Travailler avec les émotions

Chögyam Trungpa Rinpoché

La barrière dualiste

Comme nous l’avons vu, l’ennui joue un rôle très important dans la pratique de la méditation assise ; il n’y a pas d’autre moyen d’atteindre les profondeurs de la pratique de la méditation.

Mais, en même temps, il nous faut examiner d’un peu plus près ce désir de références. Même l’expérience de l’ennui, la relation avec l’ennui, pourrait devenir un nouveau jeu, une autre façon de se conforter, de se sécuriser dans la pratique de la méditation. Il faut travailler sur autre chose que la seule expérience de l’ennui : sur les situations de la vie quotidienne qui impliquent l’amour, la haine, la dépression et ainsi de suite, les émotions subtiles mais fondamentales.

Même si l’on est capable d’accomplir sans heurt la pratique vipasyana de relation avec la respiration, cela ne dispense pas de prendre en compte cette vaste zone de troubles inattendus en puissance. Par exemple, à l’issue d’une séance idéale de méditation au cours de laquelle vous avez fait l’expérience de l’ennui, vous décidez d’appeler un ami, vous réalisez alors que le téléphone a été coupé parce que la note est restée impayée. Vous vous mettez en colère : « Mais ce n’est pas ma faute, ma femme a égaré la note », ou « Ils n’ont pas le droit de faire ça ! », et ainsi de suite.

De petits incidents de ce genre se produisent sans cesse. En rencontrant de telles situations, nous commençons à réaliser que notre pratique est orientée vers des références et que nous croyons à une sorte d’harmonie fondamentale. Les problèmes de la vie quotidienne sont un moyen de détruire nos références, notre confort et notre sécurité, et ils nous offrent une occasion d’entrer en relation avec nos émotions.

Bien que nous puissions être capables de discerner la simplicité du processus mental discursif, il n’en reste pas moins qu’il y a des émotions très fortes dont le travail présente des difficultés et des défis énormes. Dans le travail sur les émotions, nous ne rencontrons pas seulement le cinquième skandha, la conscience, mais également le quatrième, le concept, l’intellect. Les émotions sont composées d’énergie, comparable à de l’eau, et d’un processus mental dualiste, comparable à une pigmentation ou à une teinture. Le mélange d’énergie et de pensée produit les émotions vivantes et colorées. Le concept fournit à l’énergie un emplacement particulier, un caractère relationnel qui donnent vie et force aux émotions. Si les émotions sont inconfortables, douloureuses, frustrantes, c’est fondamentalement parce que nous n’entretenons pas avec elles une relation très claire.

La structure de l’ego est devenue tellement efficace, au niveau du cinquième skandha, qu’il y a complot entre l’administration de l’ego et l’ignorance centrale elle-même. C’est comme si le ministre du roi était devenu plus puissant que le roi lui-même. Là se situe le point où les émotions sont ressenties douloureusement, parce que l’on ne sait plus très bien ce qu’il en est de nos relations avec elles. D’où ce formidable conflit, cette impression que nos émotions nous submergent, et que nous perdons notre identité fondamentale, notre centre de commande.

La douleur de l’émotion provient donc de ce conflit, et la relation est toujours ambivalente. Mais quand quelqu’un est vraiment capable d’entretenir une pleine et profonde relation avec les émotions, celles-ci cessent désormais d’être un problème extérieur. Vous devenez capable de les approcher de très près, et la guerre entre vos émotions et vous-même – vous et vos projections, vous et le monde du dehors – devient transparente. Cela implique la disparition des barrières dualistes mises en place par les concepts, ce qui est l’expérience de shunyata, l’absence de concepts dualistes, le vide.

