Les Quatre nobles vérités
Chögyam Trungpa Rinpotché
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- Être moi devient cause d’irritation
- Toutes les activités contiennent de l’insatisfaction ou de la douleur
- La méditation
- La pratique de la méditation concentrée sur un point particulier
- Aveuglés et submergés par le but idéalisé
- Une approche erronée : Vivre dans l’avenir
- Être centrée sur le moment présent
- La relation entre nous et l’ici et maintenant
- la vérité du sentier
- La pratique de la conscience de la respiration
- La conscience de chaque mouvement
- Sentir couler naturellement l’espace
- Samatha : Le développement de la paix
Être moi devient cause d’irritation
Il nous faut partir de la réalité de duhkha, un mot sanscrit qui signifie souffrance, insatisfaction ou douleur. L’insatisfaction se produit parce que l’esprit tournoie de telle façon qu’il semble n’y avoir ni commencement ni fin à son mouvement. Les processus mentaux se poursuivent continuellement : pensées du passé, pensées du futur, pensées du moment présent. De là vient l’irritation. Les pensées sont suscitées par l’insatisfaction, duhkha, et aussi identiques à celle-ci, au sentiment constamment répété que quelque chose manque, est incomplet dans nos vies. D’une façon ou d’une autre, quelque chose ne va pas tout à fait bien, il n’y en a pas tout à fait assez. Aussi essayons-nous toujours de boucher le trou, de mettre les choses au point, de trouver ce petit supplément de plaisir ou de sécurité. La permanence du combat et du souci est très irritante et douloureuse. A la longue, le seul fait d’être moi devient cause d’irritation.
Toutes les activités contiennent de l’insatisfaction ou de la douleur
Aussi la compréhension de la vérité de duhkha est-elle vraiment compréhension de la névrose de l’esprit. Nous sommes impulsés ici et là avec tellement d’énergie. Que nous mangions, dormions, travaillions, jouions, quoi que nous fassions, la vie contient duhkha, l’insatisfaction, la douleur. Si nous avons du plaisir, nous craignons de le perdre ; nous nous efforçons d’accroître le plaisir, ou nous tâchons de le préserver. Et, si nous souffrons, nous tentons de nous soustraire à la douleur. Nous faisons tout le temps l’expérience de l’insatisfaction. Toutes les activités contiennent de l’insatisfaction ou de la douleur, continuellement.
Comprendre et affronter la souffrance est le premier pas
Nous nous arrangeons pour modeler notre vie de façon à ne jamais avoir le temps d’en savourer le goût. Nous sommes toujours occupés, toujours en train de courir après l’instant qui vient, toujours en train de vouloir saisir. C’est duhkha, la première noble vérité. Comprendre et affronter la souffrance est le premier pas.
L’origine de la souffrance.
Une fois que nous avons pris une conscience aiguë de notre insatisfaction, nous commençons à en chercher la raison, la source. En examinant nos pensées et nos actions, nous découvrons que nous nous battons continuellement pour nous maintenir et nous mettre en valeur. Et nous réalisons que ce combat est la racine de la souffrance. Aussi cherchons-nous à comprendre le processus de la lutte : c’est-à-dire comment se développe et opère l’ego. C’est la seconde noble vérité, la vérité de l’origine de la souffrance.
La vérité du but, qui est non-lutte
Beaucoup de gens commettent l’erreur de penser que, puisque l’ego est la racine de la souffrance, le but de la spiritualité doit être de conquérir et détruire l’ego. Ils se battent pour éliminer la lourdeur de l’ego mais, comme nous l’avons vu plus haut, ce combat est simplement une autre expression de l’ego. On n’arrête pas de tournicoter, on essaie de s’améliorer à force de lutte, jusqu’à ce que l’on réalise que l’ambition de s’améliorer est elle-même le problème. Des éclairs nous parviennent seulement lorsque nous arrêtons d’essayer de nous débarrasser de la pensée, lorsque nous cessons de nous mettre du côté des bonnes, des pieuses pensées contre les pensées mauvaises et impures, seulement lorsque nous nous laissons simplement voir la nature de la pensée. Nous commençons à réaliser qu’il y a en nous une qualité de santé, d’éveil. En fait, cette qualité se manifeste seulement en l’absence de combat. Aussi découvrons-nous la troisième noble vérité, la vérité du but, qui est non-lutte. Nous n’avons besoin que de laisser tomber l’effort de nous sécuriser et de nous solidifier, et l’état d’éveil est présent. Mais nous réalisons vite que « lâcher prise », sans plus, n’est possible que durant de courts espaces de temps. Nous avons besoin d’une discipline qui nous amène au « laisser être ». Il nous faut marcher sur un sentier spirituel. Il faut que l’ego s’use comme une vieille chaussure, voyageant de la souffrance à la libération.
