Plonger dans l’ouvert

Lama Denys Rinpoché

En les Bouddha, Dharma et Sangha,
Jusqu’à l’éveil j’entre en refuge.
Par les bienfaits des dons et vertus,
Que je m’éveille pour le bien des êtres.

En cette formule se résument tous les enseignements sur la confiance et la non-peur. La confiance se vit dans ce que la tradition nomme « entrer en refuge » et la non-peur est la vaillance, ce qu’elle nomme bodhicitta, « l’éveil du cœur-esprit ».

La confiance et le refuge

Entrer en refuge est entrer chez soi, en son « chez soi élémentaire ». Le stupa, dont le symbolisme est fondé sur celui des cinq éléments, symbolise ce « chez soi en-soi ». D’ailleurs le Grand Stupa de Borobudur1, le plus grand stupa du monde, est nommé par les populations locales « Home ». Ce Stupa et ses cinq éléments sont notre « chez soi élémentaire », notre « Home ». C’est la représentation symbolique du cœur-esprit éveillé et c’est là qu’est notre Home, notre « terre mère » et notre « ciel père » fondamentaux… nos « père-mère universels ».

Entrer en refuge est entrer en cette présence élémentaire. Le Bouddha est ce « chez soi ». Il est plus proche de notre nature que nous ne le sommes de nous-mêmes. C’est le Bouddha en-soi, omniprésent. Le Dharma est la voie tracée par le Bouddha et le Sangha, ceux qui marchent sur ses traces. La célèbre prière en sept vers à Gourou Rinpotché dit : « Je suis votre trace. » Ainsi le Sangha suit la trace du Bouddha : le Dharma.

La vaillance du Bodhisattva

Les membres du sangha sont les vaillants, les vaillantes, héros, héroïnes. Le héros bodhisattva, en sanscrit, est virya ou, au féminin, virini. La racine de virya et de virini est celle de « vertu » mais aussi de « virilité », avec, pour virini, en plus l’idée « d’ardeur ». Les bodhisattvas sont les héros vaillants et les héroïnes ardentes. Ils font le souhait de s’éveiller pour le bien de tout vivant et d’agir pour l’éveil de tous.

C’est une responsabilité énorme, c’est même La responsabilité fondamentale. C’est l’attitude de réceptivité et de disponibilité fondamentale. Etre responsable est vivre la réponse adéquate dans cette réceptivité-disponibilité. C’est la responsabilité des vaillants, des chevaliers de l’éveil que sont les bodhisattvas, sieurs ou dames.

La confiance au cœur de la voie

Au centre d’une voie d’éveil est toujours la confiance.

Au niveau relatif c’est une confiance conceptuelle ; en la voie immédiate, c’est la confiance en soi, de soi. La confiance conceptuelle est la croyance en un énoncé considéré comme vérité. Cette confiance est utile mais limitée. Pour la distinguer de la « confiance en-soi », nous la nommons la « foi », tout en sachant bien que la foi au sens profond n’y est pas réductible.

Le Bouddha est foncièrement iconoclaste : sa parole a ébranlé le dogmatisme et l’idolâtrie, les croyances en des représentations. Le Bouddha nous libère de la foi, des croyances conceptuelles et, par là même, nous permet de vivre la confiance fondamentale.

Ressources et obstacles

Pour débuter, il est nécessaire d’avoir confiance en ce que nous sommes, c’est-à-dire simplement d’accepter d’être ce que nous sommes – « moi ici » – avec nos ressources et nos obstacles. Nous pourrions dire qu’il s’agit d’accepter les obstacles et d’avoir confiance en les ressources.

Nos ressources sont, essentiellement, ce que nous sommes foncièrement, mais aussi certaines facultés ou dextérités acquises. Il y a des « ressources d’être » et des « ressources d’avoir ».

