Les trois apprentissages, une voie d’éveil
Lama Denys Rinpoché
L’enseignement du Bouddha est contenu dans ce que la tradition nomme en sanscrit le Tripitaka qui est généralement traduit par les trois corbeilles. Il y a aussi trois poisons de l’esprit, trois qualités fondamentales de l’éveil. Il y a trois portes de la libération, trois expériences spirituelles fondamentales. Le ternaire est une des données fondamentales du Dharma, de l’enseignement du Bouddha.
Dans l’enseignement du Bouddha il y a les sutras et les tantras. L’un comme l’autre, dans l’intelligence du sanscrit, ont le sens de fil, de fil conducteur. Tantra a aussi le sens de continuité. Et c’est de ce fil conducteur, qui est en quelque sorte la trame de l’enseignement du Bouddha.
Comme nous allons le voir c’est un fil à trois brins, une sorte de tresse, de triade, ou de trinité. Au début il y a Bouddha, Dharma et Sangha, les trois joyaux. Il y a en particulier les trois apprentissages qui se nomment shila, samadhi et prajna. Shila, en sanscrit, a le sens de discipline ou d’éthique. Samadhi est ce que l’on exprime souvent par méditation et qui est en fait la vigilance, la présence. Et prajna, c’est l’intelligence, la compréhension de l’intelligence qui se comprend en soi. Ce n’est pas tant une intelligence orientée vers un savoir, du type scientifique ou technologique mais une intelligence pourrait-on dire épistémologique, ou en tout cas une intelligence qui est l’intelligence des procédés même de l’intelligence, de la faculté de cognition qui finalement constitue ce que nous sommes, ce que nous expérimentons.
Il y a différents types d’enseignement du tripitaka :Vinaya, Sutra et Abidharma et des tantras. Vinaya c’est la discipline ; Sutra n’est pas traduit habituellement mais on pourrait parler des épisodes de la vie du Bouddha, de résumés d’épisodes ou de situations. L’Abidharma ou phénoménologie, est l’expression de comment est la réalité. Et les tantras sont considérés comme un quatrième ensemble, en tout cas dans les classifications des écoles tantriques.
Commençons par notre situation, c’est-à-dire la dualité, une situation dans laquelle nous vivons en termes de sujet, d’objet et d’acte. Dans une philosophie bouddhiste type vijnanavadin, Cittamatra, il y a l’opposition de l’observateur et de l’observé dans la saisie-observation. C’est une polarisation : le sujet et l’objet qui se posent en s’opposant dans la conception. Cette polarisation de notre expérience se fait suivant trois modes que la tradition connaît comme les trois poisons de l’esprit : attraction, répulsion et indifférence. Cette polarisation en laquelle nous existons perdure par notre engagement dans des situations polarisées aussi bien en terme d’attraction, de répulsion que d’indifférence. Il y a là une correspondance avec les trois fils conducteurs que nous avons évoqués au début. Lorsque l’on vit dans ce monde dualiste fondé sur ces polarisations, sur ces tensions d’attraction, de répulsion et d’indifférence, l’on vit dans les trois caractéristiques de l’existence ou de l’expérience habituelle. On est confronté à la souffrance, on est confronté à l’impermanence et l’on est confronté à l’ego et à sa perte. D’une façon très schématique, c’est une sorte de prototype de la situation dans laquelle nous vivons habituellement.
L’enseignement du Bouddha, tel qu’il évolue dans la tradition du Mahayana et du Tantrayana tibétain, distingue une répartition : vision, méditation et action. La vision peut être mise en rapport avec le non-ego, la méditation avec l’impermanence et l’action avec le mal-être.
D’autre part, la vision est aussi en rapport avec l’Abidharma, la phénoménologie, l’expression de la réalité ; la méditation est considérée comme étant en rapport avec les Sutra et l’action avec le Vinaya, l’éthique et la discipline. Autrement dit l’action est déterminée par le Vinaya, la discipline-éthique ; la méditation, la vigilance, présence juste, est exposée, dans les circonstances concrètes de la vie, au sein des Sutra ; et la vision est en rapport avec l’intelligence de la réalité, la phénoménologie, l’expression de comment est ce que l’on expérimente, c’est-à-dire l’Abidharma.