La méditation
La pratique de la méditation concentrée sur un point particulier
Aussi, examinons le sentier spirituel, la pratique de la méditation, la quatrième noble vérité. La pratique de la méditation ne consiste pas à essayer d’entrer dans un état d’esprit semblable à une transe, et il ne s’agit pas non plus de se préoccuper d’un objet particulier. A la fois en Inde et au Tibet s’est développé un soi-disant système de méditation que l’on pourrait appeler « concentration ». Cette pratique de la méditation consiste à focaliser l’esprit sur un point particulier, de telle sorte que l’on devienne capable de mieux contrôler l’esprit, de se concentrer. L’étudiant choisit un objet à regarder, auquel penser, ou à visualiser, et rassemble toute son attention sur cet objet. Ce faisant, il tend à développer par force un certain type de calme mental. J’appelle ce type de pratique « gymnastique mentale », parce qu’elle n’essaie pas d’aborder dans sa totalité n’importe quelle situation de la vie. Elle se fonde entièrement sur ceci et cela, le sujet et l’objet, plutôt que de transcender la vision dualiste de la vie.
Aveuglés et submergés par le but idéalisé
La pratique de samadhi, d’un autre côté, n’implique pas ce type de concentration. Il est très important de réaliser cela. Ces pratiques de concentration concourent largement à renforcer l’ego, même si ce n’est pas leur but conscient. Toujours est-il que la concentration est pratiquée dans un but particulier, et avec un objet en tête ; aussi tend-on à se centrer sur le « cœur ». On s’installe pour se concentrer sur une fleur, une pierre ou une flamme, et l’on regarde l’objet fixement, mais, mentalement, on va, autant que possible, à l’intérieur du cœur. On essaie d’intensifier l’aspect solide de la forme, ses qualités de stabilité et d’immobilité. A long terme, une telle pratique peut s’avérer dangereuse. S’il est doté d’une volonté intense, le méditant peut développer une introversion trop solennelle, fixe et rigide. Ce type de pratique ne conduit pas à l’ouverture et à l’énergie ni au sens de l’humour. La pratique est trop lourde, et peut facilement devenir dogmatique, en ce sens que ceux qui s’y engagent pensent en termes de discipline imposée. On croit qu’il est nécessaire d’être très sérieux et solennel. Cela produit une attitude mentale compétitive – plus l’on peut rendre l’esprit captif, plus l’on réussit -, ce qui est une approche plutôt dogmatique et autoritaire. Cette façon de penser, toujours centrée sur l’avenir, est habituelle à l’ego : « Je voudrais bien obtenir tel et tel résultat. J’ai une théorie idéalisée, ou un rêve, que j’aimerais matérialiser. » On tend à vivre dans l’avenir, avec une vision de la vie teintée par l’attente de la réalisation d’un but idéal. Et cette attente nous fait manquer la précision, l’ouverture et l’intelligence du présent. Nous sommes fascinés, aveuglés et submergés par le but idéalisé.
Une approche erronée : Vivre dans l’avenir
La qualité compétitive de l’ego est facilement observable dans le monde matérialiste où nous vivons. Si l’on veut devenir millionnaire, il faut d’abord essayer de le devenir psychologiquement. On commence par avoir une image de soi comme millionnaire et l’on déploie ensuite tous ses efforts pour atteindre ce but. On se propulse dans cette direction, sans chercher à savoir si l’on sera ou non capable de réaliser l’objectif. Cette approche tend à créer des œillères, à nous rendre insensible au moment présent, tellement nous vivons dans l’avenir. La même approche erronée peut être appliquée à la pratique de la méditation.
Dans la mesure où une réelle pratique de la méditation nous conduit à sortir de l’ego, le point de départ ne consiste pas en une trop grande concentration sur la réalisation à venir de l’état d’esprit éveillé.
Être centrée sur le moment présent
La pratique de la méditation, dans son intégralité, est essentiellement fondée sur la situation du moment présent, ici et maintenant, et relève d’un travail sur cette situation, sur cet état d’esprit actuel. Toute pratique de la méditation, qui vise à transcender l’ego, est centrée sur le moment présent. Et c’est bien pour cela que c’est un mode de vie si efficace. Si nous sommes complètement conscients de notre être présent et de la situation qui nous environne, nous ne pouvons rien manquer.
