La hiérarchie naturelle
Chögyam Trungpa
Vivre en accord avec la hiérarchie naturelle ne se résume pas à suivre une série de règlements rigides, ni à structurer son emploi du temps en fonction de commandements caducs et de règles toutes faites. Le monde est doté d’un ordre, d’un pouvoir et d’une richesse qui peuvent nous enseigner à mener notre vie avec adresse, en nous montrant bienveillants envers les autres et en prenant soin de nous-mêmes
Les principes du ciel, de la terre et de l’homme… sont un moyen parmi d’autres de décrire la hiérarchie naturelle. Ils constituent une manière d’envisager l’ordre du monde cosmique, ce monde plus vaste dont les êtres humains font partie. Dans ce chapitre, j’aimerais exposer une autre façon d’envisager cet ordre, qui provient de la sagesse shambhalienne du Tibet, mon pays natal. Cette vision du monde comprend également trois aspects, qui se nomment lha, nyen et lu. Ces trois principes ne s’opposent pas aux principes du ciel, de la terre et de l’homme, mais ils présentent une perspective légèrement différente. Lha, nyen et lu sont davantage ancrés dans les lois de la terre, bien qu’ils reconnaissent l’autorité du ciel et la place des êtres humains. Ces principes décrivent le protocole et le décorum de la terre elle-même et montrent comment les êtres humains peuvent s’intégrer dans la trame de la réalité fondamentale. L’application des principes de lha, nyen et lu est donc un autre moyen d’invoquer la puissance des dralas, la magie des éléments.
Lha signifie littéralement « divin » ou « dieu », mais dans ce cas-ci il se réfère aux points les plus élevés de la terre et non à un royaume céleste. Le domaine de lha, ce sont les sommets des montagnes enneigées, parmi les glaciers et la roche nue. Lha est le point le plus élevé de tous, le premier à recevoir la lumière du soleil levant. Il correspond aux régions de la terre qui s’élancent dans les cieux, dans les nuages, aussi proches du ciel que la terre puisse aller.
Sur le plan psychologique, lha représente le premier éveil. C’est l’expérience d’une fraîcheur immense, d’un état d’esprit non contaminé. Lha est l’aspect de notre être qui reflète en premier le Soleil du Grand Est, c’est également le sentiment d’illuminer en rayonnant, de projeter une immense bonté. Dans le corps, lha correspond à la tête, et en particulier aux yeux et au front ; il symbolise, au niveau de l’expérience physique, la notion de s’élever et de se projeter vers l’extérieur.
Ensuite il y a nyen, qui signifie littéralement « ami ». Nyen commence dans les contreforts des grandes montagnes et comprend les forêts, les jungles et les plaines. Dans une montagne, la cime correspond à lha et les versants avec leur dignité à nyen. Dans la tradition des samouraï du Japon, les larges épaules empesées de l’uniforme des guerriers représentent le principe de nyen ; c’est également le cas dans la tradition militaire d’Occident, où les épaulettes accentuent la carrure. Dans le corps, nyen comprend non seulement les épaules mais aussi le torse, la poitrine, la cage thoracique. Psychologiquement il correspond à la solidité, au sentiment d’être solidement ancré dans la bonté, enraciné dans la terre. Par conséquent, nyen est relié à la bravoure et à l’héroïsme des êtres humains. En ce sens, il constitue une version illuminée de l’amitié : se montrer valeureux et serviable.
Finalement, il y a lu, qui signifie littéralement « être aquatique ». Lu est le domaine des océans, des fleuves, des grands lacs, le royaume de l’eau et de l’humidité. Lu a la qualité d’un joyau liquide, de sorte que l’humidité ici est associée à la richesse. Psychologiquement, faire l’expérience de lu est comme plonger dans un lac d’or. Lu correspond également à la fraîcheur, mais à une fraîcheur différente de celle des glaciers sur les montagnes de lha. Ici, la fraîcheur évoque plutôt les reflets du soleil sur une nappe d’eau profonde, qui font ressortir la qualité de joyau liquide de l’eau. Dans le corps, lu correspond aux jambes et aux pieds, à tout ce qui se trouve au-dessous de la taille.
