L’environnement et la santé mentale

Le Vidyadhara, le Vénérable Chögyam Trungpa Rinpotché

L’interaction entre le bouddhisme et la psychologie occidentale

La psychologie occidentale et la tradition bouddhique ont vécu en commun une intéressante histoire. Dans un premier temps, les psychologues occidentaux qui ont étudié la philosophie bouddhique y ont vu une « pensée de second ordre », ou d’un intérêt secondaire. Mais au début de ce siècle, comme le zen et le bouddhisme théravada commençaient à être plus largement pratiqués et non plus seulement étudiés, les psychologues se mirent à s’intéresser à ces disciplines et à d’autres aspects encore du bouddhisme, à la tradition tibétaine du vajrayana en particulier. En fait, nous pourrions dire que l’intérêt et les efforts des psychologues occidentaux ont créé une écoute favorable, rendant possible la compréhension authentique et complète du bouddhisme que nous nous efforçons d’exposer aujourd’hui sur ce continent. En particulier, l’interaction entre le bouddhisme et la psychologie occidentale a préparé un terrain fertile à l’établissement du bouddhisme en Occident.

Les carences de l’éducation occidentale qui conduisent vers l’aversion et l’agression

Dans cet article, je voudrais expliciter plus précisément la psychologie et la pratique bouddhiques, mais aussi mentionner brièvement certaines différences et similitudes entre les disciplines psychologiques occidentales et l’approche bouddhique du travail relationnel. Les deux traditions – celles de la psychologie occidentale et du bouddhisme – mettent principalement l’accent sur l’importance déterminante de l’éducation et de l’environnement dans le développement psychologique de l’individu.

Du point de vue bouddhique, nous pourrions dire sans grand risque d’erreur que les problèmes psychologiques fondamentaux des gens proviennent de carences subies au cours de leurs premières années, ou au fait que l’environnement ne leur convenait pas. Toute une série de problèmes psychologiques, issus des lacunes pédagogiques des parents ou des enseignants en milieu scolaire, trouvent là leur origine. Dans la plupart des cas, parents et enseignants sont remplis de bonnes intentions, mais l’environnement qu’ils créent pour les enfants est souvent inapproprié, que ce soit par manque d’argent ou d’habileté dans la prise en charge des situations. D’une façon ou d’une autre, le milieu ambiant se révèle quelque peu déficient. Cela ne veut pas dire que parents ou enseignants, ou oncles et tantes, devraient être riches. Mais ils doivent être assez habiles pour offrir une certaine hospitalité psychologique lors des premiers stades de l’éducation de l’enfant. L’entourage de celui-ci devrait être fondamentalement accueillant, avoir un sentiment de santé de base. Il devrait être empreint de bonté. Dans l’ensemble, le mensonge devrait en être exclu, tout comme certaines logiques tortueuses permettant d’affirmer que les choses sont autres que ce qu’elles sont. Si on laisse s’installer de telles distorsions, les enfants – qui, en fait, sont extrêmement intelligents – commencent à deviner la tromperie ambiante et la maladresse qui envahit leur éducation. Mais même s’ils peuvent se rendre compte de ce qui arrive, ils n’en deviennent pas moins les victimes et en seront affectés dans leur vie adulte ultérieure. Des complexes d’infériorité ou certains types de schizophrénie pourront en résulter. Mais le pire de tout est une attitude de fond haineuse, ou de ressentiment à l’égard du monde car, devenus adultes, les enfants éduqués dans une telle atmosphère dirigeront à leur tour leur animosité contre leurs propres enfants.

Du point de vue bouddhique, l’agression ou l’aversion dans l’environnement, à quelque niveau que ce soit, constituent le fondement de la maladie mentale.

L’agression ou l’aversion facteur de « la maladie mentale »

D’ordinaire, la maladie mentale ne vient pas de la passion ; elle vient plus couramment de l’agression, du ressentiment et de l’aversion. Par « maladie mentale », nous entendons ici le fait de faire du mal aux autres, ou de s’en faire à soi-même, de telle sorte que disparaisse toute douceur ou disposition altruiste. Il y a donc une relation intime entre l’agression et la maladie mentale.

