Bodhicitta et l’engagement de Bodhisattva
Tenzin Gyaltso, XIVème Dalaï-Lama
Chaque instant de l’existence a un sens pour celui qui est constamment éveillé au bien-être de ses semblables. Il n’a pas de regrets, il est toujours satisfait et respire la plénitude
L’après-midi du 29 avril, Sa Sainteté le Dalaï Lama donnait les vœux de Bodhisattva précédés d’une introduction à l’Esprit d’Eveil, Bodhicitta.
Lors de cet enseignement qui concluait l’exposé sur les Quatre Nobles Vérités du Bouddha, Sa Sainteté nous invita à développer plus avant notre compréhension et à découvrir notre motivation au cœur même de la profondeur de l’enseignement du mahayana.
«Parmi tous les enseignements du bouddhisme, celui sur la compassion est l’un des plus précieux. Il est dit dans La Marche vers l’Éveil que pour se libérer il est nécessaire de s’en remettre au Bouddha et encore plus particulièrement aux êtres. On aura certes du respect à l’égard du Bouddha à la perfection duquel on aspire, mais c’est grâce à notre altruisme, en pratiquant la compassion et la patience à l’égard des êtres, que l’on pourra soi-même atteindre l’Éveil .»
Je vais aujourd’hui vous transmettre ce qu’on appelle Bodhicitta, l’esprit d’éveil. Sa transmission comporte deux aspects : Bodhicitta comme aspiration et Bodhicitta comme mise en pratique. C’est la première étape, celle de l’aspiration, qui va être transmise aujourd’hui.
Après avoir profondément réfléchi à ce qu’est l’esprit d’éveil et formulant le vœu d’atteindre la libération pour le bien de tous les êtres, nous commençons à acquérir une certaine expérience, un avant-goût dirons-nous, de ce premier esprit d’éveil. L’ensemble de ce processus n’est autre que l’art d’engendrer l’aspiration à l’esprit d’éveil.
Cultiver l’esprit d’éveil consiste à développer un état d’esprit vaste et ouvert. Comment élargir notre esprit alors que jusqu’à présent, nous étions principalement concernés par nous-mêmes du fait du caractère très égocentrique de notre mentalité. Il s’agit maintenant de briser ces barrières pour commencer à considérer l’infinité des êtres. L’idée est de se sentir concernés et responsables de l’ensemble des vivants. Bodhicitta ne consiste pas simplement à s’intéresser au bien-être d’autrui, d’avoir pour les autres une sorte de commisération ou d’intérêt pour leur bonheur. Ces derniers jours, nous avons vu que les voiles qui masquent la réalisation de la nature ultime de la vacuité conditionnent notre liberté intérieure et causent la souffrance. C’est parce que ces voiles sont éphémères qu’ils peuvent être éliminés et qu’il existe donc une possibilité de cessation de la souffrance. Cette possibilité développe en nous de l’empathie pour nos semblables car il devient alors envisageable de remédier vraiment à leurs peines.
Comme tous les autres êtres, nous souhaitons trouver le bonheur et éviter la souffrance. De même qu’il existe un remède à nos maux, il en est un à la souffrance de tous les êtres.
Il est dit dans le Bodhicaryavatara : « A quoi bon protéger son propre bonheur alors que tous les autres êtres souffrent ? » Si, comme moi, tous les êtres aspirent au bonheur, pourquoi souhaiter être le seul à en jouir ? De plus, d’un point de vue pratique, notre bonheur dépend intimement de celui d’autrui et il en est de même de notre souffrance.
Lorsque nous sommes concernés par le bonheur ou la souffrance d’autrui, notre vision des choses s’élargit. Nous devenons plus altruistes et nous acquérons alors plus de détermination, de force d’âme et de courage. En revanche, plus nous sommes renfermés sur nous-mêmes, uniquement concernés par notre propre bien-être ou souffrance, plus nous sommes en proie à la crainte, à l’espoir et à l’appréhension.
Il est certes naturel d’être intéressé par son propre bonheur. Nous éprouvons l’envie de nous chérir et d’être bienveillants envers nous-mêmes. C’est en découvrant d’ailleurs la bienveillance à notre égard que nous pouvons l’étendre à autrui. Cependant, celle-ci ne doit jamais être engendrée au détriment du bien-être de nos semblables, car celui qui veut construire son bonheur sur le malheur de l’autre ne rencontrera que difficulté, insatisfaction et frustration. Il y a donc une façon juste d’être bienveillant avec soi-même et une autre purement égocentrique.