L’intelligence de vie qui vient de l’éthique, de la discipline du Vinaya, de la vigilance des Sutra, et de la compréhension de l’Abidharma amène un état de moindre polarisation, de moindre passion, de moindre tension et de moindre stress aussi ! C’est une expérience de transparence. L’idée est qu’aussi bien l’observateur que l’observé, c’est-à-dire les deux constituants de ce que nous sommes – notre esprit étant l’interaction de l’observateur et de l’observé dans son observation – sont plus dans une participation de l’un à l’autre et l’on pourrait aller jusqu’à dire de communion. Remarquons d’ailleurs qu’union est la traduction étymologique du mot yoga et tout le cheminement, la voie de réalisation, est au sens à la fois étymologique et fondamental un yoga, une voie de réintégration, de réunification, d’union… On peut aussi dire transparence, communion, unification, réintégration. Mais le propos est, très simplement, d’être moins fixé dans les passions et d’être plus présent à la vie authentique.
Voyons maintenant les instructions fondamentales de méditation. L’intelligence qui, comme nous l’avons vu, est en rapport avec l’Abidharma, en terme d’expérience l’est avec la non-fixation. Cela peut sembler au départ curieux et mérite quelques explications. Vous connaissez sans doute la différence qu’il y a entre vijnana et jnana. Vijnana est le mot traduit habituellement par conscience, avec tout ce que ce terme implique de dualité, de dualisme ; et jnana, tel qu’il est utilisé dans le Mahayana, a le sens d’expérience immédiate, d’expérience au-delà de la conscience ou d’expérience sans la conscience, sans l’observateur dualiste. C’est la conscience en soi, la conscience réflexive qui est au cœur de l’éveil. Mais le point intéressant qui mérite d’être souligné est que l’intelligence est une question de non-fixation. Nous avons l’habitude de comprendre l’intelligence comme une fixation sur des raisonnements ou la faculté de soutenir des débats. Il y a bien sûr une intelligence de la raison qui a ses raisons, mais l’intelligence dans sa dimension profonde, telle que le Dharma la comprend, est une intelligence que l’on pourrait dire du cœur, une intelligence qui se comprend avant d’être justifiée par la raison. En tout cas, il y a dans la non-fixation une relaxation de l’esprit, un lâcher-prise fondamental qui est le lieu d’une profonde intelligence ; et c’est cette intelligence que la tradition nomme prajna.
Le deuxième apprentissage est plus une question de lucidité, de vigilance. C’est celui de la présence, de la méditation.
Et le troisième est la discipline. Elle est composée, au niveau extérieur, d’un certain nombre de repères précis, mais ceux-ci procèdent d’une sensitivité non violente qui est justement l’intelligence du cœur. C’est la discipline du héros d’éveil, la discipline du bodhisattva, l’éthique du héros d’éveil. On pourrait dire que l’éthique du bodhisattva est d’abord et surtout celle du cœur, de l’intelligence du cœur. C’est l’adéquation juste à la situation : si vous voyez un enfant, un petit bébé sur le point de basculer dans un puits, vous avez un geste avant de vous être demandé si votre mouvement est éthique et s’il répond aux normes de votre moralité. On parle aussi de cette qualité de sensitivité comme d’une réceptivité-disponibilité.
Retenons juste la discipline, l’éthique comme fondée sur cette sensitivité, cette réceptivité-disponibilité ; la méditation comme vigilance-présence ; et l’intelligence comme non-fixation. La pratique de la méditation, samatha–vipasyana, combine à la fois méditation et intelligence, samadhi et prajna ; tout cela dans le cadre du fondement de Shila, de la discipline-éthique.
Pour la personne qui rentre profondément dans la pratique, il y a alors différentes méthodes, du Theravada, du Mahayana, du Tantrayana. Mais dans la perspective traditionnelle du Mahayana, quelle que soit la voie, l’expérience d’éveil vécue est la même. Fondamentalement. Le Bouddha est appelé Celui-qui-enseigne-l’anatman, et l’expérience d’anatman se vit fondamentalement de la même façon par tout ceux qui s’éveillent, qui se libérent des fixations de l’ego-esprit ou âme.
Je voudrais introduire ensuite les trois types d’expériences spirituelles que petit à petit le pratiquant peut découvrir : celles de non-pensée, celles de clarté, de lucidité, de luminosité et celles de ravissement, de béatitude, de félicité, de bien-être. Arrivé à un certain niveau, le pratiquant-yogi entre dans la vie profonde et celle-ci peut se découvrir sous la forme de chacune de ces trois expériences. En fait, ce sont trois aspects d’une même expérience : celle de non-ego. L’expérience de non-ego peut être une expérience de non-pensée, de non-discursivité. Elle peut aussi se vivre comme comme une expérience de luminosité. Ou ce peut être encore une expérience de bien-être, de félicité. Ce sont des expériences que l’on peut dire d’ouverture, de clarté, de sensitivité : une expérience de non-pensée est une expérience dégagée, ouverte ; l’expérience de clarté est plus celle d’un feu, d’une lumière et l’expérience de félicité peut être comprise comme celle d’une sensitivité absolue. C’est vivre les sens dans leur qualité essentielle. Et c’est là que se trouve le cœur de l’éthique, le cœur de shila, de la discipline, le troisième apprentissage. Cette sensitivité est précisément aussi karuna, la compassion, au sens fort, tel qu’il est utilisé même dans la tradition de mahamudra–dzogchen.