Lha, nyen et lu sont également associés aux saisons. L’hiver correspond à lha, la plus élevée des saisons. En hiver, on se sent surélevé, on a la sensation de flotter au-dessus des nuages. L’air est froid et vif, c’est comme si l’on volait dans le ciel. Ensuite il y a le printemps, où l’on descend du ciel pour entrer en contact avec la terre. Le printemps est une transition entre lha et nyen. Vient alors l’été, qui correspond au plein essor de nyen, lorsque tout verdit et s’épanouit. Finalement, l’été se change en automne ; c’est la saison des fruits, de la plénitude ultime, associée à lu. Les récoltes et moissons de l’automne sont la fructification de lu. Dans l’enchaînement des saisons, lha, nyen et lu s’influencent mutuellement dans un processus d’évolution. Ce même modèle s’applique à un grand nombre de situations. L’interaction de lha, nyen et lu peut être comparée à la fonte des neiges éternelles des cimes. La chaleur du soleil fait fondre la neige et les glaciers sur les montagnes, ce qui correspond à lha. Ensuite, l’eau s’écoule le long des flancs et forme des torrents et des rivières, ce qui correspond à nyen. Enfin, les rivières convergent dans l’océan, ce qui correspond à lu, le fruit.
Il est possible d’observer le jeu réciproque de lha, nyen et lu dans la conduite humaine et les échanges sociaux. L’argent, par exemple, est associé au principe de lha ; ouvrir un compte en banque pour y déposer des fonds est associé à nyen ; et retirer des fonds du compte pour payer des factures ou faire des achats est associé à lu. Prenons un autre exemple, une action aussi simple que celle de boire un verre d’eau. Comme on ne peut boire de l’eau dans un verre vide, on verse d’abord l’eau dans le verre : c’est lha. Ensuite on prend le verre avec la main : c’est nyen. Finalement on boit : c’est lu.
Lha, nyen et lu jouent un rôle dans toutes les circonstances de la vie ; chaque objet que nous manipulons s’inscrit dans un de ces trois domaines. Sur le plan de l’habillement, par exemples le chapeau occupe la place de lha, les chaussures celle de lu et la chemise, la robe ou le pantalon celle de nyen. Si nous confondons ces principes, l’instinct nous dit que quelque chose ne va pas. Par exemple, si le soleil darde ses rayons, nous n’allons pas nous mettre des chaussures sur la tête pour nous protéger. De même, nous ne marcherons pas non plus sur nos lunettes. Nous ne fourrerons pas nos cravates dans nos chaussures et, pour la même raison, nous ne devrions pas non plus mettre les pieds sur la table, car ce serait intervertir lu et nyen. Les effets personnels qui appartiennent au domaine de lha comprennent les chapeaux, les lunettes, les boucles d’oreilles, les brosses à dents, les brosses à cheveux. Parmi ceux qui appartiennent au domaine de nyen, il y a les bagues, les ceintures, les cravates, les chemises et chemisiers, les boutons de manchettes, les bracelets, les montres. Ceux qui occupent la place de lu comprennent les chaussures, les chaussettes et les sous-vêtements. Ces principes doivent être pris au pied de la lettre, n’en déplaise au lecteur : lha, nyen et lu sont des principes très simples et très ordinaires.
Comme l’observance de l’ordre de lha, de nyen et de lu est ce qui fait de l’être humain un être civilisé, nous pourrions dire que ces principes constituent l’étiquette ultime. Lorsque nous respectons l’ordre de lha, nyen et lu, nous pouvons harmoniser notre vie avec le monde phénoménal. Certains voudraient passer par-dessus ces normes fondamentales de la société : « Et alors, qu’est-ce que cela peut faire si je me mets des chaussures sur la tête ? », diront-ils. Mais chacun sait qu’un tel geste est déplacé, bien que personne ne sache exactement pourquoi. L’être humain a un instinct qui l’incite à avoir un endroit précis pour chaque effet personnel et pour chaque article ménager. Ces normes ont vraiment un sens. La chambre à coucher, de même que la maison tout entière, est beaucoup plus ordonnée quand nous rangeons les choses à leur place. C’est de là que naît le sens du rythme et de l’ordre dans notre expérience. Nous ne jetons pas nos vêtements par terre, pas plus que nous ne rangeons les pantoufles sous l’oreiller ou que nous n’employons la brosse à cheveux pour cirer les chaussures.