Si nous sommes entièrement renfermés sur nous-mêmes, ne pensant qu’à notre propre bien-être, alors nous serons incapables d’apporter l’harmonie à ceux qui nous entourent. En maintenant un tel comportement, nous détruisons non seulement notre bonheur mais aussi celui d’autrui. En revanche, l’expérience montre que chaque instant de l’existence a un sens pour celui qui est constamment éveillé au bien-être de ses semblables. Il n’a pas de regrets, il est toujours satisfait et respire la plénitude ; il est en paix avec lui-même, sait apporter l’harmonie au sein de son entourage et peu à peu dans la société tout entière. Finalement, plus nous nous ouvrons au bonheur d’autrui, plus nos propres desseins s’accomplissent naturellement.
Nous pourrions parfois penser que se sentir intimement préoccupés par la souffrance d’un très grand nombre d’êtres est un lourd fardeau. Nous avons l’impression qu’à nos propres difficultés s’ajoute le poids de celles des autres. Mais, comme l’explique Shantideva dans La Marche vers l’Éveil, celui qui n’est préoccupé que par lui-même est oppressé par les difficultés et la souffrance. Il se sent désespéré et sans espoir. Plus la difficulté augmente, plus il perd courage. Si, au contraire, mus par un grand altruisme à l’égard des douleurs d’autrui, nous nous sentons intimement concernés par leur souffrance, notre sentiment de compassion grandit, notre courage et notre détermination œuvrent naturellement à leur soulagement. En réalisant pleinement l’ampleur de la souffrance, nous pouvons découvrir, sous notre tristesse apparente, une grande détermination à apaiser les douleurs qui affectent nos semblables.
Hier, nous avons mentionné l’existence de dix actes à éviter qui jalonnent la Voie. Ceux-ci sont précisément en relation avec autrui. Éviter de prendre la vie, par exemple, est évidemment directement en rapport avec les vivants. Nous nous abstenons de causer du tort, de nuire à un autre être en le tuant. Voler, mentir, prononcer des paroles dures, essayer de séparer des êtres qui s’aiment : toutes ces actions du corps, de la parole et de l’esprit sont toujours définies en relation avec le tort qu’elles produisent. A la lumière ce cette relation, leur caractère non vertueux est encore plus flagrant. Il est indispensable d’être constamment inspiré par le principe de ne jamais sciemment causer du tort à autrui.
La générosité, la discipline, l’effort, la patience, la méditation et l’intelligence : la pratique de ces six vertus ou perfections est le cœur même de l’engagement du Bodhisattva. Elles sont ce qui permet de cultiver l’amour qui est l’antidote de la haine. Cet amour ne peut être pratiqué sans cultiver la patience à l’égard de ceux qui nous causent du tort. Les événements extérieurs négatifs et les êtres perçus comme nuisibles nous donnent l’occasion de pratiquer la patience et l’amour. Ils nous aident ainsi à progresser sur le Chemin de l’Éveil. Nous n’exerçons pas notre patience à l’égard du Bouddha ni à l’égard de ceux qui nous font du bien ou qui nous sont chers. En revanche, nous devrions être patients envers ceux qui nous irritent ou nous causent du tort. D’un certain point de vue, il n’y a rien de tel qu’un bon ennemi afin de détruire en nous la semence de haine et nous permettre de développer l’amour.
L’enseignement sur la compassion est l’un des plus précieux du Dharma. Il est dit dans La Marche vers l’Éveil que pour se libérer il est nécessaire de s’en remettre au Bouddha mais plus particulièrement encore aux êtres. Il est fondamental de développer une attitude respectueuse à l’égard du Bouddha dont la perfection constitue l’objet de notre quête. Cependant, notre altruisme, la pratique de la compassion et de la patience à l’égard de tous les êtres sont des facteurs indispensables pour que nous puissions réaliser l’Éveil.
