La non-violence en action

Thich Nhat Hahn

« Dans le meilleur des cas, la non-violence ce n’est pas seulement être non violent, mais c’est aussi apporter du bien aux autres. Si cela n’est pas possible, tout au moins faut-il absolument éviter de leur causer du tort. »
Dalaî Lama

Une lettre d’amour pour notre député

Dans les mouvements pour la paix, il y a beaucoup de colère, de frustration et d’incompréhension. Leurs membres savent écrire de très belles lettres de protestation, mais ils ne sont pas très doués pour les lettres d’amour. Nous devons apprendre à écrire des lettres à nos députés et au président de la République, qu’ils auront envie de lire, non pas de jeter dans la corbeille à papiers. La façon dont nous les tournons, notre compréhension, les mots que nous utilisons ne doivent pas les rebuter. Le président de la République est quelqu’un comme nous tous.

Un mouvement pour la paix peut-il s’exprimer en termes affectueux, montrer le chemin de la paix ? Je dirai que c’est possible si ses membres savent « être la paix ». Car sinon, nous ne pouvons rien faire pour la paix. Si nous sommes incapables de sourire, nous ne pouvons aider quiconque à sourire. Si nous ne sommes pas en paix nous-mêmes, nous ne pouvons apporter notre contribution à un mouvement pour la paix.

J’espère que nous pourrons offrir au pacifisme une nouvelle dimension. Ce mouvement est souvent plein de colère et de haine, et ne remplit pas le rôle que nous attendons de lui. Nous avons besoin d’une nouvelle manière d’être la paix, de faire la paix. C’est pour cette raison qu’il est si important de pratiquer la pleine conscience, d’acquérir l’aptitude à regarder, à voir et à comprendre. Ce serait magnifique de pouvoir apporter aux mouvements pour la paix notre vision non dualiste des choses. Cela suffirait déjà à diminuer la haine et l’agressivité. Œuvrer pour la paix signifie avant tout être la paix. Nous comptons les uns sur les autres. Nos enfants comptent sur nous pour leur construire un avenir.

Être un citoyen responsable

« Si nous avons conscience de la manière dont nous vivons, dont nous consommons, dont nous regardons, nous saurons faire la paix à chaque instant. »

En tant que citoyens nous avons une grande responsabilité. Notre vie de tous les jours, la manière dont nous buvons, ce que nous mangeons, tout cela est en relation avec la situation politique mondiale. Chaque jour nous faisons des choses, sommes des choses qui sont liées à la paix. Si nous avons conscience de la manière dont nous vivons, dont nous consommons, dont nous regardons, nous saurons faire la paix à chaque instant.

Nous pensons que notre gouvernement est libre d’adopter n’importe quelle politique, mais cette liberté est en fait fonction de la manière dont nous vivons jour après jour. Si nous rendons possible un changement de politique, il pourra se faire. Pour le moment, il semble que l’heure ne soit pas encore venue.

Vous pourriez penser que d’entrer au gouvernement et d’obtenir le pouvoir vous rendrait capable d’agir comme vous le souhaitez. En fait, si vous deveniez président de la République, vous seriez confronté à cette dure réalité : de ne pouvoir agir autrement que votre prédécesseur, simplement peut-être un peu mieux ou moins bien.

La méditation consiste à regarder profondément dans les choses pour voir comment il est possible de nous changer et de transformer notre situation. Transformer notre situation implique de transformer notre esprit, car la situation et l’esprit inter-sont. L’éveil est capital. Les bombes, l’injustice et notre être ont une même racine.

Si nous avons commencé à vivre de façon plus responsable, nous devons demander aux dirigeants politiques d’aller dans le même sens que nous ; les encourager à cesser de polluer l’environnement et les consciences. Nous devons les aider à nommer des conseillers qui partagent notre point de vue sur la paix, de sorte qu’ils cherchent ensuite auprès d’eux le conseil et le soutien. Pour soutenir nos dirigeants politiques, surtout en période de campagne électorale, il nous faut une certaine perspicacité. Nous avons la possibilité de les informer de nombre de sujets très importants, et ne devons pas seulement les choisir en fonction de leur bonne mine à la télévision, pour être plus tard déçus par leur conscience déficiente.

En écrivant des articles et en donnant des conférences pour exprimer notre conviction que les dirigeants politiques doivent être aidés par ceux qui pratiquent la pleine conscience, qui ont un profond sens du calme et de la paix, et une vision de ce que le monde doit être ou ne pas être, nous élirons peu à peu des dirigeants capables de nous aider à aller vers la paix. Le gouvernement français a fait des efforts en ce sens en nommant des ministres défendant l’écologie et la cause humanitaire, comme Bernard Kouchner qui a participé au sauvetage de boat people dans le golfe du Siam. Cette attitude est bon signe.