Il y a, en rapport avec ces trois expériences, ce qui est nommé les trois portes de la libération : vacuité, non-signe et non-intention ou, dans la tradition de mahamudra, non-fabrication, non-méditation et non-distraction. Sans entrer dans les détails, ce qui serait long, la libération ou la réalisation – ici les deux mots sont synonymes – est l’entrée dans la vacuité, le non-signe et la non-intention.
L’entrée dans la vacuité est surtout un départ ; comme le dit le mantra de la Prajnaparamita dans : Teyatha gaté gaté paragaté parasamgaté bodhi svaha ; parti, parti, complètement parti, parfaitement parti, éveil, ainsi. Non-signe a le sens de non-conception ; c’est l’absence de nomination, de l’utilisation du processus discursif et de la pensée qui étiquette, nomme les noms et les formes habituels. Et c’est dans ce non-signe que se trouve la pensée non pensée ou la pensée réflexive qui est l’intelligence qui n’a pas besoin de se dire à elle-même ce qu’elle sait déjà. Ce qui est compris n’a pas besoin d’être énoncé dans le discours du mental pour opérer dans l’intelligence.
Ces trois portes de la libération sont l’entrée dans l’éveil, la réalisation. Il y a dans le Mahayana une perspective fondamentale qui est celle de la plénitude de la vacuité. Entendons-nous : la vacuité est l’effacement du signe, de toute conception. C’est l’évacuation des déterminations et des représentations conceptuelles. Et cette évacuation débouche sur une expérience qui est celle de vacuité. Mais la qualité de cette vacuité est celle d’une plénitude, d’une expérience brute, directe, crue, d’une expérience sans voile, directe et immédiate, vide et précise. C’est ainsi que l’on parle d’une plénitude de la vacuité.
Cette plénitude s’exprime, dans la tradition du Mahayana, comme trikaya : les trois corps du Bouddha. Ces trois corps sont le corps absolu, dharmakaya, le corps d’expérience parfaite, sambhogakaya, et le corps de manifestation, nirmanakaya. Ces trois corps sont en fait les trois aspects fondamentaux de l’expérience d’éveil, ou, comme le traduit Namkaï Norbu Rinopché, les trois dimensions. Ce sont les trois aspects concomitants de l’éveil. Le dharmakaya est, dans la tradition de mahamudra–dzogchen, exprimé comme ouverture absolue, c’est-à-dire l’ouverture que l’on pourrait s’imaginer comme étant la fin de la chute dans un trou sans bord. Et c’est aussi une expérience d’espace. Le sambhogakaya est, dans la tradition yogique et pas seulement, la qualité parfaite de l’expérience qui est vécue dans cette ouverture. C’est une expérience qui est vécue de façon totale car il y a une participation immédiate. Et le nirmanakaya, corps de manifestation, est la présence physique et historique ou la présence : le corps présent qui fait partie de cette expérience de cognition qui est en fait l’éveil dans ces trois corps, dans ces trois dimensions. Ouverture, clarté-lucidité et sensitivité sont en fait la nature de ces trois corps : dharmakaya est ouverture, sambhogakaya, expérience parfaite dans la clarté, la luminosité, la claire lumière, et nirmanakaya, corps de manifestation, présence corporelle au sens commun.
Le cœur de l’éveil est finalement la réalisation de cet état de présence ouvert, clair et sensitif. Et cet état est la vie fondamentale, l’état fondamental de la vie que nous expérimentons lorsque nous sommes entre deux pensées ou entre deux instants de conscience habituelle, entre deux instants de vijnana. Entre des moments de polarisation de notre expérience, de notre mental, il y a des moments d’absence de polarisation, des moments de présence qui sont des instants d’éveil à notre insu. Nous vivons l’éveil à notre insu. L’éveil est la qualité fondamentale de la vie qui existe en nous. Nous pouvons même dire que nous sommes, en tant qu’atman, ce qui nous cache à nous-mêmes cette présence qui est déjà ici, au cœur de notre cœur.
Article extrait d’une conférence donnée par Lama Denys à l’UBE, Paris, 1996. © Université Bouddhiste d’Europe.