Travail et pratique
Qu’est-ce qu’un mode de vie du dharma ?
Michael Chender
Michael Chender est un directeur exécutif des programmes de l’Entraînement Shambhala, et Président du Metals Economic Group, une firme consultante sise à Boulder, Colorado.
Choisir et poursuivre une carrière, ou même obtenir un emploi exigeant, peut être vécu par un pratiquant du dharma comme un défi particulier. D’une part, les nécessités de la vie s’opposent souvent au besoin de temps pour une pratique formelle. D’un autre côté, la situation de travail elle-même, avec ses pressions et ses astuces, peut présenter un environnement en lequel garder contact avec les points de référence pour la pratique : la bonté, l’absence d’égoïsme et la clarté mentale, est très difficile. La possibilité de perdre un point de vue plus large, ainsi que les fortes contraintes pour agir et réussir sont tout à fait réelles.
C’est en grande partie pour ces raisons que certaines traditions spirituelles se sont détournées d’un engagement dans le monde, nuisible à la réalisation individuelle ; tandis que d’autres ont encouragé des situations de travail très strictes. Quoi qu’il en soit, dans les deux cas que sont la pratique du bouddhisme vajrayana et les enseignements Shambhala, tels qu’ils sont présentés par Chögyam Trungpa Rinpotché, un investissement actif dans le monde est un aspect primordial de la vie du pratiquant. De ces points de vue, je voudrais offrir quelques suggestions montrant comment une situation de travail, quelle qu’elle soit, peut être vue comme un domaine de pratique.
Tout comme il y a différents styles et niveaux de pratique du dharma, il y a différents moyens pour travailler habilement dans toutes les situations. Suivant les traditions de pratique exposées par Trungpa Rinpotché, je voudrais présenter quatre approches différentes : la simplicité, l’aide altruiste, la transformation des émotions et une plus grande responsabilisation. Ces quatre aspects représentent une certaine progression logique de la compréhension, et sont en même temps interdépendants. Différentes situations mettent l’une ou l’autre en avant, mais le pratiquant qui limite sa compréhension à un style particulier de travail du dharma encourt le danger de manquer une perspective plus grande et plus riche.
Simplicité
La simplicité est l’aboutissement de l’apprivoisement de l’esprit, le fondement de la pratique de méditation bouddhique et de Shambhala. C’est l’exemple classique de l’association du travail et de la pratique. On le voit clairement dans le type de travaux effectués dans les monastères zen et autres, où la cuisine, le jardinage, le ménage et la construction sont considérés comme partie intégrante de la pratique. Des actions simples et répétitives qui impliquent un travail avec la terre ou des matières organiques peuvent être une véritable méditation.
Considérons maintenant l’autre extrême — les bureaux d’une banque d’investissements de Wall Street, où l’agitation, la cupidité et de fortes tensions règnent sur un monde totalement coupé de tout contact avec la terre et les valeurs fondamentales. La pratique de la simplicité est ici cruciale, et très accessible. Au niveau le plus grossier, celui du corps, cela engage la conscience de la situation physique. Arrêtons-nous un instant avant d’entrer dans notre bureau. Asseyons-nous droit derrière notre table, et détendons nos épaules. Regardons autour de nous. Sentons le téléphone contre notre oreille. Sentons notre main sur la poignée de la porte au moment où elle la tourne violemment avant que nous ne nous précipitions dans la pièce voisine. Tenons notre stylo avec précaution, comme une arme, ce qu’il est. Toutes ces occasions ont quelque chose à voir avec la simplicité de l’instant présent, et sont très efficaces pour calmer l’agitation mentale. Parlons avec douceur et attention, choisissons les mots avec soin.
Faire ainsi attention au corps et à la parole aidera grandement à ne pas être emporté par les courants d’espoir et de crainte qui agitent périodiquement non seulement les personnes mais tout le bureau. “Fendre du bois et porter de l’eau” sont des pratiques prenantes et puissantes, dans un bureau.
Travailler avec les autres
Travailler avec les autres est le sujet du deuxième grand développement du bouddha-dharma. Il se manifeste dans l’idéal du bodhisattva, qui place toujours les autres avant lui.
En tant que facteur motivant le travail, il oriente le plus évidemment les gens dans les domaines de la médecine, de l’éducation, de la psychiatrie, et des œuvres sociales. Il peut être clairement exprimé dans l’action de quelqu’un comme Mère Teresa, mais il est plus difficilement perceptible dans la plupart des emplois où l’intérêt des autres n’est généralement pas le principe conducteur. D’ailleurs, il peut véritablement faire partie de la vie des hommes d’affaires, car idéalement les profits proviennent d’un service rendu en vendant quelque chose que les gens veulent payer car ils en ont vraiment besoin.
