INTRODUCTION GÉNÉRALE AUX LAMRIMS

I – Signification et fonction des lamrims

1. Les lamrims et l’approche du cheminement graduel

Les lamrims synthétisent la voie du Bouddha
En présentant les étapes de la voie,
L’approche du cheminement graduel.
– Ils sont la base des études traditionnelles. –

La troisième Unité de Valeur de la première année du Chédra « en direct » et son équivalent par correspondance (Formation 4) porte sur Le Joyau Magique du Dharma Suprême1Le Joyau Magique du Dharma Suprême est la traduction du titre que nous avons choisie. Elle revêt un caractère inspirant. Ce titre s’adosse à l’expression L’Ornement de la Précieuse Libération. Le tout forme la traduction exhaustive du titre en tibétain. , un des plus célèbres lamrims (tib. lam rim) du Tibet. « Lamrim » signifie littéralement « Les étapes de la voie », « rim » signifiant « étapes », et « lam », « voie ».

Les lamrims sont des présentations synthétiques de l’ensemble de la voie — des ouvrages fondamentaux qui servent de base aux études dans les différentes écoles tibétaines.

Deux raisons justifient la composition et l’utilisation de ces textes. D’une part, une approche synthétique présentant l’essentiel s’avère nécessaire pour bien étudier et parvenir à se repérer dans l’immense quantité d’informations que constitue le corpus d’enseignements. D’autre part, en termes de pratique, une présentation claire des étapes de la voie permet une progression juste et favorise une bonne compréhension.

2. Origines des transmissions graduelles et immédiates

La transmission depuis son origine
Peut être graduelle ou immédiate.
Dès sa première diffusion au Tibet,
Depuis les grandes universités d’Inde,
Les deux traditions eurent à coexister
Puis l’approche graduelle fut préférée,
Souvent imprégnée de l’approche immédiate.

La composition des lamrims s’inscrit dans la continuité d’une tradition de transmission graduelle des enseignements et de la pratique.

Depuis le Bouddha lui-même, et dès la première introduction du bouddhisme au Tibet, la transmission comprend deux perspectives concomitantes et largement complémentaires : les approches dites « progressive » et « subite ». Suivant une autre formulation, il est question de « la voie graduelle » (tib. rim gyis ‘jug pa) et de « la voie immédiate » (tib. cig car ‘jug pa), littéralement « l’entrée instantanée » et « l’entrée par étapes ».

L’histoire de la transmission à Mahakasyapa est un bon exemple de l’existence simultanée de ces deux approches du vivant même du Bouddha. Alors qu’il enseignait à nombre de ses disciples comment cheminer vers la réalisation de son enseignement, le Bouddha cueillit une fleur et partagea un sourire avec Mahakasyapa, instant en lequel Mahakasyapa comprit directement le sens de son enseignement.

Au VIIIe siècle, à Samyé, dès l’origine de la transmission du Dharma au Tibet, une controverse opposa Hachang Mahâyâna, un moine chinois tenant de l’école « Dhyâna » (le Ch’an )2École chinoise née au VIe siècle sous l’impulsion du moine indien Bodhidharma. Elle met l’accent sur la pratique assise et l’expérience directe de l’éveil. Son origine remonte précisément à Mahakasyapa. et détenteur de « l’approche immédiate », à Kamalashîla, tenant de l’approche indienne qui introduit la voie dans sa progression.

Plusieurs facteurs à dimensions culturelle et politique demeurent sous-jacents à cette controverse. Il s’agissait de définir la forme de transmission du Dharma la mieux adaptée au climat culturel et spirituel du Tibet. Des enseignements venant de Chine cohabitaient avec ceux issus directement de l’Inde et les maîtres comme les monarques craignaient que ces deux tendances amènent des divergences de fond. La nécessité d’uniformiser les enseignements s’imposa pour rendre la transmission plus cohérente.3Pour une présentation plus détaillée de la controverse de Samyé, se reporter à l’U.V.2 du Chédra, la partie sur la 2e diffusion au Tibet.

Kamalashîla, suivant « la voie graduelle », composa trois traités connus sous l’appellation « bhâvanâ-krama », Les étapes de la pratique méditative . Après un débat qui dura plusieurs années, la version officiellement retenue pour le Tibet fut l’approche progressive.4Pour une présentation détaillée, se reporter à la Formation 1 (U.V. 2), in La transmission de la tradition du Bouddha au Tibet / La première diffusion.