Nos « ressources d’être » se résument à être ce que nous sommes vraiment. Nous sommes le grand stupa des cinq éléments ! Nous sommes faits des cinq éléments et de l’intelligence qui en émerge. Ce sont les six constituants qui tissent la trame de l’intelligence des tantra ainsi que celle de notre expérience.

Faire confiance à nos « ressources d’avoir » est faire confiance à notre acquis, à notre « culture », à notre faculté de parole, à notre intelligence discursive et à son discernement… Il s’agit d’apprécier les qualités positives de ces facultés. Nos facultés de penser et de raisonner sont développées et c’est une ressource qu’il est important d’utiliser ; c’est aussi une forme de réconciliation avec ce que nous sommes.

Nous pourrions dire qu’il y a une confiance du cœur, de l’être profond… et une confiance de l’esprit, du mental et de la raison. Les deux sont importants mais au fond est la confiance du cœur qui est sensitivité avant le pourquoi et sa raison. Comprendre et expérimenter cette sensitivité est le moyen d’entrer en la confiance fondamentale, d’entrer dans l’intelligence du cœur.

La confiance du petit enfant

Il y a dans la confiance un double mouvement : d’abandon et d’entrée en présence. Un petit enfant dans le giron de sa maman, se sentant serré doucement, au chaud, entend les battements de son cœur, le rythme de sa respiration, la pulsation de sa vie… et il les vit, son cœur et sa respiration sont en harmonie avec ceux de sa mère. Peut-être même entend-il le son de sa voix, qui a été la sonorité de sa première vie, intra-utérine… jusqu’à maintenant. Ce petit enfant entre dans la présence de sa maman vivant en résonance avec la pulsation de sa vie. Il en a émergé et y baigne. En cette résonance harmonique est le double mouvement dont nous parlions : le petit enfant, se laissant aller, plonge dans la présence de sa maman et, dans cet abandon, vit en confiance dans l’harmonie de la vie.

En pratique nous sommes le petit enfant, et notre mère, la mater, est la terre éternelle. Cette Terre-Mère est en l’expérience de l’instant, elle est les cinq éléments qui sont la trame et la totalité de ce qui se vit ici. Nous sommes le petit enfant qui s’abandonne dans la matrice de l’ici. C’est le sens de la pratique de mahamudra-dzogchèn. On y parle d’ailleurs de la rencontre de la luminosité-enfant et de la luminosité-mère dans la confiance fondamentale.

Les obstacles

Après avoir discuté des ressources il est aussi important de considérer les obstacles. Quels sont les obstacles à la confiance ? C’est la méfiance, la défiance, la peur. La peur est le « non », le refus : la crainte de la perte et le refus d’être confronté au manque. Et au fond de cette peur est celle de la perte radicale, celle du moi: la peur de la mort. C’est de là que viennent toutes les résistances et les défenses. D’où l’importance d’intégrer la mort pour vivre en confiance.

Accepter la mort en abandonnant les résistances de l’ego consacre notre expérience. C’est toute la voie de la non-peur. Le guerrier sacré, qui vit dans la non-peur, est un vivant mort, vivant et mort à son ego ; c’est un libéré vivant, un bouddha ou bodhisattva.

Les terres de bodhisattva sont des terres de non-peur qui commencent par l’acceptation de la peur : ne pas avoir peur d’avoir peur. Tout le monde a peur. Si nous n’avions pas peur, nous serions bouddha. Ce qui nous sépare de l’éveil est la peur. Ici il s’agit d’accepter notre peur plutôt que de la refouler en ignorant la réalité de notre vulnérabilité.

Là aussi la considération de la mort est importante : ne pas avoir peur d’avoir peur de la mort. Il s’agit même d’aller jusqu’au fond de sa peur, de la vivre complètement, de la vivre totalement, sans aucune résistance ni réticence. On se laisse partir dans la peur, dans cette émotion sustentatrice de toutes les résistances et obstacles. La prise de conscience de la mort, la familiarisation avec sa réalité est à la fois très simple et très profonde. Quelques minutes quotidiennes consacrées à l’intelligence de la mort est une pratique de non-peur, un premier exercice libératoire et un premier pas sur la voie de la confiance.