Il est en effet incompatible de cultiver un profond respect et une grande dévotion envers le Bouddha tout en négligeant les vivants ou en essayant d’acquérir notre bonheur à leur détriment. Le Bouddha n’a d’autres pensées que de soulager la douleur et sa compassion est infinie. Si cette compassion est une des composantes principales de son intelligence, de son Eveil, comment pourrions-nous, sans le trahir, ne pas l’éprouver en retour et ne pas nous sentir concernés par cette souffrance ? Ce serait de l’hypocrisie ! Par exemple, si nous offrions un plat carné à un très bon ami qui, par compassion pour les êtres, ne mange pas de viande, nous irions à l’encontre de ses sentiments les plus profonds. Ainsi la confiance dans le Bouddha et l’indifférence envers les êtres sont incompatibles. Il nous faut donc respecter la compassion infinie que le Bouddha exprime envers tous les êtres.
L’attitude que nous allons adopter désormais se caractérise par la confiance dans le Bouddha, celui qui a atteint l’Éveil. Dans le même temps, et avec la même détermination, nous souhaitons progresser vers la libération et l’omniscience, l’état de Bouddha, et aspirons à la délivrance de tous les êtres. Négliger le bonheur d’autrui afin d’atteindre l’Éveil pour soi-même n’aurait aucun sens. Il est d’ailleurs impossible de réaliser ainsi l’Éveil. Ceux qui, préoccupés uniquement par eux-mêmes, acquièrent un certain niveau spirituel, l’état d’Arhat par exemple, ne peuvent aller plus loin précisément parce qu’ils n’ont pas abandonné cette composante égocentrique de leur recherche de la perfection. Il faut finalement accorder plus d’importance au bien-être d’autrui qu’au sien. Même si cela est difficile, il est juste de persévérer, de maintenir sa détermination et de faire autant d’efforts que possible afin de progresser vers la libération.
Comme l’a conseillé Shantideva dans La Marche vers l’Éveil, prenons le temps de comparer la vie des personnes ordinaires uniquement préoccupées d’elles-mêmes et celle d’un Bouddha dont l’activité est entièrement tournée vers autrui. Avons-nous réellement obtenu le bonheur que nous cherchions au sein de notre existence habituelle ? N’est-il pas temps d’abandonner un peu l’affection que nous nous portons et de constater que seule l’attention au bonheur des autres peut conduire non seulement à notre propre satisfaction mais aussi à celle d’autrui ? Prenons l’exemple des Bodhisattvas qui ont complètement cessé de se chérir égoïstement et marchons sur leurs traces, souhaitant de toutes nos forces nous consacrer entièrement au bonheur d’autrui.
Avoir clairement à l’esprit que nous souhaitons atteindre l’Éveil pour libérer les êtres de l’ignorance et de la souffrance – ce qui implique incontestablement d’accomplir le bien d’autrui – est source d’une détermination qui ne cesse de se fortifier tout au long de la Voie.
L’esprit d’éveil, Bodhicitta, se développe au fil du temps et se réalise pleinement dans l’esprit d’un Bodhisattva. Il est vrai que nous pouvons dès maintenant concevoir cet idéal, exprimer ce souhait, mais il faudra le développer de plus en plus afin qu’il fasse partie intégrante de notre esprit. Au début, il sera quelque peu artificiel. Nous devrons le concevoir et y réfléchir. Puis, en persévérant, il deviendra plus naturel, mais supposera aussi que nous fassions des efforts pour amplifier sa puissance. Alors un jour viendra où l’esprit d’éveil fera véritablement partie de notre propre esprit. Le souhait d’atteindre la bouddhéité pour le bien des êtres sera si naturel que cette pensée ne nécessitera plus d’effort quelles que soient les circonstances. A ce niveau, quand bien même apparaîtrait une tendance à négliger cet état ou à agir au détriment d’autrui, la pensée de l’altruisme reviendrait naturellement en notre esprit.
Nous allons maintenant faire nôtre ce vœu d’aspiration à l’esprit d’éveil et recevoir sa transmission afin d’affermir notre détermination, d’initialiser et de poursuivre son développement, en sachant que cela peut prendre des années et parfois même des vies.
Récitant le texte, nous allons visualiser le Bouddha comme s’il était présent devant nous dans l’espace entouré des Bodhisattvas du passé, du présent et du futur. En même temps, nous imaginerons l’infinité des êtres plongés dans la souffrance ; nous souhaiterons du fond du cœur qu’ils en soient libérés comme d’ailleurs de ses causes afin qu’ils connaissent non seulement le bonheur mais également son origine.