de remédier à cette situation ?

Un nombre considérable de faits regroupés dans de nombreux contextes au travers de l’histoire humaine indiquent à la fois que l’expérience elle-même peut être examinée d’une manière méthodique, et que la dextérité dans un tel examen peut être grandement perfectionnée avec le temps.

Référons-nous à une expérience accumulée dans une tradition qui n’est pas familière à la plupart des Occidentaux, mais que l’occident peut difficilement continuer à ignorer, la tradition bouddhique de la pratique méditative samatha-vipasyana et la découverte philosophique. Bien que nettement moins familière que les autres recherches pragmatiques d’expérience vécue, telles que la psychanalyse, la tradition bouddhique relève particulièrement de nos sujets, car l’idée d’un être connaissant non unifié ou décentralisé (les termes courants sont : sans ego, sans moi) est la pierre d’angle de toute la tradition bouddhique.

Plus encore, ce concept –pourtant assurément utilisé comme outil dans les recherches philosophique et psychologique – est essentiellement animé par un intérêt pragmatique en rapport avec l’importance de l’expérience et de l’existence dans la vie humaine.

Pour ces raisons, nous proposons de construire un pont entre l’esprit scientifique et l’esprit qui expérimente, en formulant un dialogue aller-retour entre les deux traditions : la science cognitive occidentale, et la pratique méditative bouddhique.

Nous insistons sur le fait que le fil conducteur de cette approche est pragmatique. Cette orientation est commune aux deux partenaires : d’une part, la science fonctionne grâce à son lien pragmatique avec le monde phénoménal ; sa validation est en effet issue de la validité de ce lien. D’autre part, la tradition de pratique méditative fonctionne du fait de son lien systématique et méthodique avec l’expérience humaine ; la validité de cette tradition est issue de sa capacité à transformer progressivement notre expérience vécue et notre compréhension personnelle.

Nous avons l’intention d’exprimer un débat actuel, dans lequel nous explorons expérience et esprit dans un vaste horizon qui inclut à la fois l’attention méditative à l’expérience dans la vie quotidienne, et l’attention scientifique à l’esprit naturel.

Ce débat est finalement animé par un intérêt : sans embrasser la puissance et l’importance de l’expérience humaine vécue chaque jour, la puissance et la sophistication de la science cognitive contemporaine engendreraient une culture scientifique divisée, dans laquelle nos conceptions scientifiques de la vie et de l’esprit, d’un côté, et notre quotidienneté, notre vécu, notre compréhension personnelle, de l’autre, seraient incompatibles.

Par conséquent, à nos yeux, les questions en jeu, bien que scientifiques et techniques, ne sont pas séparables des intérêts profondément éthiques qui requièrent une compréhension aussi profonde de la dignité de la vie humaine.

Quelques pas vers la voie du milieu

(Extrait de la conclusion du chapitre sept)

En explorant l’expérience humaine par la pratique de la méditation samatha-vipasyana, nous voyons que notre saisie d’un monde extérieur est l’essence de l’ego et est la source de frustrations continuelles.

Nous pouvons maintenant commencer à apprécier que cette saisie d’un monde intérieur est elle-même une phase d’un schéma plus vaste de saisie, qui inclut notre appréhension d’un fondement extérieur sous forme de l’idée d’un monde prédéterminé indépendant. En d’autres termes, c’est notre saisie d’un fondement, qu’il soit intérieur ou extérieur, qui est la source profonde de frustration et d’anxiété.

Cette réalisation nous oriente vers le cœur de la théorie et de la pratique du madhyamaka, ou « voie du milieu », école de la tradition bouddhique.

Pour l’instant, nous voulons seulement insister sur le fait que si l’on cherche un fondement ultime, qu’il soit à l’intérieur ou à l’extérieur, la motivation de départ et le mode de pensée sont la même chose : la tendance à la fixation.

Dans le madhyamaka, cette tendance habituelle est considérée comme la racine des deux extrêmes d’éternalisme et de nihilisme. Tout d’abord, l’esprit connaissant nous conduit à la recherche d’un fondement absolu : n’importe quoi, intérieur ou extérieur, pourrait, en vertu de son existence propre, être le support ou la base de tout le reste. Alors, face à son incapacité à trouver un tel fondement ultime, l’esprit connaissant recule et s’agrippe à l’absence de fondement, en traitant tout ce qui est autre comme illusion.

