Des émotions pleinement conscientes

Jack Kornfield

Bien que l’essentiel de notre vie intérieure soit régi par les émotions, nous en sommes souvent complètement inconscients. Notre culture nous a appris la crispation et le refoulement : il n’est pas convenable qu’un homme montre de l’émotion, et seules certaines émotions sont permises chez une femme. Voici comment un dessin humoristique illustre notre ambivalence : on y voit une femme consultant une voyante pour savoir pourquoi son mari refuse d’exprimer ce qu’il ressent. Contemplant sa boule de cristal, la voyante déclare : « En janvier prochain, les hommes se mettront à parler de leurs émotions ; dans tout le pays, les femmes le regretteront immédiatement. » Voilà le conflit auquel nous sommes confrontés.

Tant que nous n’avons pas appris à exprimer ce que nous ressentons, ou même à en être conscients, nos vies demeurent embrouillées. Chez nombre de méditants, la démarche qui vise à se réapproprier ses émotions est longue et difficile. Pourtant, dans la psychologie bouddhiste la prise de conscience des émotions est une condition essentielle de l’éveil. Dans un enseignement intitulé « Le Cycle de l’apparition des conditions », le Bouddha explique comment les êtres humains se font piéger. C’est la manière dont nous nous situons par rapport aux émotions qui nous enchaîne ou nous libère. Lorsque des émotions agréables apparaissent et que nous nous les approprions automatiquement ou quand des émotions désagréables surviennent et que nous essayons de les fuir, nous mettons en mouvement une réaction en chaîne de confusion et de souffrance. Ainsi se perpétue le « corps de peur ». Cependant, si nous apprenons à être conscients de nos émotions sans nous les approprier ni les rejeter, elles pourront nous traverser comme une averse, et nous pourrons nous sentir libres de les ressentir puis de continuer notre route, comme le vent. Ce peut être un exercice de méditation très intéressant que de se concentrer spécifiquement sur les émotions pendant plusieurs jours. Nous pouvons nommer chacune d’entre elles et discerner lesquelles nous font peur, lesquelles nous plongent dans la confusion, lesquelles génèrent des scénarios, et comment nous pouvons nous en libérer. « Libre » ne veut pas dire être dénué d’émotions, mais avoir la latitude de ressentir chacune d’elles puis de la laisser poursuivre son chemin, sans craindre le mouvement de la vie. Nous pouvons nous comporter de la même manière face aux mécanismes dérangeants qui se présentent. Nous pouvons discerner l’émotion qui est au centre de chaque expérience, l’identifier et nous ouvrir pleinement à elle. Ainsi, nous nous rapprochons de la liberté.

Découvrir ce qui demande à être accepté

Cette façon de méditer peut sembler bien compliquée et trop active mais, dans la pratique, elle est très simple. La règle générale consiste simplement à prendre la posture et à être conscient de ce qui apparaît. Si vous constatez que des schémas se répètent, élargissez le champ de votre conscience. Puis discernez ce qui demande à être accepté : ceci constitue le troisième principe. Si des schémas répétitifs demeurent, c’est qu’il existe une résistance à un niveau quelconque – une aversion, une peur ou un jugement négatif les maintient en place. Cette crispation est fondée sur la peur. Pour la détendre, nous devons reconnaître ce qui est présent et demander à notre cœur : « Comment est-ce que j’accueille la réalité ? » Voudrions-nous la voir changer ? Y a-t-il une émotion, une opinion ou une sensation pénible autour de laquelle nous nous sommes crispés et que nous aimerions pouvoir surmonter ou voir disparaître ? Y a-t-il de l’attachement, de la peur ?

Le Dalaï-Lama a souligné que le communisme n’avait réussi nulle part parce qu’il n’était pas fondé sur la compassion et sur l’amour ; il était fondé sur la lutte des classes et sur une dictature, et cela finit toujours par échouer. La lutte et la dictature ne donnent pas non plus de bons résultats dans notre vie intérieure. Nous devons donc nous demander quel aspect de ce schéma répétitif réclame de nous l’acceptation et la compassion et nous poser la question suivante : « Puis-je considérer avec amour cette partie de moi-même à laquelle j’ai fermé mon cœur ? » Cela ne signifie pas qu’on va la résoudre ou l’expliquer mais qu’on s’interroge simplement sur ce qui demande à être accepté. Lorsque nous sommes confrontés à des schémas de pensée, d’émotion ou de sensation qui créent un problème, nous devons nous ouvrir pour ressentir pleinement leur énergie dans notre corps, notre cœur, notre esprit, quelle que soit la virulence de leur manifestation. Cela implique également de nous ouvrir aux réactions que cette expérience provoque en nous, de prendre en compte la peur, l’aversion ou la crispation qui apparaissent, puis d’accepter le tout. C’est seulement alors qu’il pourra y avoir une libération.