L’origine de l’agression

Le but de l’agression est de nous garder nous-même intact. Nous nous refusons à tout échange avec les autres. En fait, si quelqu’un entre en contact avec nous, nous voulons l’attaquer. C’est très simple comme principe. Nous refusons toute participation à l’activité du monde, et c’est bien là l’origine de l’agression. Ainsi, le trouble mental issu de l’agression vient de ce que nous ne voulons pas entrer en relation avec le monde parce qu’il nous a malmené, particulièrement dans nos jeunes années.

La surprotection : un autre déséquilibre

Dans d’autres cas, une trop large hospitalité peut aussi être une forme d’agression car elle rend claustrophobe. La prévenance devient alors étouffante, par exemple lorsque les parents veulent imposer trop de protection à leurs enfants. Dans ce cas, la situation est encore déséquilibrée, et l’on constate toujours un manque de réceptivité de l’environnement.

Être réceptif à son environnement, source d’équilibre

L’environnement est donc extrêmement important, non seulement quant à la manière dont nous traitons nos enfants, mais aussi dont nous nous traitons nous-même. En font partie aussi bien les êtres vivants que les choses inanimées : notre condition physique d’être humain vivant, autant que les gens autour de nous, nos parents, enseignants, étudiants, domestiques, gouvernantes ou tous les autres. L’environnement inclut également notre relation avec nos collaborateurs, notre chauffeur, notre servante, avec toute personne de rencontre. Or, pour être sain et offrir aux autres le fondement de la santé mentale, on a besoin d’être réceptif à son environnement. Si nous créons un environnement agressif et déséquilibré, il engendrera le sentiment d’une séparation d’avec les autres, séparation par rapport à notre monde. Nous aurons alors tendance à toujours rejeter la faute sur les autres, ce qui, du même coup, entraînera aussi la critique des autres à notre égard.

L’ego renforcé par les théories psychologiques occidentales relatives au « moi »

L’éducation occidentale nous a enseigné à nous considérer comme des hommes et des femmes libres ; et la déformation d’une telle conception nous conduit parfois à penser que nous avons parfaitement le droit de faire tout ce que nous voulons. Si quelque chose va mal, nous pensons que nous pouvons le mettre sur le dos de quelqu’un d’autre, plutôt que de nous critiquer nous-même. De même, les théories psychologiques occidentales relatives au « moi » ont parfois été utilisées par les psychologues afin d’inciter les patients et étudiants à renforcer leur ego de telle sorte qu’ils puissent critiquer autrui lorsque les choses ne vont pas dans le sens où ils le voudraient. Ce n’est pas du tout être réceptif au milieu ambiant.

Trouver un bouc émissaire

La tradition occidentale nous a inculqué un sens aigu de la dignité de la personne et de la confiance en soi. La déformation d’une telle attitude est de penser que si quelque chose va mal nous pouvons toujours trouver un bouc émissaire quelque part, en dehors de nous. Nous disons alors « Ça a mal tourné ; ce doit être la faute de quelqu’un ». Devenu constant, un tel raisonnement suscite toutes sortes de revendications pour des droits, de manifestations violentes, de plaintes qui ont toujours pour fondement la critique d’autrui. Mais nous ne nous en prenons jamais au « moi ».

Le résultat extrême d’une telle façon d’aborder les choses est la volonté de gouverner le monde nous affirmons ainsi un ego personnel immense. A l’extrême, nous pourrions devenir un Hitler ou un Mussolini, ces individus représentant l’ego d’une nation entière, qui dit : « Ce n’est pas notre faute. C’est la fierté de notre nation. Nous avons notre fierté, notre gloire et notre dignité. C’est nous qui avons raison ». Il s’agit d’un monde égotique gigantesque, fondé sur une séparation radicale d’avec notre environnement. C’est certes un exemple extrême, mais la déformation de la dignité humaine en égocentrisme peut aboutir à de tels résultats.

La douceur naturelle et l’amitié envers soi-même

Pour nous, la question est de savoir comment travailler, en tant que psychologues, avec des gens éduqués jusqu’à un certain point selon cette mentalité, des gens qui en sont venus à éprouver à l’égard du monde une méfiance et un ressentiment profonds. Comment pouvons-nous les aider à se débarrasser de leur agressivité, qui est d’ailleurs autant auto-agression qu’animosité envers le monde ?