Il y a alors deux aspects essentiels dans lesquels l’analyse philosophique du madhyamaka  relève directement de notre assertion.

Tout d’abord, le madhyamaka  reconnaît explicitement que la recherche d’un fondement ultime – ce que nous appellerions aujourd’hui le projet de « fondamentalisme » – n’est pas limitée à la notion du sujet et se base sur ce que nous avons nommé ego ; il inclut aussi notre hypothèse d’un monde prédéterminé ou tout fait. Ce point, compris en Inde il y a des siècles, et élaboré dans les diverses cultures du Tibet, de la Chine, du Japon et d’Asie du sud-est, commence à peine à être apprécié dans les philosophies occidentales depuis une centaine d’années ou à peu près. Qui plus est, la plupart des philosophies occidentales ont étudié cette question du lieu où trouver un fondement ultime, sans remettre en cause leur propre tendance à s’accrocher à un fondement.

Deuxièmement, le madhyamaka  reconnaît explicitement le lien entre éternalisme et nihilisme. Les rapports des ethnologues disent que l’intérêt pour le nihilisme – dans le sens précis que lui a donné Nietzsche– est un phénomène occidental dû, entre autres, à l’effondrement du théisme au dix-neuvième siècle et à l’arrivée du modernisme. Bien que nous ne devions pas trop insister sur l’unicité théorique de notre situation, une appréciation mûre de celle-ci n’est pas favorisée par des rapports partiels qui perpétuent l’ignorance culturelle.

Ces deux aspects dans lesquels le madhyamaka est philosophiquement mûr sont fondés sur sa maturité pragmatique en tant qu’examen direct de l’expérience humaine.

Vue dans le contexte de la méditation de samatha-vipasyana, l’intention du madhyamaka  est de développer une intériorité directe et stable, dans laquelle l’éternalisme et le nihilisme sont des sortes de saisies résultant de notre intention de trouver un ego stable, et limitant ainsi notre monde relatif vécu à l’expérience de la souffrance et de la frustration. En apprenant petit à petit à abandonner ces tendances à la fixation, on peut commencer à estimer que tous les phénomènes sont dépourvus de tout fondement absolu, et qu’une telle absence de fondement (sunyata) est la source même de la production en interdépendance.

Nous pourrions en faire une question phénoménologique en disant que l’absence de fondement est la condition même du monde indépendant et de riche texture de l’expérience humaine. Nous avons exprimé ceci dans notre premier chapitre en disant que l’ensemble de nos activités s’appuie sur une toile de fond qui ne peut jamais être liée à aucun sentiment de solidité ultime ou de limite. L’absence de fondement, alors, doit être trouvée non pas dans quelque chose d’éloigné, une analyse philosophique, difficile à comprendre, mais plutôt dans l’expérience quotidienne. De plus, l’absence de fondement est révélée dans la cognition comme sens commun, c’est-à-dire par notre cheminement au travers d’un monde qui n’est pas fixé et préétabli, mais qui est sans cesse formé par les actions mêmes dans lesquelles nous nous engageons.

La science cognitive a résisté à ce point de vue, préférant voir toutes les formes d’expériences comme, au mieux, « psychologie folklorique » c’est-à-dire une forme rudimentaire d’explication qui peut être maîtrisée par les théories représentationnistes de l’esprit. Ainsi, la tendance habituelle est de continuer à traiter la cognition comme une solution, dans un champ de travail préétabli.

La plus grande aptitude de la cognition, dans tous les cas, consiste à être capable de poser, dans des contraintes larges, les questions pertinentes qui doivent être posées à chaque moment.

Ces questions et ces intérêts ne sont pas prédéterminés, mais ils sont ordonnés et mis en avant depuis une toile de fond d’action, où tout ce qui est considéré comme pertinent est contextuellement déterminé par notre sens commun.