A vrai dire, nous ne voyons pas complètement les choses telles qu’elles sont. En général, nous percevons quelque chose, puis nous regardons. Dans ce cas, le regard consiste dans l’acte de nommer et d’associer. Mais voir les choses signifie les accepter telles qu’elles sont, tandis que le regard est un effort superflu pour vous assurer de votre sécurité personnelle, pour vérifier que rien ne va embrouiller votre relation avec le monde. Aussi créons-nous cette sécurité en catégorisant les choses, en les nommant, en employant des termes relatifs pour identifier leurs relations, la façon dont elles s’agencent. Et cette sécurité fournit un bonheur et une assurance temporaires.

Il y a beaucoup de puérilité dans une si grossière recherche de repères projectifs, et le jeu doit être sans cesse répété. On n’essaie pas le moins du monde de traiter les projections comme des situations excitantes et fluides ; le monde est au contraire vu comme absolument solide et rigide. Tout est mouvement gelé, espace solidifié. Le monde est à nos yeux un décor très dur, métallique ou plastique. Nous voyons les couleurs telles qu’elles sont et, pourtant, elles nous apparaissent en quelque sorte comme des couleurs plastiques, et non pas comme les couleurs de l’arc-en-ciel. Cette qualité solide est précisément la barrière dualiste dont nous parlions. Cela ne veut pas dire qu’il ne faille pas sentir la texture solide d’une pierre ou d’une brique. La solidité physique n’a rien à voir avec la solidité psychique. Nous nous occupons ici de la solidité mentale – la dureté, une qualité métallique. En fait, il est extrêmement intéressant de remarquer que nous ne voyons que notre propre version solide du monde. Aussi la perception est-elle très individualisée, centrée sur la conscience de soi.

Il est impossible de faire l’expérience immédiate de shunyata – c’est-à-dire de l’absence de concept, de la disparition des barrières dualistes. Il nous faut commencer par une pratique simple, et nous percevons peu à peu la transparence des pensées et des émotions. Ensuite il nous faut aller au-delà de la situation relationnelle de la transparence, de la sensation que c’est « nous » qui percevons la transparence des pensées et des émotions. En d’autres termes, le processus mental et les émotions sont transparents et ils prennent place au milieu de nulle part, dans l’espace. Cette qualité spacieuse, où tout opère et se passe dans l’espace, est celle des moyens habiles, du travail avec les situations quotidiennes. En fait, la créativité, l’aspect positif des émotions et des situations existentielles ne peuvent être vus qu’à travers l’expérience de l’espace plutôt que du résultat. Si la relation d’une personne à l’espace est correctement développée, correctement perçue, il n’y a plus la moindre hésitation.

Il s’agit ici de devenir un avec les émotions. Une telle approche contraste avec les attitudes habituelles de refoulement ou d’extériorisation. Il est extrêmement dangereux de tenter de refouler les émotions, sous le coup de la terreur et de la honte ; cela signifie que l’on n’entretient pas avec elles une relation réellement ouverte. Tôt ou tard, elles surgiront et ce sera l’explosion.

Il existe une autre possibilité. Si l’on ne refoule pas les émotions, on s’expose en sortant de sa coquille à être emporté par elles. Cette attitude trouve également son origine dans une espèce de panique, dans une relation confuse avec les émotions ; vous ne vous êtes pas correctement réconcilié avec vos émotions. C’est une autre façon de fuir l’émotion réelle, une autre fausse détente. La conscience et la matière sont confondues, on suppose que la pratique physique des émotions, leur réelle mise en œuvre, soulagera l’irritation qu’elles causent. Or elles en sortent généralement renforcées, encore plus puissantes. La relation entre la conscience et les émotions n’est pas ici très claire.

La manière intelligente de travailler sur les émotions consiste à essayer de communiquer avec leur substance fondamentale, leur qualité abstraite, pour ainsi dire. La qualité fondamentale des émotions, leur nature primordiale est simplement l’énergie. Lorsqu’une personne veut communiquer avec l’énergie, les formes que prend celle-ci n’entrent pas en conflit avec elle, mais deviennent un processus naturel. Aussi bien le refoulement que le défoulement deviennent inadéquats lorsqu’on est complètement à même de voir la caractéristique fondamentale des émotions qui est shunyata. Le mur entre vous et vos projections, l’aspect hystérique et paranoïaque de votre relation à vos projections, vous l’avez démoli, ou plus exactement vous voyez au travers. Lorsque aucune panique n’intervient dans la relation avec les émotions, vous pouvez les aborder correctement, vous êtes alors semblable à un homme habile dans son métier qui ne panique pas, mais fait simplement son travail à fond.