Dans les premiers temps de ma pratique de moine célibataire, je connus de longues périodes où se manifestaient désir et fantasmes érotiques. Mon maître me dit de les nommer, ce que je fis, mais sans que cela les empêchât de revenir fréquemment. « Les accepter ? me disais-je. Mais, si je les accepte, je n’en verrai jamais la fin ! » Toutefois, j’essayai. Pendant des jours, des semaines, ces pensées prirent de plus en plus d’ampleur. Finalement, je décidai d’élargir ma conscience pour détecter l’existence éventuelle d’autres émotions. Je fus surpris de découvrir un puits profond de solitude derrière presque tous mes fantasmes. Ainsi, ce n’était pas uniquement du désir sexuel mais un sentiment de solitude, et les images érotiques étaient un moyen de rechercher le bien-être et l’intimité. Cependant, elles continuaient d’apparaître. Je remarquai alors qu’il m’était très difficile de m’autoriser à ressentir la solitude. Je la haïssais, je lui résistais. Ce fut seulement quand j’acceptai la résistance elle-même et l’entourai de ma compassion qu’elle commença à diminuer. En élargissant mon attention, j’appris qu’une grande partie de ma sexualité n’avait pas grand-chose à voir avec le désir sexuel et, tandis que j’acceptais de mieux en mieux mon sentiment de solitude, le caractère compulsif de mes fantasmes diminua peu à peu.

S’ouvrir à partir du centre

Fondamentalement, l’acceptation que j’ai décrite devrait suffire. La guérison, la compassion et la liberté découlent d’une conscience libre et ouverte. Cependant, une attention encore plus grande et plus pointue est parfois nécessaire pour démonter nos mécanismes et défaire nos nœuds les plus profonds. On appelle « s’ouvrir à partir du centre » ce quatrième principe qui permet de travailler sur les visiteurs tenaces. Les schémas de la répression dans notre corps et notre mental sont comme des nœuds d’énergie dans lesquels la contraction physique, les émotions, les souvenirs et les images sont complètement entremêlés. Dans cette pratique, nous dirigerons attentivement notre conscience sur chaque niveau d’un nœud, en allant au centre même du mécanisme pour le ressentir. Ainsi, nous pourrons abandonner notre identification à ce mécanisme et découvrir, au-delà de la crispation, une ouverture et un bien-être originels.

En pratique, comment s’y prend-on ? Prenons pour exemple la solitude que j’avais affrontée et qui donnait naissance à des fantasmes érotiques. Elle revenait souvent et douloureusement, malgré mes efforts attentifs pour la nommer et la ressentir. La solitude, aussi loin que je me souvienne, a toujours été pour moi une des sources de souffrance les plus profondes. J’ai un frère jumeau, et je me dis parfois que j’ai fait en sorte que mon frère vienne me rejoindre dans l’utérus parce que je voulais de la compagnie. Ici, comme dans chaque pratique que j’ai décrite, il est recommandé de commencer par prendre conscience du corps. Tandis que la solitude continuait de se manifester, je portai une attention plus précise sur la région où elle était localisée. Essentiellement, je la ressentais comme concentrée dans mon estomac. J’essayai alors de percevoir en elle ce que l’on appelle les « éléments physiques ». La terre (dureté ou douceur), l’air (calme ou mouvements vibratoires), le feu (température) et l’eau (cohésion ou fluidité), plus, parfois, la couleur et la texture. C’était une sphère dure, avec une pulsation en son centre, chaude et d’un rouge intense. Ensuite, je m’intéressai au ressenti des émotions qui y étaient étroitement mêlées. Peur, souffrance, tristesse, nostalgie, faim : il y avait tout cela, ainsi qu’un refus général de ressentir ces états. Je nommai doucement chacun d’eux. Puis, tout en allant au cœur même du feu, de la douleur et de la faim pour les ressentir, je permis aux images d’apparaître librement. Alors se manifesta toute une série de souvenirs et d’images d’abandon et de rejet. Souvent, de telles images mènent à la petite enfance, ou même à des vies antérieures (si l’on veut bien les laisser se manifester). Tandis que je ressentais l’émotion contenue dans ce centre, je m’interrogeai sur mes croyances et mes attitudes à ce sujet. L’histoire qui émergea faisait penser à un enfant qui dit : « je ne suis pas assez bien, il y a quelque chose qui ne va pas chez moi, et je serai toujours rejeté. » C’était à cette croyance et aux émotions qui l’accompagnaient que je m’étais identifié et c’était autour d’elles que je m’étais crispé.