Le facteur décisif permettant de surmonter l’agression est le développement d’une confiance naturelle en soi et en son environnement, son monde. Dans le bouddhisme, cette confiance en soi est nommée « maitri ». La « maitri » est la douceur naturelle et l’amitié envers soi-même, impliquant au plus haut point douceur et absence d’agression dans la relation avec le monde. Nous pouvons réellement cultiver maitri en nous-même et chez les autres ; nous pouvons entretenir amabilité et douceur. Lorsque nous témoignons de la bienveillance envers les autres, ils commencent en retour à découvrir une douceur naturelle en eux-mêmes.

Ainsi, la façon dont le bouddhisme envisage le travail relationnel – spécialement avec les personnes qui ont été élevées dans un environnement défavorable – consiste à leur offrir un environnement doux et réceptif, adapté à la thérapie et à l’enseignement.

Des modèles positifs de comportement

Sans ignorer la responsabilité de l’éducation passée dans les problèmes des gens, les enseignements bouddhiques proposent le moyen de les dénouer en cultivant sur place cette « maitri » de la personne en question ; et cela en travaillant avec son environnement immédiat plutôt qu’en fouillant dans son passé. Le bouddhisme n’emploie pas l’approche analytique occidentale consistant à remonter dans le passé jusqu’aux racines de la névrose du patient ou de la patiente, il n’utilise pas non plus les groupes de rencontre ni la thérapie primale. La psychologie bouddhique conduit à adopter des modèles positifs de comportement, plutôt que d’essayer d’analyser les problèmes du sujet. On peut dire que tout maître ou enseignant bouddhiste compétent – y compris le Seigneur Bouddha lui-même – joue dans le meilleur sens du terme un rôle de psychologue.

Être attentif à nos actions et comportement

Toutefois, au lieu d’analyser les problèmes de quelqu’un en référence à sa propre problématique, un enseignant bouddhiste aurait plutôt tendance à améliorer la façon de se tenir à table de ses étudiants. L’approche psychologique bouddhique envisage en effet l’état d’esprit d’un individu en termes de son comportement personnel et, plus largement, de son rapport à l’environnement. Aussi, de mauvaises manières à table reflètent-elles en général un manque global d’attention à l’environnement qui, dans l’ensemble, peut être corrigé directement, soit par la pratique de la méditation assise, soit en enseignant à l’étudiant à devenir attentif à ce qu’il fait.

Acquérir la santé dans l’échange avec l’environnement

Une telle approche ressemble à celle de la tradition monastique du bouddhisme primitif. Au moment de prendre l’ordination, les moines et les nonnes étaient supposés n’avoir plus en leur possession que treize objets personnels qu’ils étaient censés conserver propres et en bon état. Ces treize biens propres constituaient tout leur avoir et ils étaient tenus de n’en prendre ni endommager aucun. L’intérêt de ces règles était de leur enseigner comment acquérir la santé dans l’échange avec l’environnement, dont découle naturellement la relation entretenue avec leur propre état d’esprit.

On raconte une histoire à propos d’Ananda., le serviteur personnel du Bouddha, qui souhaitait s’engager dans une longue période de jeûne. Peu à peu, il devint faible et fragile, et ne put plus s’asseoir et méditer, si bien que le Bouddha lui dit finalement :

« Ananda, sans nourriture il n’y a pas de corps. Sans corps, il n’y a pas de dharma. Sans dharma, il n’y a pas d’illumination. Reviens donc, et mange ».

Telle est en effet la logique fondamentale des enseignements et de la psychologie bouddhiques.

Nous pouvons véritablement cultiver la droiture et la santé sur-le-champ, en aménageant notre vie convenablement et en nous entraînant de ce fait à la « maitri », sans besoin de recourir à des mesures extrêmes.

Nous sommes capables d’être ouverts aux situations

Un des problèmes fondamentaux semble lié à l’impression qu’ont les gens d’être incapables de se montrer doux et ouverts à l’égard du monde, de l’environnement.

A l’institut Naropa, les cours enseignés à la faculté de psychologie se fondent sur la confiance que nous pouvons avoir en notre bonté fondamentale. Les êtres humains sont capables de manifester la « maitri », ils sont capables de s’ouvrir. La bonté fondamentale est la possibilité qu’a tout être humain de manifester la douceur et la bienveillance intérieures. La bonté fondamentale n’est pas nécessairement de la bonté massive, mais seulement de la bonté « essentielle », inconditionnelle. Ceux qui peuvent en faire l’expérience personnelle s’aperçoivent alors qu’ils n’éprouvent en fait aucun dissentiment ou ressentiment essentiels. Nous pouvons réellement être ouverts aux situations ; nous sommes capables d’établir un tel rapport avec notre environnement. A partir de là, l’état névrotique du monde peut être amélioré : dans la mesure où nous-même ne propageons pas l’agression dans le monde extérieur, le monde ne nous renvoie pas de l’agression en retour.