Nous avons examiné comment œuvrer sur la conscience, dernière étape du développement de l’ego, ainsi que sur l’étape précédente du concept. Lorsque nous parlons de les « aborder » , il n’est pas question de les éliminer complètement, mais de les voir réellement, et de transformer leurs qualités confuses en transcendance. On continue d’utiliser les énergies de la pensée, des émotions et du concept. En général, lorsque la notion d’ego est exposée, la réaction immédiate du public est de le considérer comme un vilain, un ennemi. On croit que l’on doit détruire cet ego, ce moi, ce qui est une approche masochiste ou suicidaire. Les gens ont tendance à penser ainsi car, ordinairement, lorsqu’il est question de spiritualité, on croit qu’il s’agit de combattre le mal ; je suis bon, la spiritualité est le bien ultime, le bien suprême, et l’autre côté est mauvais. Mais loin d’être une bataille, la véritable spiritualité est la pratique ultime de la non-violence. Sans considérer aucun élément de nous-mêmes comme vil ou hostile, nous tâchons de tout utiliser comme partie du processus naturel de la vie. Dès que se développe une notion de polarité entre le bien et le mal, nous sommes pris dans le matérialisme spirituel, qui œuvre de façon simpliste en vue du bonheur, sur la voie de la réalisation de l’ego. Aussi le mur dualiste n’est-il pas quelque chose qu’il faille détruire, éliminer ou exorciser. Mais la vision des émotions telles qu’elles sont nous offre le matériau d’un travail créateur. Il devient très clair que la notion de samsara dépend de la notion de nirvana et vice versa ; la notion de samsara et la notion de nirvana sont interdépendantes. S’il n’y avait pas de confusion, la sagesse n’existerait pas.

Le rugissement du lion

Le « rugissement du lion » est la proclamation intrépide de la possibilité d’un travail sur tous les états d’esprit – y compris les émotions – qui sont un rappel dans la pratique de la méditation. On réalise que les situations chaotiques ne doivent pas être rejetées, et qu’il ne faut pas non plus les considérer comme des régressions ou des retours à la confusion. Nous devons respecter tous les états de notre conscience. Le chaos devrait être considéré comme une excellente nouvelle.

Il y a plusieurs étapes dans la relation avec les émotions, il faut les voir, les entendre, les flairer, les toucher et les transmuter. Dans le cas de voir les émotions, nous avons globalement conscience de l’espace et du développement propres aux émotions. Nous acceptons ces dernières comme faisant partie intégrante de la structure de l’esprit, sans question, sans référence aux écritures, nous reconnaissons directement qu’elles sont ainsi, que ces phénomènes se produisent. Les entendre implique l’expérience de la pulsation de ces énergies, de ce flux énergétique lorsqu’il jaillit vers nous. L’odorat apprécie le fait que l’énergie soit traitable d’une façon ou d’une autre, de même que l’odeur d’un bon repas devient un apéritif, en aiguisant votre appétit avant même que vous mangiez. Cela sent bon, c’est délicieux, et avant le moindre contact, on a déjà l’eau à la bouche. Le toucher permet d’en venir aux faits, de communiquer avec vos émotions, et de vous rendre compte qu’elles ne sont pas particulièrement destructrices ou folles, mais bien plutôt un jaillissement d’énergie, quelle que soit la forme qu’elles prennent – agressive, passive ou possessive. Dans la transmutation, il ne s’agit pas de rejeter les qualités fondamentales des émotions. Mais plutôt, comme dans la pratique alchimique de transmutation du plomb en or, sans rejeter les qualités fondamentales du matériau, on en modifie quelque peu les apparences et la substance. On fait donc l’expérience du jaillissement des émotions, mais on n’en travaille pas moins sur celles-ci, on devient un avec elles. Le problème habituel est que, lorsque surgissent les émotions, nous nous sentons menacés par elles, nous craignons qu’elles ne submergent notre existence propre ou qu’elles ne défassent les références de notre existence. En effet, lorsque nous incarnons la haine ou la passion, nous n’avons plus aucune référence personnelle. Voilà pourquoi, en général, nous réagissons contre les émotions : elles pourraient nous vaincre, nous le sentons, nous risquons de craquer, de perdre la tête. Nous avons peur que l’ampleur de l’agression et de la dépression devienne tellement énorme que nous perdions notre capacité de fonctionner normalement – que nous oubliions comment nous brosser les dents, comment composer un numéro de téléphone.