Les chapitres suivants exposent comment un groupe, petit mais diversifié, de chercheurs en science cognitive a commencé à défier l’importance de la notion de représentation. Puis ces développements sont situés dans le plus vaste contexte de la théorie de l’évolution. Le dernier chapitre montre comment cette attitude très récente dans la science cognitive coïncide avec les développements du madhyamaka  inspirés par la pratique de Ÿamatha-vipaŸyan›.

Conclusions

(Extraits de la conclusion de l’ouvrage)

Puisque les sciences cognitives du vingtième siècle sapent de manière répétée notre conviction d’un fondement absolu, ne continuons pas à en rechercher un. Nous avons essayé d’exposer une voie, à la fois dans la science cognitive et dans l’expérience humaine, qui conduirait à sortir de ce dilemme. Exposer un tel chemin est essentiel, quand on se souvient que la recherche d’un fondement n’a pas été une simple tentative philosophique ; elle a aussi été éthique, religieuse et politique. La fixation peut être exprimée non seulement individuellement comme la fixation sur l’ego personnel, mais aussi collectivement comme la fixation sur l’identité propre d’une race, d’une tribu, ainsi que la saisie d’une contrée comme le territoire qui sépare un groupe de gens d’un autre ou qu’un groupe s’approprierait. Croire non seulement qu’il y a un fondement mais qu’on peut se l’approprier, fait percevoir l’autre d’une façon exclusive et purement négative. La réalisation de l’absence de fondement, en tant que réponse non égocentrique, cependant, requiert que nous connaissions l’autre avec lequel nous sommes nés inter-dépendamment. Si notre rôle dans les années qui viennent, comme nous le pensons, est de construire un monde planétaire et d’y demeurer, nous devons alors apprendre à déraciner et à libérer la tendance à la fixation, particulièrement dans ses manifestations collectives. Quand nous élargissons notre horizon pour y inclure les approches progressives vers l’expérience, spécialement celles qui ont pour objectif la fuite devant le monde, ou la découverte de quelque vrai ego caché, mais par la libération dans le monde de tous les jours des rouages de l’esprit saisisseur avec ses désirs d’un fondement absolu, nous acquérons une sorte de vision du monde qui pourrait être mise en avant en apprenant à manifester l’absence de fondement, comme la compassion, dans une culture scientifique.

Puisque nous avons été très touchés par la tradition bouddhique et son approche de l’expérience au travers de la méditation de samatha-vipasyana, nous sommes naturellement conduit à nous relier à cette tradition quant à la tâche de construction scientifique et planétaire. Chaque fois que le bouddhisme a changé de culture – d’Inde en Chine, au Tibet, Japon et Sud-est asiatique – il a adopté beaucoup des formes et des outils de sa nouvelle demeure. D’un point de vue historique mondial, la rencontre du bouddhisme avec la science peut conduire à l’une des transformations les plus frappantes dans l’histoire de l’adaptation du bouddhisme à des formes culturelles nouvelles. D’autre part, le voyage du bouddhisme vers l’ouest procure certaines des ressources qui nous sont nécessaires pour persévérer, en accord avec notre propre culture, dans les premiers pas scientifiques faits dans le sens de l’absence de besoin et de désir de fondement ; nous pouvons ainsi assumer les tâches à venir de construction et de demeure dans des mondes sans fondement.

Ce texte est composé d’extraits du livre de Francisco Varéla et Evan Thompson : The embodied mind : cognitive science and human experience, (Mit press, Cambridge 1991). Cet extrait avait été traduit par la revue Dharma ; une traduction française de l’ensemble du livre est en préparation aux éditions du Seuil, sous le titre Expérience et cognition.

Francisco Varéla, directeur de recherches au C.N.R.S., membre de l’institut des neurosciences, est professeur de science cognitive et d’épistémologie à l’école polytechnique de Paris. Il a publié de nombreux articles scientifiques et est l’auteur (en français) de Autonomie et connaissance et Connaître (éditions du Seuil, 1989).

Evan Thompson est membre du département de philosophie de l’Université de Toronto, diplômé en études asiatiques du Collège d’Amherst, ainsi qu’en philosophie à l’Université de Toronto.

 

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