Nous aimer pour aimer les autres

En tant que psychologues, nous avons d’abord à réaliser cela pour notre propre compte, et nous pourrons ensuite travailler de la sorte avec les autres. Nous pourrons alors offrir aux individus perturbés un environnement doux, non agressif, chaleureux. Toute la question est de sentir un lien fondamental par rapport aux autres.

Pour commencer, nous devons être disposés à les aimer, ce qui signifie que nous avons aussi à nous aimer nous-même. C’est cela la maitri : nous ne considérons pas la psychologie comme un sale boulot. Nous ne disons pas : « Il me faut aller bosser, faire mon boulot et suer sang et eau ». Au contraire, nous faisons notre travail avec les gens comme si nous étions en train de nous faire à manger ; comme si nous pelions des pommes de terre, cuisinions des légumes ou du riz, hachions la viande. Lorsqu’on prépare un bon repas, on ne considère pas cette activité comme un sale boulot. Aborder son gagne-pain comme s’il s’agissait simplement d’un boulot est un problème particulier à la culture américaine, où les gens considèrent leur travail et leur vie familiale, domestique, comme des activités très distinctes.

Mais si nous aimons les gens, alors nous aimons aussi travailler avec eux. Et si nous les aimons, nous pouvons les aider à s’apprécier eux-mêmes. Nous trouvons qu’ils nous manquent, et nous avons vraiment le désir d’être avec eux. Même s’ils sont très exigeants, nous ne nous lassons pas du tout d’eux. Aimer les autres est également fondé sur la maitri : parce que nous nous aimons nous-même, nous aimons de ce fait les autres, et nous avons envie de nous ouvrir et de les accueillir, ce qui apporte à notre organisme une considérable bouffée d’air frais.

Aussi est-il important de développer de l’amitié envers soi-même, de la maitri, puisqu’alors on aime les autres et l’on peut ainsi aller de l’avant.

Accepter l’autre tel qu’il est

Il n’y a là aucune astuce. Nous n’essayons pas de persuader les gens de faire quoi que ce soit, ni non plus de les en dissuader. Nous ne les incitons pas à renoncer à leur insanité, ni ne les amenons à adopter la santé mentale. Dans une situation thérapeutique, il y a problème si le thérapeute pense qu’il détient la vérité et qu’il va la dire au patient qui, lui, ne la connaît pas. D’un autre côté, nous craignons de devoir dire à quelqu’un « Je pense que vous devriez arrêter votre cirque ! ». Il nous semble nécessaire d’avoir une réponse à tout, mais en même temps nous redoutons de dire la simple vérité, et nous tentons n’importe quoi pour n’avoir pas à la dire.

Une honnêteté fondamentale

L’essentiel est donc d’apprendre à dire la vérité à nos patients. Ils réagiront alors à ce que nous leur dirons, car la franchise est plus puissante que les détours logiques empruntés pour conforter leur névrose. La vérité, ça « marche » toujours. Il est indispensable d’avoir toujours une honnêteté fondamentale, source de toute confiance. Quand quelqu’un se rend compte que vous dites la vérité, il s’aperçoit également que l’on est en train de dire quelque chose de valable et digne de confiance. C’est toujours payant. Il n’y a donc pas de « trucs » particuliers pour ramener les gens à leur insu à la santé mentale tout en ne leur disant pas la vérité. Je ne pense pas le moins du monde qu’une telle chose soit possible. Du moins ne l’ai-je pas rencontrée dans les relations établies avec mes propres étudiants. Parfois, entendre la vérité leur est très pénible, mais ils commencent à s’apercevoir que c’est la vérité et ils l’apprécient, tôt ou tard.

Il est également important de se rendre compte qu’il n’y a aucune autorité à exercer sur les autres. Vous voyez, c’est exactement ce qui se passe dans une situation où règne la vérité : on n’a pas toutes les réponses et on n’exerce pas de contrôle sur les gens. Au contraire, on essaie de dire la vérité, au début, au milieu et à la fin. On peut espérer obtenir des résultats, réaliser des progrès par sa franchise ; mais il est surtout important d’établir une relation ouverte, sans expectatives. Pour commencer, on peut dire des choses du genre « Comment allez-vous ? Qui êtes-vous ? Comment vous comportez-vous ? » C’est cela qui est important, plutôt que ce qui va résulter de ce qui est entrepris.