Ne pas tenir compte de l’ordre de lha, nyen et lu peut avoir des effets terriblement destructeurs. Si, au lieu de l’hiver, l’été succédait à l’automne et si, au lieu de l’automne, le printemps succédait à l’été, l’ordre des principes cosmiques serait entièrement bouleversé. Les cultures ne croîtraient plus, les animaux arrêteraient de se reproduire, les inondations et les sécheresses seraient dévastatrices. La perturbation de l’ordre de lha, nyen et lu dans la société ressemble au dérèglement de l’ordre des saisons ; elle affaiblit la société et entraîne l’anomie.
Parfois, la violation des principes de lha, nyen et lu se manifeste dans les actions des chefs d’État : le président des Etats-Unis mettant les pieds sur la table du bureau ovale ou le fameux incident aux Nations unies où l’ancien Premier ministre soviétique Khrouchtchev ôta sa chaussure pour taper sur le podium. Ces actions en tant que telles ne constituent pas le véritable problème ; intégrer dans sa vie les lois de lha, nyen et lu ne se résume pas à une question de bienséance. Le vrai problème est l’attitude qui profane le caractère sacré de la vie, le fait de penser que pour donner de la force à ses paroles il faut mettre le monde à l’envers en dédaignant les normes fondamentales. Non seulement on perd sa confiance dans le monde phénoménal, mais on devient soi-même une personne indigne de confiance, capable de bien des micmacs pour réussir dans la vie. Une telle approche peut éventuellement mener à une victoire provisoire mais, au bout du compte, on pourrait se retrouver au dépotoir de l’humanité.
C’est pour cette raison qu’il est si important de respecter l’ordre de lha, nyen et lu. Il ne s’agit pas d’affecter le respect pour ces principes, nous contentant d’avoir un ménage ordonné où tout est à sa place. Il faut commencer par apprécier le monde, par jeter un regard neuf sur l’univers, tel que nous l’avons déjà décrit à maintes reprises. Ensuite, à partir de là, nous pouvons ressentir la présence de lha, nyen et lu dans notre corps, dans tout notre être : la vigilance et la vision de lha, la solidité et la douceur de nyen et les possibilités de richesse que nous offre le fait de fouler le sol, ce qui correspond à lu. Cette découverte du décorum fondamental nous permet d’entrevoir la façon de joindre les principes de lha, nyen et lu en nous offrant aux autres, en nous mettant au service du monde.
L’union de lha, nyen et lu peut être illustrée par l’exemple du salut traditionnel de nombre de cultures orientales. Pour le guerrier de Shambhala, s’incliner signifie se donner aux autres, se mettre à leur service. Nous ne parlons pas uniquement de l’inclination physique, mais aussi de toute l’attitude du guerrier dans la vie, une attitude de dévouement altruiste. Lorsque nous nous inclinons à la manière d’un guerrier, nous commençons par bien placer la tête et les épaules et redresser la posture. Il ne s’agit pas de nous précipiter et de nous incliner à toute vitesse, mais d’abord de nous tenir droits pour établir un contact avec le domaine de lha et pouvoir invoquer le cheval du vent. C’est comme si nous étions le mont Everest, la tête couronnée de glaciers. Ensuite, depuis le domaine frais et cinglant des montagnes et des glaciers, nous amorçons le salut en baissant la tête et en pliant légèrement le buste : la tête transmet quelque chose aux épaules. De cette façon, nous nous lions d’amitié avec nyen : nous reconnaissons la largeur des épaules, leur étendue. Finalement, nous achevons notre salut en nous soumettant au domaine de lu, en nous livrant entièrement. Nous incliner, c’est porter en offrande nos trois systèmes : lha, nyen et lu.