Les racines de la guerre

« Les racines de la guerre sont dans notre vie de tous les jours. »

En 1966, j’étais aux États-Unis pour demander un cessez-le-feu. Un jour que je donnais une conférence, un jeune militant pacifiste américain se leva et cria : « Ce que vous pourriez faire de mieux, c’est retourner dans votre pays et battre l’agresseur américain ! Votre place n’est pas ici. Votre présence est complètement inutile ! »

Lui et beaucoup d’autres américains voulaient la paix, mais une paix impliquant la défaite d’un camp en sorte que leur colère fût rassasiée. Ils avaient demandé un cessez-le-feu mais n’avaient pu l’obtenir, ils se mirent donc en colère et, en définitive, ne pouvaient accepter de solution autre que la défaite de leur pays. Mais nous, les Vietnamiens qui souffrions sous les bombes, nous devions faire preuve de plus de réalisme. Nous voulions la paix. Peu nous importait la victoire de l’un ou l’autre camp. Nous voulions seulement que les bombes cessent de nous tomber dessus. Mais nombre de membres du mouvement pour la paix s’opposèrent à notre proposition d’un cessez-le-feu immédiat. Personne ne semblait nous comprendre. En entendant le jeune homme crier : « Rentrez chez vous et battez l’agresseur américain », j’ai fait plusieurs respirations profondes pour me reprendre, puis j’ai dit : « Monsieur, il me semble qu’un certain nombre des racines de cette guerre sont ici, dans votre pays. C’est ce qui a motivé ma venue. Une de ces racines est votre manière de voir le monde. L’un et l’autre camp sont victimes d’une politique erronée, qui se fie à la violence en tant que force de règlement des problèmes. Je ne désire ni la mort de Vietnamiens, ni la mort d’Américains. »

Les racines de la guerre sont dans notre vie de tous les jours – dans la manière dont nous développons notre industrie, édifions notre société et consommons.

En regardant cette situation en profondeur nous verrons les racines de la guerre. Nous ne pouvons pas nous contenter de rejeter la faute sur l’un ou l’autre camp. Nous devons surmonter cette tendance que nous avons à choisir notre camp.

En tout conflit, il faut des personnes qui comprennent la souffrance des uns et des autres. Par exemple, si un certain nombre d’Africains du Sud pouvaient se rendre dans le camp opposé pour comprendre sa souffrance, puis en informer son propre camp, ce serait très utile. Nous avons besoin de liens. Nous avons besoin de communiquer.

Pratiquer la non-violence c’est avant tout être non violent soi-même. Ainsi, en cas de difficultés, nous réagirons bien, d’une manière qui aide à résoudre le conflit. Cela est valable tant pour les problèmes familiaux que pour les problèmes de société.

Nous sommes tous liés les uns aux autres

« L’aptitude à compatir se dessine lorsqu’on voit clairement la nature de l’inter-être et l’interpénétration de tous les êtres. »

Tant de gens s’intéressent au sport. Si vous aimez le football, vous encouragez probablement une équipe et vous vous identifiez aux hommes qui la composent. Sans doute êtes-vous un spectateur sur le qui-vive, plein de fougue. Peut-être même poussez-vous le ballon d’un geste du pied ou de la main pour le faire avancer plus vite. Si l’on ne choisit pas son camp, ce n’est pas amusant du tout. Dans la guerre aussi nous décidons pour un camp, généralement celui qui est mis en danger. C’est sur ce sentiment que se fondent les mouvements pacifistes. Nous nous fâchons, nous crions, mais nous nous élevons rarement au-dessus pour regarder le conflit avec les yeux d’une mère confrontée à une bagarre entre ses deux enfants, qui n’attend qu’une chose : leur réconciliation.

« Afin de pouvoir se combattre, des poussins nés d’une même mère s’appliquent des couleurs sur le visage ». C’est un dicton vietnamien très connu. S’appliquer des couleurs sur le visage, c’est devenir un étranger aux yeux de ses frères et sœurs. Nous ne pouvons tirer que sur des étrangers. L’effort réel de réconciliation naît d’un regard chargé de compassion, et l’aptitude à compatir se dessine lorsqu’on voit clairement la nature de l’inter-être et l’interpénétration de tous les êtres.