Cependant, comme nous le verrons avec Le Joyau Magique, l’approche immédiate resta sous-jacente, particulièrement dans les traditions Kagyu et Nyingma.5La tradition Nyingma remonte principalement à Padmasambhava (VIIIe siècle) et les traditions Kagyu à Marpa Lotsawa (1012-1097) et Khyungpo Neldjor (978-1139). Celles-ci se caractérisent par une emphase mise sur l’expérience intérieure, respectivement dans les  transmissions de la Grande Perfection (Dzogchèn) et de la Grande Union (Mahâmudrâ). Pour une présentation détaillée de ces traditions, se reporter à l’U.V. 2 du Chédra.

3. Particularités des deux approches

Ces deux perspectives sont complémentaires ;
La transmission immédiate est plus directe,
Mais nécessite maturité et contexte,
Avec le risque de déviations.
– Aussi la voie progressive est d’abord enseignée. –

Les tenants de la voie immédiate enseignent que tout est contenu dans la vérité ultime, l’expérience immédiate de non-pensée, l’immédiateté aconceptuelle. En revanche, les tenants de la voie graduelle soutiennent qu’il est nécessaire de coupler étude, réflexion et méditation , et de progresser ainsi par étapes. La compréhension des enseignements et leur intégration s’effectuent par le biais des enseignements et de multiples exercices spirituels, les différentes formes de pratiques méditatives.

Ces deux approches ne sont pas opposées ou contradictoires, mais complémentaires. Cette complémentarité apparaît clairement si l’on considère la progression sur la voie : au début du cheminement, il est essentiel d’avoir certaines bases, et l’approche graduelle répond à ce besoin. Pour quelqu’un de plus avancé, l’approche immédiate apportera une dimension plus profonde.Ces deux démarches sont aussi complémentaires en termes de réceptivité des disciples. Traditionnellement, on distingue trois types de réceptivité : supérieure, intermédiaire et inférieure.

Des personnes dont la réceptivité est supérieure ont une disponibilité particulière, une intelligence extrêmement aiguisée qui leur permet d’avoir une écoute profonde et une compréhension authentique de la présentation immédiate.

L’intelligence dont nous parlons ici n’est pas une forme de « dextérité intellectuelle », mais une réceptivité profonde. Le continuum de conscience de ces personnes est déjà adouci. Leur esprit est naturellement imprégné de bodhicitta, l’esprit d’éveil. Il est ouvert et demeure dans une situation de grande disponibilité. Il manifeste également des qualités caractéristiques de la famille du mahâyâna.6Pour une présentation de ces qualités, se reporter au Chapitre 1, La nature de bouddha, dans lequel sont expliqués les différents potentiels et en particulier celui du mahâyâna.

Lorsque de telles personnes rencontrent un maître qualifié et réalisé, une transmission très directe peut prendre place dans ce que l’on appelle en tibétain un sems khrid (prononc. : sèmtri). sems signifie « esprit », et khrid, « diriger ». sems khrid est souvent traduit par « instructions sur l’esprit ». Le Lama guide le disciple dans la compréhension de la nature de l’esprit, l’introduit à celle-ci, le conduit finalement à l’expérience de l’esprit d’immédiateté, l’esprit ordinaire.

La réceptivité du disciple lui permet d’expérimenter et de comprendre ce dont il s’agit, avec une confiance complète en le Lama, en l’enseignement et en cette expérience. Sur cette base, il n’aura de cesse de les cultiver dans ce qui est appelé « le yoga du fleuve », expression exprimant la continuité de l’expérience depuis l’introduction, l’intégration et jusqu’à la réalisation.

La tradition parle de cet enseignement comme de « la panacée », l’enseignement unique qui accomplit tout.