Plonger dans l’ouvert

La confiance, à un autre niveau, est le courage, la vaillance nécessaires pour « se laisser plonger dans le vide ». On retrouve certains aspects de ces plongeons sous des formes modernes, dans les sports dits « extrêmes ». Du temps où il n’y avait pas de saut à l’élastique, à l’origine de la tradition de mahamudra, Tilopa se trouvait avec son disciple Naropa, seuls au sommet d’une haute tour, et dit à la sauvette : « Si j’avais un disciple véritable, il sauterait du haut de la tour…» Et Naropa sauta ! Le saut dans le vide est la plongée dans l’ouvert, dans l’ouverture d’un trou sans bord. Dans le yoga du rêve le saut se fait d’une falaise dans un abîme sans fond… mais pour sauter, encore faut-il avoir confiance en l’absence de fond. C’est comme avoir confiance en la fluidité de l’eau pour y plonger.

La peur de l’ouvert est, comme toutes les peurs, la peur de se perdre. Préserver l’ego est toujours, que ce soit en psychologie, dans les relations humaines ou en politique internationale, le facteur de fermeture. La peur, à son tour est le facteur de clôture de l’ego. L’ego subsiste par la peur. La peur est ainsi son principe de clôture et la confiance son principe d’ouverture.

Le courage du guerrier

Un dernier point est de voir comment la non-peur s’intègre parfaitement dans une vie sociale contemporaine. En effet l’expérience de vaillance, de non-peur est au centre d’une attitude qu’on pourrait finalement dire efficace. Vivre la non-peur c’est aborder les situations sans préconceptions, sans a priori ni projections, ce qui est courageux mais aussi finalement extrêmement pertinent, « terre-à-terre » et efficace dans l’intelligence et l’éthique du cœur.

Certaines fois nous utilisons dans la transmission l’image du guerrier sacré sur le champ de la vie. C’est le chevalier ou bodhisattva qui a le courage de s’ouvrir aux autres, de s’ouvrir au monde, le courage de plonger dans l’ouvert et de s’exposer. Cette vaillance est l’aspect essentiel de la voie de la non-peur. Si ce guerrier est dans son mental, s’il pense à la bien-aimée qu’il a laissée au foyer ou à ses cours de stratégie, il sera absent à la situation, au champ de son expérience. C’est seulement en s’oubliant, en mourant à lui-même et aux passions nées du mental, qu’il entre dans l’attitude de non-peur authentique en laquelle se vit l’intelligence du cœur. Absent à son mental et à ses passions il vit la plus profonde et intelligente sensibilité qui soit. Quelque soit la demande et l’énergie de la situation, il s’y coule comme l’eau sur la terre, il danse spontanément avec. Il est capable d’une réponse fulgurante et foudroyante si nécessaire. Si la situation le demande, il combattra sans peur et sera l’adversaire le plus redoutable mais il vit profondément la non-violence essentielle, la bonté fondamentale et l’intelligence du cœur.

Le texte suivant a été composé d’après une allocution au cours du séminaire Confiance et Non-Peur le 23 octobre 1995 à l’Institut Karma Ling.

Lama Denys Rinpoché

Formé traditionnellement et pleinement investi par Kyabdjé Kalou Rinpoché pour transmettre le bouddhisme en Occident, Lama Denys enseigne aujourd’hui le cœur de la voie permettant à chacun d’en relier l’essence à son expérience quotidienne.

Nous sommes le grand stupa des cinq éléments !

En pratique nous sommes
le petit enfant, et notre mère
est la terre éternelle.
Cette Terre-Mère
est en l’expérience de l’instant,
elle est les cinq éléments
qui sont la trame
et la totalité de ce qui se vit ici
Nous sommes le petit enfant
qui s’abandonne
dans la matrice de l’ici.

 

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