On a peur d’un trop-plein d’émotion, on craint d’y succomber et de perdre sa dignité, son rôle d’être humain. La transmutation implique la traversée d’une telle peur. Laissez-vous aller à l’émotion, traversez-la, abandonnez-vous à elle, expérimentez-la. Vous commencez à aller vers l’émotion plutôt que de faire simplement l’expérience de sa venue vers vous. Une relation, une danse, s’ébauche. Alors les énergies même les plus puissantes deviennent absolument traitables au lieu de l’emporter sur nous car il n’y a rien à emporter si nous n’opposons aucune résistance. Le défaut de résistance nous procure une sensation de rythme. La musique et la danse prennent place en même temps. C’est le rugissement du lion. Tout ce qui survient dans la conscience samsarique est considéré comme le sentier : tout est traitable. C’est une proclamation intrépide, le rugissement du lion. Tant que nous rapiéçons la couverture pour cacher ce que nous considérons comme des situations intraitables – avec des pièces métaphysiques, philosophiques, religieuses – , notre action n’est pas le rugissement du lion. C’est le cri d’un lâche – très pathétique.

En général, lorsque nous sentons quelque chose d’intraitable, nous cherchons automatiquement autour de nous de quoi cacher notre insuffisance. Notre souci est de sauver la face, d’éviter l’embarras, le défi des émotions. Combien de raccommodages nous faudra-t-il pour sortir de cette situation ? Nous allons peut-être nous ensevelir sous des millions de pièces et de morceaux. Si la première pièce est trop délicate, alors la deuxième sera plus forte et, au bout du compte, nous finissons par créer une armure. Mais, alors, nous rencontrons des problèmes. Les jointures de l’armure grincent, et il y a des interstices dans l’armure, précisément à l’endroit des jointures ; colmater les jointures, cela nous pose un problème parce que nous voulons encore bouger, danser, mais sans grincer. Les jointures nous sont nécessaires pour bouger. Donc, à moins d’être complètement momifié, ce qui est la mort, la cadavérisation, il est possible de se protéger complètement. Il n’est pas pratique pour un être humain vivant de se transformer en marqueterie.

Aussi, de ce point de vue, le bouddha-dharma sans références est-il identique au rugissement du lion. Nous n’avons plus besoin de pièces à raccommoder. Nous pouvons transmuter la substance des émotions, ce qui est un acte de grande puissance. L’art indien de l’époque du règne d’Asoka représente le rugissement du lion sous la forme de quatre lions regardant dans les quatre directions, symbolisant de cette façon l’idée de l’absence de dos. Chaque direction est en face, ce qui symbolise la conscience omnipénétrante. L’intrépidité couvre toute la largeur de l’horizon. Une fois que l’on commence à irradier l’intrépidité, celle-ci est omnipénétrante, elle rayonne dans toutes les directions. Dans l’iconographie traditionnelle, certains Bouddhas sont représentés porteurs de millions de visages, regardant en toutes directions – telle est la conscience panoramique. Comme ils regardent en tous lieux, il n’y a rien à défendre.