Cette voie immédiate est merveilleuse, mais elle ne convient pas à tout le monde et peut poser des problèmes. Mal comprise, elle conduit à des impasses. On trouve aujourd’hui toute sorte de déviations, avec des notions traditionnelles galvaudées, affadies et utilisées souvent à mauvais escient. Nous les retrouvons dans des expressions fréquemment employées comme « l’ici et maintenant », « vivre dans le présent ». Ces formulations masquent souvent une compréhension limitée qui finalement pervertie le véritable esprit d’immédiateté. Pareilles déviations favorisent également l’orgueil et la suffisance, une attitude condescendantes dans laquelle on en vient à penser : « Tout est là, il n’y a rien besoin d’autre… et ceux qui pensent que d’autres choses sont nécessaires ne sont pas arrivés à mon niveau ».

De plus, ces interprétations erronées de la voie immédiate négligent le karma, la force des habitudes et des empreintes mentales. C’est dans un tel contexte que certains prétendent agir au-delà de ce qui est positif et négatif, développant toutes sortes de comportements incohérents et néfastes. Compte tenu de ces risques, la tradition tibétaine présente généralement la voie progressive avant l’approche immédiate. Toutefois, il existe quelques variations suivant les écoles et les enseignants.

Dans la tradition tibétaine, l’approche immédiate tient une place essentielle dans les enseignements de Mahâmudrâ (tib. phyag rgya chen po) et de Dzogchèn (rdzogs chen) qui remontent respectivement aux mahasiddhas indiens de l’école Sahajiya, et à Padmasambhava et Vairocana. Ces deux traditions ont leur origine en Inde, mais on retrouve en celles-ci des influences ou des composantes du Ch’an chinois, souvent occultées, peut-être par un excès de ferveur pour le pays d’origine du Bouddha.

4. Le contexte historique de l’apparition des premiers lamrims

Ce fut invité par le roi Yéshé Eu
Qu’au onzième siècle Djowojé Atisha,
Grand maître des universités de l’Inde
Vint au Tibet pour raviver le Dharma.
Il est à l’origine de la lignée
« D’instructions de la parole du Bouddha »
Qui est nommée en tibétain Kadampa,
Et marqua le début de la seconde diffusion.
Dont il composa le premier lamrim
Qu’il nomma « Le Flambeau de la Voie d’Eveil ».

Le Joyau Magique, en la personne de son auteur, Gampopa, se situe à la confluence des traditions graduelles et immédiates. Pour entrer dans son étude commençons par quelques considérations sur le contexte historique de l’apparition des lamrims au Tibet.

La première introduction du bouddhisme au Tibet remonte au VIIe-VIIIe siècle. Ce fut Shântaraksita, puis Padmasambhava, qui se rendirent au Tibet, répondant à l’invitation du souverain Trisong Détsèn (742-797)7Une autre source donne 718-785 (Cf. The Jewel Ornement of Liberation, Namo Buddha & Chokyi Ghatsal Publication, 2003).. Ils introduisirent le Dharma dans ses différents aspects : les enseignements du mahâyâna, du vajrayâna et la tradition monastique, avec les sept premiers tibétains ordonnés, qui donnent naissance à la lignée tibétaine du Vinaya8Pour une présentation détaillée de la première et de la deuxième introduction du Dharma au Tibet, se reporter à l’U.V. 2, La transmission du Dharma au Tibet..

Au IXe siècle, la persécution menée à l’encontre des institutions bouddhiques par le roi pro-bön Langdharma ( ?-842) entraîne un déclin de l’activité monastique et une dégradation de la transmission. Les principales formes du Dharma qui se perpétuent alors sont de nature tantrique, car la répression a entravé voire détruit le fonctionnement des institutions et de la transmission monastiques. D’une manière générale, la transmission de l’enseignement s’est dégradée, et même les enseignements tantriques furent souvent altérés, que ce soit à cause des difficultés de transmission ou par un manque de compréhension des enseignants, qu’il s’agisse des moines et traducteurs continuant à voyager entre l’Inde et le Tibet, ou des séculiers.