Bien que le ou la simple employé(e) puisse ne pas être dans une position qui lui permette de respecter la philosophie de la firme, il ou elle communique directement avec les autres, et c’est là que la gentillesse et la générosité peuvent s’exprimer. Beaucoup de travaux routiniers et d’échanges commerciaux mettent en jeu des émotions fortes et la capacité à influencer autrui, positivement ou négativement. Ceci nous mène au troisième niveau.
Transformer les émotions
Tandis que les deux premières approches sont fondamentales aux enseignements de la plupart des religions contemplatives, cette troisième approche semble être développée principalement dans les écoles vajrayana du bouddhisme. Après qu’on ait apprivoisé l’esprit jusqu’à un certain point et pris un engagement de travail pour les autres, il devient possible de développer une plus grande habileté dans l’aide altruiste, en expérimentant par soi-même le non-fondement de la confusion avec laquelle nous nous tourmentons. Cela donne naissance à une grande intrépidité, et nous fait exprimer notre émotivité avec bienveillance mais lucidité.
Les biographies des quatre-vingt-quatre mahasiddha, grands pratiquants du tantra, les montrent œuvrant dans des situations très diverses. Certains étaient rois, d’autres maîtres de maison, d’autres archers, pêcheurs, ou même proxénètes. Chacun put utiliser sa situation spécifique pour atteindre l’éveil. Un pratiquant engagé dans cette troisième approche devrait accueillir comme un domaine riche pour la pratique une situation qu’un pratiquant moins avancé pourrait rejeter, comme douloureuse ou contraignante. Mais il s’agit d’un niveau élevé, et il faut être honnête avec soi-même : faire le choix héroïque, au nom du dharma, rester dans une situation extrêmement difficile pour la pratique peut devenir une forme d’auto-illusion qui entrave le progrès.
Ainsi, ces trois approches peuvent s’appliquer à toutes les situations, en nous reliant à la terre dans la réalité du moment, en nous faisant vivre simplement la situation physique, communiquer franchement et gentiment avec les autres, et cultiver un esprit de bonne humeur, avec un regard large qui ne soit pas affecté par des bouleversements névrotiques momentanés. Ce regard est particulièrement important dans le monde des affaires. C’est grâce à cette attitude que les qualités qui font de la situation de travail ou du monde des affaires un environnement difficile à pratiquer, en font aussi un environnement très efficace. Cette ligne de conduite est indispensable à la survie d’une affaire ; elle permet une intensification de l’instinct de conservation des employés, dont les performances peuvent être constamment vérifiées. Pour quelqu’un qui ne pratique pas, cela peut signifier une continuelle anxiété. Pour le pratiquant du bouddhisme vajrayana ou de Shambhala, cultiver la voie large décrite ci-dessus permet que cette anxiété s’élève, soit reconnue et donne naissance à l’expérience de son opposé — un esprit libre d’espoir et de crainte.
Prendre une plus grande responsabilité
Les enseignements Shambhala, qui contiennent aussi les trois premières approches décrites, mettent en avant une quatrième approche — celle qui vise à une plus grande responsabilisation, à la création une société éveillée. Les trois approches précédentes peuvent être vues comme des relations aux différents aspects présentés par l’environnement ; cette quatrième approche s’appuie davantage sur le champ de notre regard ou de notre aspiration. Quoi qu’il en soit, elle est aussi fondée sur le désir d’aider les autres, la maturité apportée par l’apprentissage de la simplicité, et les délices de la compétition. Plus la responsabilité prise par le pratiquant est grande, plus il peut contribuer à créer un environnement utile aux autres. De ce point de vue, il ne recule pas devant les demandes les plus poussées, il va de l’avant avec enthousiasme, considérant obstacles et défis comme une richesse illimitée.
C’est tout à fait autre chose que de se donner des buts de plus en plus ambitieux. L’activité est caractérisée par la douceur et s’inspire des messages du monde environnant, elle ne vient pas d’un appétit personnel de consécration. Ainsi, le pratiquant n’est-il pas fermé dans un système d’expansion à l’infini de l’ego. En fait, ayant plus ou moins rejeté “lui-même” hors du chemin, il commence à apprendre comment profiter vraiment de lui-même et de l’ensemble de la danse colorée d’espoir et de crainte, de confusion et d’intelligence, de profit et de perte.
Article publié dans le Vajradhatu Sun, décembre 1987-janvier 1988. Traduit par la revue Dharma et publié avec l’aimable autorisation du « Sun »