Le rugissement du lion est intrépide dans le sens que toute situation existentielle est œuvrable. Il n’y a rien qui soit rejeté comme mauvais ni saisi comme bon. Au contraire, toute expérience qui surgit dans nos situations existentielles, toute sorte d’émotion est œuvrable. Nous voyons très clairement qu’il est inutile d’essayer d’appliquer le point de repère de nos références. Nous devons travailler pour entrer complètement et parfaitement dans la situation. Si nous nous intéressons vraiment à l’acte de manger, si nous avons vraiment faim, il n’y a pas de temps pour lire la carte car nous voulons manger. Nous voulons vraiment communiquer avec la nourriture. Alors on laisse tomber la carte. C’est un intérêt immédiat, une relation directe.

Ce qui caractérise fondamentalement le rugissement du lion est ceci : si nous sommes capables de traiter directement les émotions, il n’est plus besoin d’aide extérieure ou d’explications. La situation se soutient d’elle-même. Toute aide extérieure devient références. Ainsi se développe l’aide autoexistante. Il n’y a plus à éviter le problème des références parce qu’il n’y a plus de place pour la spéculation ou la rationalisation. Tout devient évident et immédiat, œuvrable. On n’a plus ni l’occasion, ni le temps, ni l’espace de se demander comment devenir un charlatan ou comment duper les autres, tellement la situation est immédiate. L’idée même de charlatanisme n’apparaît aucunement parce qu’il n’y a pas de place pour l’idée d’un jeu.

Travailler avec la négativité

Nous faisons tous l’expérience de la négativité – de l’agression fondamentale consistant à désirer que les choses soient différentes de ce qu’elles sont. Nous nous accrochons, nous nous défendons, nous attaquons et nous nous sentons misérables d’un bout à l’autre ; aussi rendons-nous le monde responsable de nos souffrances. Telle est la négativité. Nous en faisons l’expérience comme d’une chose terriblement déplaisante, une chose fétide de laquelle nous voudrions nous débarrasser. Mais si nous la regardons de plus près, elle a une odeur très succulente, elle est très vivante. En soi, la négativité n’est pas déplaisante ; vivante et précise, elle est branchée sur la réalité.

Certes, elle nourrit la tension, la friction, le bavardage, et le mécontentement, mais elle est également très aiguë, délibérée et profonde. Malheureusement les interprétations pesantes et les lourds jugements dont nous recouvrons les expériences de la négativité en obscurcissent la réalité. De telles interprétations, de tels jugements sont de la négativité négative ; nous nous observons dans l’exercice de la négativité, puis nous décidons que celle-ci s’applique à juste titre. La négativité nous paraît sympathique, nous semble pourvue de toutes sortes d’excellentes qualités, aussi lui flattons-nous l’échine, la gardons-nous et la justifions-nous ou, si les autres nous blâment ou nous attaquent, nous interprétons leur négativité comme bonne pour nous. Dans tous les cas, l’observateur, en commentant, interprétant et jugeant, camoufle et endurcit la négativité fondamentale.

La négativité négative concerne les philosophies et les critères qui nous servent à justifier la fuite de notre propre souffrance. Nous aimerions prétendre que ces aspects « mauvais » et « malodorants » de nous-mêmes et de notre monde ne sont pas réellement là, ou qu’ils ne doivent pas être là, ou même qu’ils doivent être là. Ainsi la négativité négative est-elle généralement engagée dans l’autojustification, elle se soutient elle-même. Elle ne laisse rien entamer sa coquille protectrice – façon pharisaïque d’essayer de faire comme si les choses étaient ce que nous aimerions qu’elles fussent au lieu d’être ce qu’elles sont.

Ce type d’intelligence, secondaire et commentatrice, qui caractérise la double négativité est aussi méfiant et peureux que frivole et émotif. Il inhibe l’identification avec l’énergie et l’intelligence de la négativité fondamentale. Oublions donc de toujours nous justifier, d’essayer de nous prouver combien nous sommes bons.