Il n’y a là aucun jeu de mots, d’aucune sorte : seulement être honnête et franc, et le faire bien. D’une certaine manière, les gens perturbés sont les plus intelligents. Ils savent de quoi il retourne, dès l’instant qu’on ouvre la bouche. Ils se font immédiatement une idée de nous, ils nous connaissent et sont en général extrêmement perspicaces et profonds. Aussi devons-nous également nous fier également à leur intelligence.

Qui est fou ?

Nous ne pouvons nous contenter de penser de quelqu’un qu’il est fou, sans plus, et que nous avons de ce fait à le restructurer pour en faire une personne acceptable en société. L’approche éveillée consiste à œuvrer avec les patients, à les canaliser « tels qu’ils sont », en respectant leur capacité de manifester de la précision. Quelquefois, les gens qui ont des problèmes psychologiques renoncent à la logique conventionnelle et s’en remettent à leur propre logique névrotique. Il y a pourtant encore de la vérité en eux. Ils sont très perspicaces, c’en est parfois tout à fait stupéfiant : on se demande qui est sain d’esprit, qui ne l’est pas. On doit faire confiance, être disposé à lâcher prise et prendre des risques.

D’où vient l’énergie de la névrose ?

Si nous refusons de nous ouvrir pleinement nous-même en nous occupant de la névrose du monde, nous finissons par mettre au point un système pour ranger les gens dans des casiers. C’est très dangereux pour un psychologue ou pour quiconque travaille sur des situations psychologiques : « Si les patients s’agitent, cela veut dire telle chose. S’ils bégaient, telle autre ». Le fait de classer par catégories les types de comportements des gens ne leur est pas bénéfique. Au contraire, nous devons chercher leur santé fondamentale, nous devons plutôt être attentifs à leur bonté essentielle. Nous devons nous demander où elle se trouve, et nous interroger sur l’origine de la santé du patient. Peu importe qu’il soit agité, qu’il soit fou : d’où provient cette énergie ? Même s’il se montre paranoïaque et critique, on doit se demander d’où vient une telle perspicacité ? Tous ces gens peuvent être extrêmement névrosés et destructeurs, mais où leur énergie prend elle sa source ? Si nous sommes capables d’envisager les gens ainsi, du point de vue de la liberté fondamentale, nous serons alors en mesure de faire quelque chose pour les aider.

La méditation : Chevaucher l’énergie de l’esprit

Un moyen de travailler sur la santé fondamentale, employé dans la tradition bouddhique, est de donner aux gens l’instruction de méditation. Ce peut être une très bonne technique pour aider ceux qui ont des problèmes psychologiques, mais tout dépend de la gravité de leur perturbation et de leur ouverture à la méditation. Grâce à la méditation, en effet, on essaie d’aider les gens à chevaucher l’énergie de leur esprit, ce qui est très, très efficace. Si l’on parvient à leur apprendre comment méditer correctement, ce peut être remarquable. Cependant, sans entraînement approprié, introduire la technique de méditation peut poser des problèmes. Aussi devons-nous nous garder de jouer les gourous auprès de nos patients. Toutefois, je pense que l’introduction de la pratique de la méditation assise est dans de nombreux cas une excellente idée.

Participer à son environnement

L’intérêt d’initier quelqu’un à la méditation assise tient à ce qu’il existe toujours un lien, fût-il minime, avec la bonté fondamentale, que la personne peut réactiver simplement par les perceptions sensorielles, en dehors même de la pratique de la méditation. Si nos patients sont des artisans, des musiciens, des gastronomes, ou même s’ils aiment tout simplement manger ou s’acheter des vêtements, nous avons un élément de travail. Aussi longtemps qu’existe un rapport établi au moyen d’une perception sensorielle, d’un contact quel qu’il soit, la personne participe à son monde, à son environnement.

Telle est l’approche fondamentale dont nous parlions plus haut : cultiver l’attention du monde ambiant et procurer aux gens un environnement sain dans lequel ils puissent apprendre à s’apprécier eux-mêmes. Tout le monde entretient une certaine relation avec son milieu environnant, et toute relation ainsi nouée doit être entretenue et davantage éveillée.