Nous avons peut-être cette chance de connaître quelqu’un dont l’amour va aussi aux animaux et aux plantes. Et nous connaissons peut-être également des personnes qui, bien que leur vie ne soit pas menacée, comprennent que la famine, la maladie et l’oppression anéantissent des millions d’êtres humains sur la Terre et cherchent à secourir ceux qui souffrent. Ces personnes pensent aux opprimés, même au milieu de leurs propres contraintes. Elles ont compris, du moins jusqu’à un certain point, le caractère interdépendant de la vie. Elles savent que la survie des pays sous-développés ne peut être dissociée de celle des pays matériellement riches et techniquement très développés. La pauvreté et l’oppression conduisent à la guerre. De nos jours, chaque guerre est l’affaire de tous les pays. Le destin d’un pays est relié au destin de tous les autres.

Quand donc les poussins d’une même mère, la Terre, enlèveront-ils les couleurs peintes sur leurs visages et se reconnaîtront-ils comme frères et sœurs ?

L’unique manière de faire cesser le danger est que chacun ôte la couleur sur son visage et dise à l’autre : « Je suis ton frère », « Je suis ta sœur », Nous sommes l’ensemble de l’humanité et notre vie à tous est une ».

La réconciliation

« Soyons vigilants, dans la vie quotidienne, à prononcer des paroles qui ne blessent pas. »

Que faire quand nous avons blessé quelqu’un qui nous considère maintenant comme son ennemi ? La personne peut appartenir à notre famille, à notre communauté ou à un autre pays.

Je pense que vous connaissez la réponse. Il faut commencer par prendre le temps de dire : « Je suis désolé, je t’ai peiné par ignorance, par manque d’attention, ou d’adresse. Je ferai de mon mieux pour changer. Je n’ose rien te dire de plus ». Il arrive que nous n’ayons pas l’intention de peiner quelqu’un, que nous le fassions par manque d’attention ou par maladresse. Il est important que nous soyons vigilants dans la vie quotidienne, de prononcer des paroles qui ne blessent pas.

Il faut ensuite tenter de faire monter en nous le meilleur de nous-mêmes, la fleur : de nous transformer. C’est le seul moyen de prouver la sincérité de vos paroles. Quand vous serez régénéré, devenu agréable, l’autre ne tardera pas à le remarquer. Par la suite, chaque fois que vous aurez l’occasion de l’approcher, vous viendrez à lui comme fleur et il notera tout de suite que vous avez beaucoup changé. Peut-être ne sera-t-il même pas utile que vous parliez. Vous voir ainsi lui suffira, il vous acceptera et vous pardonnera. C’est « parler avec sa vie et pas seulement avec des mots », comme on dit.

Lorsque vous commencez à voir la souffrance chez votre ennemi, c’est que votre vision s’est approfondie. Lorsque vous voyez en vous le désir que cette personne ne souffre plus, c’est signe de vrai amour. Mais prenez garde. On peut penser parfois être plus fort qu’on ne l’est vraiment. Pour éprouver votre force, allez à l’autre pour l’écouter et lui parler, vous saurez aussitôt si votre amour compatissant est authentique ou non. Vous avez besoin de l’autre pour le découvrir. Si vous vous contentez de méditer quelque principe abstrait comme la compréhension ou l’amour, ce peut être seulement de la compréhension ou de l’amour imaginaires.

Se réconcilier ne veut pas dire signer un traité hypocrite et cruel. La réconciliation s’oppose à toute forme d’ambition et ne prend aucun parti. La plupart d’entre nous choisissent leur camp en tout combat ou conflit. Nous distinguons entre le bien et le mal sur la base de preuves partielles ou d’ouï-dire.

Pour agir, l’indignation est nécessaire, mais une indignation même justifiée et légitime ne suffit pas. Notre monde compte suffisamment de gens prêts à se jeter dans l’action par indignation. Ce dont il a besoin, c’est de personnes capables d’amour, qui ne choisissent par leur camp et donc peuvent avoir une vision globale de la réalité.

Nous devons continuer à pratiquer la pleine conscience et la réconciliation jusqu’au jour où nous verrons en l’enfant décharné et squelettique d’Ouganda ou d’Éthiopie notre propre enfant, jusqu’au jour où la faim et la souffrance de toute espèce de vie seront devenues nôtres. Alors nous verrons tous les êtres avec les yeux de la compassion, et nous pourrons véritablement œuvrer à l’allégement de la souffrance.

Extrait de « La sérénité de l’instant », reproduit ici avec l’aimable autorisation de l’auteur et de l’éditeur. © 1992 Dangles, 18 rue Lavoisier, 45800 St. Jean de Braye.

 

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