L’honnêteté et la simplicité fondamentales de la négativité peuvent être créatrices dans les relations communautaires ou personnelles. La négativité fondamentale, aiguë et acérée, agit comme un révélateur. Si nous la laissons être ce qu’elle est, plutôt que de la recouvrir de conceptualisations, nous voyons la nature de son intelligence. Lorsque nous laissons les énergies telles qu’elles sont, avec leurs qualités naturelles, vivantes plutôt que conceptualisées, elles renforcent notre existence quotidienne.

La négativité conceptualisée, la négativité négative doit être pourfendue. Elle mérite d’être assassinée immédiatement par une seule attaque acérée de l’intelligence fondamentale – prajnaparamita. Telle est la fonction de prajna : pourfendre l’intelligence lorsqu’elle se transforme en spéculation intellectuelle, ou lorsqu’elle se fonde sur quelque croyance. Les croyances sont renforcées à l’infini par d’autres croyances et dogmes, qu’il s’agisse de théologie ou de morale, de la vie pratique ou des affaires. Ce type d’intelligence doit être tué sur-le-champ, sans pitié. C’est ici que la compassion ne doit pas être apitoiement stupide. Cette énergie intellectuelle doit être supprimée, anéantie, écrasée, réduite en poussière sur-le-champ et d’un seul coup. En fait, ce coup unique porté par l’intelligence fondamentale réalise l’exercice de la compassion directe. Une telle action ne trouve son origine ni dans les efforts d’intellectualisation ni dans les tentatives d’autojustification : elle provient d’une simple conclusion de l’intelligence fondamentale, fondée sur une perception de la texture de la situation.

Par exemple, si nous marchons sur la neige ou la glace, nous en ressentons la texture à l’instant même où notre pas s’y porte. Nous savons tout de suite si nos pieds vont avoir prise. C’est de cette sensation de la richesse de la texture que nous parlons. S’il s’agit de négativité négative, il existe certains moyens pour l’écraser ou l’assassiner. L’énergie pour cela provient en quelque sorte de la négativité fondamentale elle-même, plutôt que d’une technique spéciale ou d’un don particulier pour l’assassinat. Il y a un temps pour la philosophie et la douceur, mais dans le traitement de ces situations frivoles, il y a aussi un temps pour « l’absence de compassion » et la dureté.

La frivolité concerne les actions mentales et physiques superflues auxquelles nous nous maintenons occupés pour ne pas voir ce qui se produit réellement dans une situation donnée. Chaque manifestation d’une situation de frivolité émotive, et des concepts qui en émanent, devrait être complètement anéantie d’un seul coup – c’est-à-dire par la vision directe de ce qui n’est ni juste ni complet. Voilà ce que l’on appelle l’épée de Manjushri qui tranche d’un coup la racine de la conceptualisation dualiste. Il importe ici de se montrer illogique et « sans compassion ». Car il s’agit simplement d’écraser la frivolité, le refus apparemment rationnel de voir les choses telles qu’elles sont réellement. La frivolité n’a pas vraiment l’occasion de connaître le terrain à fond. Elle se préoccupe de réagir à l’assaut de nos propres projections qui rebondissent sur nous. La spontanéité véritable perçoit la texture de la situation parce qu’elle est moins engagée dans la conscience de soi, dans la tentative de sécurisation au sein d’une situation donnée.

Il est évident que, si l’on détruit véritablement la frivolité, on en souffrira, puisque les occupations frivoles exercent sur nous une certaine attraction. En anéantissant la frivolité, on supprime du même coup l’occupation. Et l’on sent alors que l’on n’a plus rien à quoi s’accrocher, ce qui est à la fois effrayant et douloureux. Que reste-t-il à faire lorsqu’on a tout éteint ? Il n’est pas question de vivre sur notre héroïsme, de nous nourrir de quelque achèvement, mais bien de danser, simplement, en accord avec le flux continuel d’énergie libérée par cette destruction.