La relation entre nous et l’ici et maintenant
Il se peut que nous nous servions de diverses techniques de méditation pour faciliter ce type d’éveil, mais ces techniques ne sont qu’une façon de sortir de l’ego. La technique est comme un jouet d’enfant. Lorsque l’enfant grandit, il abandonne son jouet. En attendant, la technique est nécessaire pour développer la patience et réfréner la rêverie sur « l’expérience spirituelle ». Toute notre pratique se fonde sur la relation entre nous et l’ici et maintenant.
la vérité du sentier
On n’a pas à se propulser dans la pratique de la méditation, mais seulement à laisser être. Si l’on s’y prend ainsi, on a automatiquement une sensation d’espace et d’aération, de la nature de bouddha ou l’intelligence primordiale qui se fraie un chemin à travers la confusion. Et l’on commence alors à comprendre la « vérité du sentier », la quatrième noble vérité, la simplicité, comme la conscience de marcher. On prend conscience que l’on est debout, puis l’on devient conscient que la jambe droite se soulève, s’avance, touche le sol, le presse. Il y a beaucoup de détails de l’action impliqués dans la simplicité et l’acuité d’être, dans le moment présent, ici et maintenant.
La pratique de la conscience de la respiration
Il en est de même de la pratique de la conscience de la respiration. On prend conscience du souffle qui pénètre par les narines, jusqu’à ce qu’il ressorte et se dissolve dans l’atmosphère. C’est un processus très graduel et détaillé, dont la simplicité implique une précision aiguë. Si une action est simple, on commence à en réaliser la précision. On commence à réaliser que tous les faits et gestes de la vie quotidienne sont dotés de sens et de beauté.
La conscience de chaque mouvement
Si l’on verse une tasse de thé, on est conscient de tendre le bras et de toucher la théière de la main, de l’élever et de verser l’eau. Finalement, l’eau atteint la tasse et l’emplit, on s’arrête de verser et l’on repose la théière avec précision, comme dans la cérémonie du thé, au Japon. On prend conscience de la dignité de chaque mouvement précis. On avait oublié que les activités peuvent être simples et précises. Chacun des actes de nos vies peut contenir simplicité et précision, et exprimer de la sorte une beauté et une dignité incommensurables.
Sentir couler naturellement l’espace
Le processus de la communication peut être beau si nous le voyons en termes de simplicité et de précision. Chaque pause dans le discours devient une sorte de ponctuation. On parle, on accorde de l’espace, on parle, on accorde de l’espace. Il n’est pas nécessaire que les circonstances soient formelles et solennelles, mais il est beau que l’on ne se précipite pas, que l’on ne parle pas à toute vitesse, avec une voix rauque. Nous n’avons pas à déverser l’information, puis à nous arrêter brusquement, avides d’une réponse. Les choses peuvent être accomplies de façon digne et juste. Laissez seulement de l’espace. Dans la communication avec autrui, l’espace compte autant que la parole. Nous n’avons pas à surcharger l’autre à la fois de mots, d’idées et de sourires. Laissez de l’espace, souriez, dites quelque chose, marquez une pause, parlez à nouveau, et ensuite l’espace, la ponctuation. Si nous écrivions des lettres sans ponctuation, la communication serait chaotique. Nul besoin d’être conscient de soi ou rigide pour laisser de l’espace ; il suffit de le sentir couler naturellement.
Samatha : Le développement de la paix
La pratique consistant à voir la situation avec précision à tout moment, grâce à des méthodes comme la conscience de marcher, est nommée samatha : méditation.
La méditation samatha est associée au sentier hinayana, ou « petit véhicule », le sentier discipliné, ou étroit. Samatha signifie « plénitude de paix ». Il y a un récit touchant le Bouddha qui raconte comment il a appris à une villageoise à développer une telle attitude de l’esprit dans l’action de tirer l’eau du puits. Il lui a appris à être consciente des mouvements précis de ses mains et de ses bras lorsqu’elle puisait l’eau. Dans une telle pratique, on essaie de considérer « l’ici et maintenant » de l’action, et c’est bien pourquoi l’on parle de samatha, le développement de la paix.
Lorsque l’on voit l’ici et le maintenant du moment présent, il n’y a pas de place pour autre chose que l’ouverture et la paix.
Extrait de Pratique de la voie tibétaine, © Chögyam Trungpa, 1973 ; © Editions du Seuil, 1976, pour la traduction française. Reproduit avec l’aimable autorisation de l’éditeur.