L’ambroisie des paroles de Manjusri
Khentchen Kunsang Palden
Selon la tendance, ou l’école, de celui qui conçoit les deux vérités, on distingue deux sortes d’êtres raisonnables, à savoir :
Le « contemplatif » – ou yogi -, qui n’a pas atteint la première terre mais possède les qualités de la quiétude mentale et de la vision supérieure ; et l’être simplement « ordinaire », dépourvu de ces qualités.
Chez les êtres ordinaires, on distingue ceux qui ne sont pas enclins à la philosophie, et les autres. Les premiers prétendent que leur soi est une réalité permanente et considèrent, entre autres opinions, que ce qu’ils appellent leur corps est un tout suffisant et que leur esprit est éternel … Les seconds, engagés dans la réflexion philosophique, appartiennent aux nombreuses écoles non-bouddhistes. Toutefois, leurs opinions peuvent se ramener à l’éternalisme et au nihilisme. L’éternalisme avance l’éternité du soi et de la matière, chez les Samkhyas par exemple. Le nihilisme, pour sa part, avance que les vies successives n’existent pas et qu’il n’y a pas de causalité karmique.
Or les contemplatifs bouddhistes réfutent chacune de ces opinions à son niveau. Ils peuvent par exemple démontrer que, composé de nombreuses parties, le corps n’est pas un tout suffisant, et que, différent d’instant en instant, l’esprit n’est pas éternel. Ils l’emportent encore sur d’autres points, ainsi qu’on le verra à l’occasion de l’explication de la réfutation logique de l’éternalisme et du nihilisme.
(…exposé des différents points de vue philosophiques bouddhistes…)
Comment le contemplatif l’emporte-t-il sur l’esprit ordinaire ?
Percevant la production des phénomènes, leur cessation, etc., en toute évidence, l’homme ordinaire leur porte intérêt, alors que le contemplatif n’y croit pas : cela ne veut-il pas dire que le contemplatif et l’homme ordinaire ne s’infirmeront jamais l’un l’autre ?
Ceux qui avancent que toutes les entités sont irréelles et ceux qui avancent le contraire forment ainsi deux parties qui s’accordent toutefois dans les comparaisons dont ils usent pour montrer l’aspect trompeur des choses à un niveau ordinaire, à savoir, les exemples de l’illusion magique, du rêve, et d’autres encore, qui indiquent que tout ceci apparaît mais n’existe pas vraiment. Comme dans une magie ou un rêve où il y a apparence mais rien en soi, les formes et les autres entités apparaissent, elles aussi, mais n’existent pas réellement, et ces comparaisons le prouveront à l’homme ordinaire. Or comme il n’existe pas d’exemple partagé par l’un et l’autre pour évoquer quelque chose qui apparaît et existe réellement, jamais l’homme ordinaire ne pourra prouver au contemplatif que les entités sont vraies.
-Si tous les phénomènes sont irréels comme dans un spectacle de magie, à quoi bon s’entraîner à la générosité et aux autres pratiques de la Voie ? Ce serait aussi peu nécessaire que de se fatiguer à marchander un cheval de vision suscité par un magicien.
– Il faut suivre la voie, sans la soumettre à l’analyse, en vue d’un but dont l’examen conclut de l’inexistence également, mais qu’il est nécessaire d’atteindre.
– Et comment donc ?
– Ici, la part apparente du samsara et du nirvana existe sans nulle tromperie du fait des interdépendances, comme une illusion magique. Dès lors, tant que la croyance à l’objet et au sujet ne s’est pas abîmée dans la dimension du Réel, l’apparence continue pour les êtres animés, et leur profite ou leur nuit. Nous faisons donc effort sur notre voie, car elle est la méthode qui permet, pour soi-même et autrui, d’apaiser la souffrance et d’atteindre le bien-être et le bonheur.
Il ne s’agit guère de croire fermement à la réalité de la voie et du résultat : il semblerait plutôt qu’il s’agisse de se livrer à une méthode qui, une fois suscitée quelque légion de fantasmagorie, permet d’échapper à la peur de l’ennemi, ou, à un homme endormi, de s’éveiller d’un rêve douloureux.
– Dans ce cas, quel peut être le dissentiment du contemplatif et de l’homme ordinaire pour ce qui concerne cette réalité dont ils partagent l’apparence ?
– Ils ne se disputent pas sur l’être ou le non-être des seules choses apparentes, et jamais un adepte de la voie médiane ne niera le mode apparent.
Lorsqu’il perçoit, l’homme ordinaire voit les formes et d’autres choses réelles. Pour lui, l’apparence de ces choses est la réalité, et ces choses sont vraies d’une vérité absolue.
Apparentes mais irréelles, à l’instar des illusions magiques : ainsi sont-elles perçues et comprises par le contemplatif. Ce qui, échappant à l’homme ordinaire, est à l’origine de son dissentiment avec les yogis.
Traduit du tibétain par le Comité de traduction Padmakara. Édité dans Comprendre la vacuité, © 1993 éditions Padmakara (disponible aux éditions Padmakara, 24620 Peyzac-le-Moustier).
Exergues :
Devaputra, si la vérité absolue appartenait au domaine du corps, de la parole et de l’esprit, elle ne relèverait plus de l’absolu et ne serait autre que la vérité relative. Or Devaputra, la vérité absolue transcende toutes les conventions ; elle est véritablement non née, incessante, et au-delà de la forme et du sens des mots, au-delà du sujet qui connaît et de ce qu’il connaît. Dans la mesure où elle n’est pas même l’objet de l’omnisciente sagesse en tout suprême, elle est la vérité absolue.
Le Bouddha, dans un sutra