Grandeur du mantra

Grandeur du mantra

Sa Sainteté le XIVème Dalaï-Lama

La différence entre le yana (traduit dans ce cas par « véhicule ») des perfections et celui des mantra renvoie à l’une des deux significations du terme yana : les moyens de progression, ou le fruit vers lequel on progresse. Il n’y a pas de différence quant à leur fruit : la bouddhéité. Par conséquent, la différence réside dans le sens du mot yana en tant que moyens par lesquels on progresse vers ce fruit.

Le grand véhicule (mahayana) est supérieur au petit véhicule (hinayana) sur le plan de ses méthodes ; l’aspiration altruiste au suprême éveil pour le bien de tous les êtres, et la division du grand véhicule en un véhicule des perfections et un véhicule des mantra est également faite en fonction de leur méthodes. Généralement, les cheminements inhérents à la mise en œuvre des méthodes permettent d’actualiser un corps formel des bouddhas ; tandis que ceux proposés par la connaissance transcendante permettent de parachever un corps de vérité des bouddhas.

Pour réaliser un corps de vérité, le chemin pratiqué doit comporter un aspect formel similaire à celui du corps de vérité ; et le véhicule des perfections ainsi que celui des mantra ont tous deux une voie de connaissance transcendante, dans laquelle est cultivée une similitude avec le corps de vérité d’un bouddha : la reconnaissance de la vacuité dans une compréhension équanime, semblable à l’espace.

Pour réaliser un corps formel, la voie pratiquée doit être semblable en aspect au corps formel d’un bouddha. Seule la voie des mantra possède les méthodes adéquates à la réalisation de cette particularité, en empruntant des chemins qui sont semblables en leurs aspects au corps formel des bouddhas.

La présence de méditations qui utilisent une similitude avec un corps formel fait la grandeur de cette méthode, et rien de tel n’est avancé dans les sutras.

Pour dissiper les perturbations mentales, il est nécessaire de méditer sur la vacuité ; mais ce n’est pas une méthode de réalisation complète de la bouddhéité car elle élimine seulement la conception de l’existence inhérente, avec toutes les afflictions qui lui sont afférentes ; d’autres pratiques sont nécessaires pour atteindre la perfection physique d’un bouddha. La méthode complète capable de conférer rapidement la bouddhéité est la pratique (d’un chemin) du yoga de la divinité, dans lequel la fierté d’être la divinité en son état réalisé est établie.

Ce que l’on cherche à obtenir est l’état d’un bouddha, doté des marques majeures et des marques mineures. Pour cela, on doit s’habituer à emprunter la voie d’un corps divin, dont l’aspect est semblable à celui du corps d’un bouddha. Ainsi, la pratique d’un corps divin n’est-elle pas seulement utilisée pour les réalisations d’accomplissements ordinaires, mais elle est essentielle pour réaliser la prouesse extraordinaire qu’est le corps formel d’un bouddha.

Selon le véhicule des perfections, pour que la connaissance transcendante de la vacuité serve d’antidote à tout ce qui fait obstacle à l’omniscience, elle doit être associée au développement de l’esprit d’éveil (bodhicitta) et à la pratique des perfections. Les méthodes vastes telles que le don, l’éthique et la patience aident l’infinitude des êtres, et leur tendance résultante est la réalisation de corps formels qui accomplissent des activités altruistes illimitées. La connaissance transcendante qui pénètre la profondeur de l’ainsité des phénomènes est un moyen d’actualiser la connaissance transcendante non conceptuelle d’un bouddha. Ainsi, l’empreinte résultante spécifique du développement de la connaissance primordiale est l’obtention du corps de vérité, ainsi que l’abandon de toute impureté.

Ni le corps de vérité ni le corps formel ne sont obtenus isolément, car ils dépendent tous deux de l’association des développements de bien faits et de connaissance primordiale qui en sont les causes. Les deux développements agissent comme cause coopérante et cause spécifique du corps de vérité et des corps formels. Par exemple, une conscience visuelle naît en relation à trois causes : un objet, un organe visuel, et un moment antérieur de conscience. L’aptitude d’une conscience visuelle à appréhender couleur et forme plutôt que son est l’empreinte de l’organe visuel ; son existence en tant qu’entité consciente est l’empreinte déposée par un instant de conscience immédiatement antérieur, son existence développée dans l’image d’un objet particulier en est l’image objective. Exactement comme chacune des trois causes est dite avoir sa propre imprégnation dans le développement de la conscience de l’œil, la tendance latente en la connaissance est le corps de vérité, et la tendance latente en les méthodes est un corps formel.