La tradition tantrique du bouddhisme distingue quatre types d’action ou karma-yogas. La première est la « pacification » d’une situation qui n’est pas juste. La pacification consiste à essayer très doucement de sentir le terrain. Vous ressentez la situation de plus en plus profondément, sans la pacifier superficiellement, mais en exprimant le tout, en sentant sa totalité. Puis vous étendez partout votre qualité succulente, digne et riche. C’est l’« enrichissement », le second karma. Si cela ne suffit pas, on passe à la « magnétisation » , le troisième karma. On rassemble les éléments de la situation. Après les avoir ressentis par la pacification et l’enrichissement, on les rassemble. Et, si même cela ne suffit pas, alors il y a la « destruction » , ou extinction, le quatrième karma.

Ces quatre karmas permettent de traiter de façon adéquate la négativité et les soi-disant problèmes. D’abord pacifier, puis enrichir, ensuite magnétiser et, si cela ne suffit pas, finalement éteindre, tout détruire. La dernière opération ne s’impose que lorsque la négativité négative utilise une forte pseudo-logique ou une rigoureuse conceptualisation pseudo-philosophique. Elle est nécessaire lorsqu’on a recours à une notion qui, comme les pelures d’un oignon, en implique toute une série d’autres ou lorsque l’on se sert de la logique et des autojustifications pour alourdir et solidifier considérablement la situation. Nous percevons cette lourdeur mais, simultanément, nous jouons avec nous-mêmes, croyant apprécier la lourdeur de cette logique, croyant avoir besoin de nous occuper. Lorsque l’on commence à jouer ce type de jeux, il n’y a plus de place. Dehors ! Il est dit dans la tradition tantrique que, si l’on ne détruit pas lorsque c’est nécessaire, on brise le vœu de compassion qui nous engage à détruire réellement la frivolité. Marcher sur le sentier ne signifie pas nécessairement seulement essayer d’être bon et de n’offenser personne ; cela ne signifie pas que, si quelqu’un bouche le chemin, il faille essayer d’être poli et dire « s’il vous plaît » et « merci ». Cela ne sert à rien, ce n’est pas la question. Si quelqu’un s’interpose brutalement sur notre chemin, nous le repoussons, tout simplement, parce que son intrusion était frivole. Le sentier du dharma n’est pas du tout un sentier bon, sain, passif et « compatissant ». C’est un chemin sur lequel on ne doit pas avancer à l’aveuglette. S’il en est ainsi, dehors ! L’intrus sera réveillé par son exclusion.

Aux niveaux très avancés de la pratique, il nous est possible de traverser la négativité négative et de la transformer en négativité originale, de telle sorte que nous disposons d’une énergie négative extrêmement puissante, qui est pure et non consciente de soi. C’est-à-dire qu’une fois que l’on a complètement défait cette négativité négative, l’opération ayant été accomplie sans anesthésie, on invite à nouveau la négativité à des fins énergétiques. Mais cela peut être délicat.

Si la pure énergie de la négativité implique une forme de terrain, celui-ci est toujours considéré comme la propriété de l’énergie secondaire, logique, de la négativité négative. La raison en est notre désir fasciné de revivre la négativité fondamentale, avec le confort et les occupations que cela implique. Aussi ne doit-on pas du tout revivre les occupations ; celles-ci doivent être complètement balayées. Alors, l’énergie qui détruit la répétition de l’occupation s’avère être l’énergie logique transmutée en folle sagesse. Les notions conceptuelles ont disparu, il n’en reste qu’un jaillissement sauvage d’énergie. Les concepts ont été défaits de telle sorte que nous ne considérons plus la lumière et l’obscurité comme lumière et obscurité ; cela réalise la condition non dualiste.