Nous incliner devant quelqu’un, c’est lui faire don de notre bonté fondamentale et de notre cheval du vent. En le saluant nous lui livrons des possibilités de puissance et de magie, et nous le faisons de façon appropriée et du fond du cœur. C’est un processus à trois étapes : se maintenir, ressentir et donner. D’abord, il faut savoir nous maintenir, sans quoi le salut n’affirme rien du tout. Si nous nous inclinons devant quelqu’un en nous effondrant, c’est que nous sommes trop crédules, que nous n’y mettons pas de cœur. Le témoin de notre salut, la personne devant laquelle nous nous inclinons, nous jugera peu fiable. Par sa magie, sa puissance, le salut doit réellement confirmer chacun des deux acteurs. Quand nous nous inclinons devant un ami ou devant quelqu’un de bien, quelqu’un de fiable qui possède également cette puissance, nous partageons quelque chose avec lui. Par contre, si nous nous inclinons devant le soleil couchant, devant la souris Mickey, nous nous avilissons, ce qu’un guerrier ne fait jamais. Donc, le salut vise à reconnaître la valeur de l’autre, la présence devant nous de son lha, nyen et lu. Finalement, comme preuve de respect, nous ne nous relevons pas de notre salut tant que l’autre ne s’est pas relevé.
Ce salut est un échange complémentaire d’énergie ainsi qu’un signe de noblesse, de loyauté et d’ouverture. Il est à la fois un exemple et une analogie de l’union de lha, nyen et lu. La question essentielle est de nous mettre au service du monde. Un autre moyen d’unir lha, nyen et lu est fourni par les outils qui nous aident à façonner notre monde ; aussi leur devons-nous un respect particulier. Il en est de même pour les hommes et les femmes qui contribuent à façonner la vie des autres en les servant. Voilà pourquoi nous devons tenir en estime un maître, car il unit lha, nyen et lu chez ses étudiants. C’est aussi, idéalement, le mandat des politiciens et des fonctionnaires publics. Le rôle du guerrier est de réunir en lui-même lha, nyen et lu afin de pouvoir aider ses semblables.
Vivre en accord avec la hiérarchie naturelle ne se résume pas à suivre une série de règlements rigides, ni à structurer son emploi du temps en fonction de commandements caducs et de règles toutes faites. Le monde est doté d’un ordre, d’un pouvoir et d’une richesse qui peuvent nous enseigner à mener notre vie avec adresse, en nous montrant bienveillants envers les autres et en prenant soin de nous-mêmes. Cependant, il ne faut pas se contenter d’étudier les principes de lha, nyen et lu ; la découverte de la hiérarchie naturelle doit être une expérience personnelle. Il faut faire personnellement l’expérience de la magie. Ainsi, non seulement ne sera-t-on jamais tenté de poser son chapeau par terre mais – ce qui est bien plus important – on n’essaiera jamais de tromper son prochain et ses amis. On sera animé du désir de servir le monde, prêt à faire don de soi.
D’ordinaire, il existe un conflit apparent entre la survie et la célébration. La survie, l’attention aux besoins essentiels reposent sur le sens pratique, sur l’effort et, fréquemment, sur le travail pénible et monotone. La célébration, par contre, est souvent associée à l’extravagance et au fait d’entreprendre des choses qui dépassent nos moyens. Gouverner notre monde signifie vivre de façon digne et disciplinée, sans frivolité, tout en jouissant de la vie ; il y a vraiment moyen de combiner la survie et la célébration. Le royaume que nous gouvernons est notre propre vie ; c’est le royaume d’un maître de maison, d’une maîtresse de maison. Que nous ayons ou non un époux, une épouse, des enfants, notre vie n’en a pas moins une structure et une dynamique. Pour certains, la régularité de la vie est une imposition constante. Ils aimeraient mener une vie différente à chaque instant, avoir un menu différent à chaque repas. Mais il est nécessaire de nous fixer quelque part et de nous efforcer d’avoir une vie régulière et disciplinée. A vrai dire, plus notre vie est disciplinée, plus il peut y avoir de la joie. Ainsi, la trame de notre vie peut être la joie et la célébration, et non seulement le devoir. Voilà ce que veut dire gouverner le royaume de sa vie.
Extrait de « Shambhala, la voie sacrée du guerrier » Editions du Seuil.