Khenchen Thrangu Rimpoché parle de cette période en ces termes9The Jewel Ornement of Liberation, Namo Buddha & Chokyi Ghatsal Publication, 2003, p. 1-2. : 

Le roi Trisong Détsèn introduisit d’abord la tradition du Bouddha au Tibet, puis vint le roi Langdharma qui persécuta les pratiquants et supprima le Dharma au Tibet, créant de grands obstacles à l’enseignement.
Pendant cette période, de nombreux enseignements furent perdus et la pratique dégénéra. Bien que la pratique du vajrayâna perdura, elle fut légèrement corrompue. Les personnes commencèrent à comprendre le Dharma juste au niveau des mots. Par exemple, ils pouvaient en arriver à dire : « tout est vacuité », ou « tout est la Grande Perfection, ou Mahâmudrâ », mais sans vraiment le comprendre. Ils s’attachaient juste à l’idée que tout est vacuité ou mahâmudrâ, mais sans percevoir au niveau relatif le karma, bodhicitta et les nombreuses qualités qu’il est nécessaire de développer.
Pour palier à ces mauvaises compréhensions du Dharma, deux grands rois du Tibet, Yéshé Eu et Djangtchoub Eu, invitèrent le mahapandita Atisha à venir au Tibet pour y enseigner, lui adressant la requête de transmettre particulièrement le refuge, l’esprit d’éveil et les paramitas. Ces transmissions seront connues comme les « instructions Kadampa ».
Ce que fit Gampopa dans « L’Ornement de la Libération » fut de coupler ces instructions Kadampa avec celles de Mahâmudrâ qu’il reçut de Milarépa.

En résumé, cette période est marquée par un déclin voire une disparition presque complète du Dharma au Tibet. Au XIe siècle, a lieu la deuxième diffusion, avec l’arrivée d’Atisha et à sa suite la réalisation des premiers grands lamrims tibétains. Il faut noter tout particulièrement le rôle que jouèrent alors le roi Yéshé Eu (XIe siècle) et son neveu et successeur, Djangtchoub Eu (XIe siècle). Considérant les problèmes que pouvaient entraîner une mauvaise interprétation de la voie immédiate, ils invitèrent Atisha (980-1054) qui gagna le Tibet en 1042.

Atisha est né en 980, dans l’est de l’Inde. Il s’est consacré à l’étude pendant de nombreuses années. Il a étudié les tantras avec Rahulagupta et, au sein des grandes universités de l’époque, dont Vikramashila et Odantapurî, il a mené à bien l’examen de l’ensemble des sûtras et des tantras. Il a passé douze années en Indonésie auprès de Sèrlingpa Dharmarakshita (XIe siècle), connu pour être un lama important de la lignée de Lodjong (écrit blo sbyong), l’Entraînement de l’Esprit10Cette lignée de Lodjong est diffuse dans la plupart des écoles bouddhiques. Elle est particulièrement renommée aujourd’hui grâce à l’un de ces textes les plus célèbres : L’Entraînement de l’esprit en sept points, de Gueshe Chekawa — ouvrage fréquemment utilisé dans le Sangha Rimay pour introduire le mahâyâna..

Lorsqu’il fut invité au Tibet, Atisha, âgé alors de cinquante deux ans, essaya de réintroduire un enseignement suivant une présentation claire qui puisse remédier aux déviations.À Samyé, il composa l’ouvrage qui demeure le prototype des lamrims : Le Bodhipathapradîpa ou byang chub lam sgron en tibétain, « Le flambeau de la voie de l’éveil » (byang chub signifiant « éveil », lam « voie » et sgron, « flambeau »). Dans cet ouvrage, il reprend l’ensemble des thèmes des sûtras et des tantras, et les ordonne dans une structure cohérente et progressive.Atisha aura de nombreux disciples issus de différentes régions du Tibet, parmi lesquels Rintchèn Sangpo (958- 1055), un grand traducteur, et surtout Dromteunpa (1005- 1054) qui lui succèdera dans la tradition.

Remarque sur le mot Kadampa

Kadampa est le nom de l’école fondée par Atisha. Ce terme véhicule le sens d’« étude des paroles du Bouddha », le fait de suivre ses paroles dans leur ensemble.Son enseignement, centré sur Bodhicitta et Lodjong (l’Entraînement de l’Esprit), et son approche graduelle, vont influencer toutes les écoles tibétaines : la lignée Kagyu, via Gampopa ; la lignée Sakya ; dans une certaine mesure aussi la lignée Nyingma ; et particulièrement la lignée Gélugpa, aussi appelée « les nouveaux Kadampa », avec Djé Tsongkhapa, qui s’appuiera très fortement sur les enseignements hérités d’Atisha et de Dromteunpa.

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