La négativité devient alors simplement une nourriture, de la force à l’état pur. Elle ne nous apparaît plus ni bonne ni mauvaise, mais nous utilisons continuellement l’énergie qui en provient, telle une source de vie, de telle sorte qu’aucune situation ne peut jamais nous prendre en défaut. La folle sagesse ne peut être prise en défaut. Elle se nourrit également de la louange et du blâme. En ce qui la concerne, louange et blâme s’équivalent parce qu’il en provient toujours quelque énergie… Voilà une notion passablement terrifiante.

La folle sagesse pourrait devenir satanique mais, en quelque façon, elle ne le fait pas. Ceux qui la craignent se détruisent eux-mêmes. L’énergie destructrice qu’ils lancent vers elle rebondit sur eux, car la folle sagesse n’entretient nulle notion de bien ou de mal, de création ou de destruction. La folle sagesse ne peut exister sans communication, sans situation sur laquelle travailler : elle détruit ce qui appelle la destruction et protège ce qui appelle la protection. L’hostilité détruit elle-même et l’ouverture s’ouvre elle-même. Ça dépend de la situation. Certains tireront des leçons de la destruction, d’autres, de la création. C’est ce que symbolisent les divinités courroucées et paisibles, les mahakalas et les bouddhas.

Les quatre bras du mahakala représentent les quatre karmas. La structure d’ensemble l’image est basée sur l’énergie et la complète compassion dépourvue de pitié idiote. Dans cette thangka particulière, le bras gauche représente la pacification. Il tient une calotte crânienne remplie d’amrita, le nectar divin, qui est un moyen de pacification. Un autre bras manie un hachoir recourbé qui symbolise l’enrichissement, l’extension de notre influence sur autrui, la perception de la texture et de la richesse du terrain. Le hachoir est également considéré comme le sceptre des dieux. Le troisième bras, sur la droite, brandit une épée qui est l’instrument permettant de rassembler les énergies. L’épée n’a même pas besoin de frapper, il suffit qu’elle soit brandie pour que les énergies se rassemblent. Le quatrième bras agite un trident qui symbolise la destruction. En un seul coup trident, on inflige trois entailles, on détruit définitivement simultanément l’ignorance, la passion et l’agression.

Le mahakala est assis sur des cadavres de démons, ce qui représente la paralysie de l’ego. C’est là un point très intéressant lié à nos observations précédentes. Il ne convient pas de se précipiter impulsivement dans une situation. Laissez-la venir à vous, puis observez-la, mâchez-la correctement, digérez-la, asseyez-vous dessus. La précipitation est malsaine, impulsive et frivole plutôt que spontanée.

La spontanéité voit les situations telles qu’elles sont. Voyez-vous, il existe une différence entre spontanéité et frivolité, une ligne ténue les sépare. A chaque fois qu’une impulsion vous pousse à faire quelque chose, vous ne devez pas simplement le faire ; il vous faut travailler avec l’impulsion. En travaillant avec elle, vous n’agissez plus de façon frivole ; vous désirez voir réellement l’impulsion et la goûter correctement, sans frivolité. La frivolité est un réflexe. Vous lancez un geste et, quand il rebondit sur vous, vous réagissez. La spontanéité consiste à observer ce qui se produit lorsque nous lançons un geste quelconque, et à travailler l’énergie lorsqu’elle rejaillit sur nous. La frivolité implique trop d’inquiétude. Une fois l’émotion déclenchée, notre action se teinte de trop d’anxiété. Tandis que lorsque nous sommes spontanés l’inquiétude diminue et nous traitons simplement les situations telles qu’elles sont. On ne se contente pas de réagir, mais on travaille également la qualité et la structure de la réaction. On ne se contente pas d’agir impulsivement, on ressent la texture de la situation.

Le mahakala est environné de flammes représentant l’irradiation énorme et continuelle de l’énergie de la colère dépourvue de haine, énergie compatissante. Le diadème de crânes symbolise la négativité ou les émotions. Loin de les détruire, de les abandonner ou de les condamner comme étant « mauvaises », le mahakala s’en sert comme parures.

Extrait du « Mythe de la liberté » © Ed. du Seuil, coll. Points Sagesses

 

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