Comme le véhicule des perfections met en avant une méthode de réalisation du corps de connaissance transcendante non conceptuel d’un bouddha et des corps formels accomplissant une maturation sans limite de l’esprit des autres êtres, il est dit avoir des méthodes insurpassables. Cependant, sur le chemin du véhicule des perfections, seules les six perfections sont exposées en tant que causes de l’éveil suprême. Elles ne sont pas suffisantes car en cultivant des facteurs positifs tels que la générosité, l’éthique, la patience, etc., dont les aspects sont différents des fruits (les corps formels), on ne peut réaliser l’éveil d’un bouddha. Ce serait tenter d’obtenir un résultat qui, dans son aspect, serait différent des facteurs déterminants. La réalisation en une entité indissociable – la bouddhéité – de la nature profonde, corps de vérité, et immense, corps formel doté des marques majeures et des signes mineurs, est issue de causes de mêmes natures. Exactement comme l’on médite sur le sens de l’absence d’ego dont l’aspect est semblable au corps de vérité, on devrait de même cultiver les voies de l’immensité, dont les aspects sont semblables aux corps formels.

Dans le véhicule des mantra, le terme « immensité » renvoie à l’apparence d’un corps divin. Il y a une « immensité » au cours du cheminement – pratique de l’apparence vivante d’un corps divin, associée à la fierté divine, et aussi une « immensité » au moment de la réalisation de l’accomplissement – une immensité ultime qui réalise le bien des autres. Le yoga de la divinité est « vaste » car des divinités telles que Vairocana, qualifiées par la vacuité et comprises dans le facteur d’apparences, sont inépuisables, continuelles, sans limite et pures. Même si des phénomènes purs et impurs sont qualifiés par la vacuité, il est dit qu’il y a une différence due aux phénomènes ainsi qualifiés.

Dans les mantra, la conjonction des méthodes avec la connaissance transcendante, et vice-versa, signifie non pas que méthode et connaissance transcendante soient des entités simplement compatibles entre elles, mais qu’elles sont entièrement contenues dans notre esprit. Sur la base de cette pratique unissant méthodes et connaissance transcendante, au stade éveillé, le corps de vérité de la connaissance transcendante non dualiste lui-même apparaît comme les caractéristiques d’une divinité. De ce fait, avant de méditer sur un corps divin, il est nécessaire d’établir au moyen du raisonnement l’absence d’existence inhérente de l’individualité. Ensuite, dans ce contexte de méditation sur cette vacuité, seul cet esprit, qui s’est donné pour objet sa propre vacuité, sert de support à l’apparence de la divinité.

Induite par la conviction que sa propre existence inhérente est de l’ordre de la vacuité, cette conscience elle-même apparaît sous la forme du visage, des bras, etc., d’une divinité. La conscience connaissante apparaît de manière frappante comme un corps divin, et au même moment affirme son absence d’existence inhérente. L’intelligence connaissant l’absence d’existence inhérente et l’esprit du yoga de la divinité sont une seule chose, mais posée comme dissociée du point de vue des tendances latentes. Ainsi, d’un point de vue conventionnel, méthodes et connaissance transcendante sont différents, tant qu’on les maintient dans le cadre d’une existence unique. Ils sont dits différents en ce que la méthode est l’exclusion de l’absence de méthodes, et en ce que la connaissance transcendante est l’exclusion de l’absence de connaissance transcendante.

Sur la base de l’apparence d’un corps divin, la fierté d’être cette divinité se développe, assortie d’aspects ultimes et conventionnels. Certains érudits disent que l’apparence d’un esprit affirmant la vacuité sous la forme d’une divinité signifie que cet esprit unique a la vacuité pour objet de référence, et un corps divin pour objet apparent. Ainsi, la conscience a-t-elle un élément d’affirmation – la compréhension de l’absence d’existence inhérente – et un facteur d’apparence – la claire réflexion d’un corps divin. De cette manière, la fierté divine a deux aspects : d’un point de vue ultime – la vacuité – et d’un point de vue conventionnel – un corps divin.

Selon l’interprétation des sutras, il y a deux systèmes, selon qu’un phénomène qualifié par la vacuité apparaît à un esprit qui connaît par inférence cette vacuité. Certains disent qu’un objet qualifié de naturellement vide apparaît durant la compréhension de sa vacuité par inférence, et d’autres disent que l’apparence de l’objet n’est plus présente quand sa vacuité est comprise. Dans La grande exposition des degrés de la voie commune aux véhicules de Tsong Khapa, il semble que l’état spécifié par la vacuité apparaisse à la conscience appréhendant celui-ci par inférence ; mais certains recueils de textes monastiques soutiennent autre chose. Dans tous les cas, au début, on médite sur la vacuité, et, ensuite, dans ce contexte d’un esprit reconnaissant continûment la vacuité, le méditant croit utiliser son esprit comme source des apparences. A ce moment, le sentiment d’un simple « je » dénommé en référence à l’être – la divinité – et au domaine – le palais et ses alentours – est une fierté divine pleinement qualifiée. On se doit d’autant plus de mettre à mal la conception d’une existence inhérente, racine de l’existence cyclique, qu’on est plus capable de cultiver une telle fierté.