Tenir compte de la relation de l’individu avec le monde réel

Au premier stade d’une thérapie, nous ne pouvons nous contenter de travailler sur les émotions ; nous devons prendre en compte la relation de l’individu avec le monde réel, avec l’environnement. A propos de la relation conjugale, par exemple, on peut chercher à savoir comment une femme entre en contact avec son mari, ou un mari avec sa femme, comment ils s’embrassent, s’étreignent, plutôt que de se demander comment nous, thérapeutes, pouvons transformer ou résoudre leurs problèmes relationnels. Contentons-nous de travailler au niveau concret. Nous pouvons même aller jusqu’à nous entretenir avec cette femme de la façon dont, au lit, elle se saisit de la chemise de son mari, comment elle la hume, comment elle la touche. Tout ce que vous voulez, pourvu que ce soit concret.

Un climat de bienveillance chaleureuse

La question de la santé fondamentale concerne chaque personne, quel que soit son degré apparent de perturbation ; et il n’est pas vrai que nous ne puissions rien faire si quelqu’un nous semble s’être aventuré trop loin dans sa névrose. Nous avons le pouvoir d’aider les gens, même ceux qui sont allés très loin hors des voies normales de communication. L’essentiel est de susciter une certaine douceur, une certaine bienveillance, une forme de bonté fondamentale, un sentiment d’intimité. Lorsque nous créons un environnement thérapeutique, il doit être sain. Il se pourrait qu’un patient très perturbé ou très replié sur lui-même ne réponde pas tout de suite, que cela prenne un temps assez long. Mais si l’on parvient à faire ressentir et partager un climat de bienveillance chaleureuse, une fissure peut se produire dans l’acier trempé de la névrose et il devient dès lors possible de travailler sur elle. Cela peut être ardu, mais c’est possible, incontestablement.

Revenons sur terre

Un point crucial est, évidemment, de ne pas cautionner la folie des gens, bien que nous puissions par ailleurs les apprécier. Nous ne pouvons approuver quelque sorte de folie que ce soit, si légère soit-elle, et même pas la nôtre. Nous n’avons pas à faire montre d’une poigne de fer, mais, comme nous l’avons dit, nous pouvons travailler avec tout rapport que quelqu’un puisse avoir, avec chaque petite chose simple. Il s’agit de travailler avec le point le plus épineux de la situation en nous montrant pratiques et réalistes. Travailler sur l’environnement veut dire principalement ramener les gens sur terre. Celui qui perd soudain toute pesanteur et se met à s’envoler vers la lune veut revenir sur terre et doit probablement désirer retrouver la santé. C’est là que nous pouvons lui enseigner quelque chose, et il nous sera infiniment reconnaissant de lui avoir permis de se sentir à nouveau les pieds sur terre. Nous devons employer cette logique dans chaque situation. La terre est bonne. La situation de celui qui est en train de danser dans le ciel et de se gorger d’air est pire que s’il était assis sur terre en train de manger de la boue, car c’est là un état plus riche de possibilités. C’est aussi simple que ça ! Mais en même temps, nous avons également, en tant que thérapeutes, à trouver notre propre assise. Autrement, nous devenons plus patients que thérapeute, ce qui ajoute à la confusion. Revenons donc sur terre : nous pourrons alors travailler avec les autres.

Ce texte est adapté d’une causerie donnée au colloque de psychologie, à l’institut Naropa, à Boulder (Colorado), au cours de l’été 1979.

© Chögyam Trungpa Rinpotché. Texte paru in : Naropa intitute journal of psychology, vol2 (1983). Traduction de l’anglais par l’Institut Karma-Ling, révisée par M. Richard Gravel, des Traductions Nalanda.

Chögyam Trungpa Rinpotché, onzième Trungpa Trulkou, pratiqua et médita les enseignements des lignées kagyu et nyingma du bouddhisme tibétain. Né dans le Tibet central, il quitta son pays en 1959, et mena à Oxford quatre années d’études de psychologie et de religion comparée.

Il est le fondateur du premier centre bouddhique tibétain kagyu en Europe : Samyé-Ling. En 1970, il s’établit aux Etats-Unis, fonda plusieurs communautés contemplatives, une communauté thérapeutique expérimentale, et l’institut Naropa, établissement académique pour l’étude des disciplines intellectuelles bouddhiques et occidentales.

 

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