Cet alliage de méthodes et de connaissance transcendante – l’apparence d’une divinité vide d’existence réelle, telle une illusion – est une négation affirmative, une absence d’existence inhérente, autant qu’une apparence positive. On s’habitue progressivement à cet état d’esprit, et, finalement, quand on arrive aux niveaux élevés du stade d’achèvement, comme l’explique le yoga de l’union insurpassable, on atteint « l’union d’un apprenti ». Dans celle-ci une similitude continuelle des corps formels et du corps de vérité est réalisée. Il y a là un « corps formel » lors du cheminement sur la voie, et un esprit connaissant de la claire lumière, qui sont les vraies causes substantielles de la bouddhéité.

Le véhicule des mantra se distingue ainsi de celui des perfections par la supériorité de sa méthode pour réaliser un corps formel. La simple méditation sur un corps divin qui ne serait pas reliée à la méditation sur la vacuité n’est pas suffisante, car la branche de la connaissance transcendante n’est pas présente. D’un autre côté, la seule méditation sur la vacuité n’est pas non plus suffisante. Même s’il n’est pas possible d’atteindre la bouddhéité en rapport avec les seuls chemins des perfections, le véhicule des perfections propose des voies de réalisation vers l’éveil. Si l’on s’engage sur ces chemins, méditant la vacuité et cultivant les aspects méthodiques tels qu’ils sont exposés dans le véhicule des perfections, il est dit alors que l’on n’atteindra l’éveil qu’après d’innombrables éons ; on ne peut pas arriver rapidement à l’éveil.

En réalité, on ne peut atteindre l’éveil à partir de causes dont l’aspect n’est pas similaire à l’effet, un corps formel. En bref, le corps d’un bouddha est atteint par la méditation sur celui-ci. On devrait méditer sur un corps divin jusqu’à ce que ses aspects apparaissent clairement et d’une façon stable, jusqu’à ce qu’il semble qu’on puisse les toucher de la main et les voir de ses propres yeux.

Certains pourraient penser que, dans le véhicule des perfections, on cultive le corps formel d’un bouddha par une méditation comprenant des prières dans ce but. Pourtant, si c’était le cas, on n’aurait pas besoin de méditer sur la vacuité pour obtenir un corps formel ; adresser des prières serait suffisant. La bouddhéité est atteinte au moyen de l’union non dualiste du profond et du manifesté ; sans celle-ci, la bouddhéité est impossible.

Cela est établi non seulement par l’anuttara-yoga-tantra, mais aussi dans les trois autres tantras. Dans ceux des actes et ceux des activités, un corps de vérité, qui est dit parfaitement « pur », au sens de libre d’élaborations dualistes, est réalisé grâce au yoga sans caractéristiques – méditation sur la vacuité – et un corps formel, qui est dit « impur » en ce sens qu’il est engagé dans la dualité, est réalisé au moyen du yoga avec caractéristiques – le yoga d’une divinité. Dans le tantra de l’union, le yoga de la divinité est présenté en conjonction avec cinq facteurs, nommés les cinq éclaircissements.

Ce yoga de l’union du profond et du manifesté est la voie de tous les principaux étudiants du véhicule-vajra, mais pas nécessairement de tous ceux-ci. Ceux qui ne peuvent pas s’imaginer eux-mêmes comme des divinités pratiquent la contemplation d’une divinité face à eux, conjointement à la récitation de mantra, prières, etc. Les étudiants « principaux » sont ceux à qui le véhicule adamantin est enseigné, et qui sont capables de pratiquer toute la voie mantra. Se développer comme une divinité est enseigné à tous ceux-ci. Les techniques de méditation pour réaliser les caractéristiques, telles que les pratiques sur les souffles, ont toutes pour but de stabiliser le yoga de la divinité ou la connaissance de l’ainsité.

© Unwin Hyman. Extrait de « Tantra in Tibet », by Tsong-Khapa, reproduced by kind permission of Unwin Hyman Ltd., traduit de l’anglais par l’Institut Karma Ling.

 

<<Retour à la revue