A mesure que chacun de ces niveaux s’ouvrait dans ma conscience, la souffrance diminua peu à peu, les émotions s’adoucirent et le feu s’apaisa. Tandis que je continuais d’aller au cœur de cette solitude, j’eus l’impression de sentir dans mon ventre un trou, ou un espace, sur lequel la souffrance s’était refermée. Je nommai doucement ce trou au centre de moi-même et je ressentis sa faim, sa nostalgie et son vide profonds. Puis je lui permis de s’ouvrir autant qu’il le voulait, au lieu de me refermer sur lui comme je l’avais fait pendant tant d’années. Alors, il s’agrandit et s’adoucit, et toutes les vibrations qui l’entouraient devinrent très fines. Le trou se changea en un espace ouvert et son caractère inassouvi se transforma. Bien que vide, il devint comme un espace vacant et clair. Graduellement, il prit de plus en plus de place dans mon corps et un sentiment de lumière et de plénitude apparut. Je me sentis empli de bien-être, d’un contentement et d’une paix profonds. Au sein de cet espace ouvert, toutes mes peurs d’être rejeté ou inadéquat n’avaient plus aucune raison d’être. Je pouvais voir que toutes les émotions – solitude, souffrance, tristesse, pensées de rejet – étaient une crispation de mon corps et de mon mental fondée sur une image d’un moi très limité et apeuré, une image que j’entretenais depuis longtemps. Je pouvais même voir, avec compassion, les scènes et les situations qui l’avaient engendrée. Mais à présent, au sein de ce sentiment d’espace et de plénitude, je savais que cette image n’était pas réelle. Bien sûr, j’ai connu à nouveau, depuis lors, la souffrance de la solitude mais je suis désormais convaincu que je ne suis pas cela. J’ai appris que ces opinions et ces crispations sont fondées sur la peur et qu’il y a une intégrité et un bien-être authentiques sous-jacents qui constituent notre véritable nature.

Voici un autre exemple, plus simple : un homme qui participait à notre retraite annuelle de trois mois, axée sur la méditation vipasyana, était parvenu, au long des six premières semaines, à jouir de méditations calmes et puissantes. Puis, soudain, une douleur étant apparue dans son épaule, il s’était senti désemparé, somnolent et incapable de se concentrer. Quand il vint me voir, cela faisait plusieurs semaines que ses méditations étaient troublées par ces états. Après qu’il m’eut décrit la douleur et la somnolence qui le harcelaient, je lui demandai de concentrer son attention sur le noyau de ces sensations dans son corps. Il ferma les yeux et, avec beaucoup d’attention et de précision, il commença à décrire les éléments physiques, les émotions et les images qu’il percevait au centre même de la douleur. Brusquement, son visage changea tandis qu’un souvenir très vivace lui revenait à l’esprit : à l’âge de seize ans, il avait malencontreusement cassé le bras d’un autre garçon pendant une partie de football. « Je me sentais si fort, me dit-il, au moment où je me suis précipité pour le bloquer et lui ai cassé le bras. Tout de suite après, j’ai éprouvé beaucoup de peur, de tristesse et de remords. Je me suis mis à avoir peur de ma propre force. « Quel est le rapport avec votre méditation ? » lui demandai-je. Tout à coup, il comprit : « Juste quand je commençais à penser que c’était moi qui avais les méditations les plus intenses, mon épaule s’est mise à me faire mal, tout est devenu terne, flou, je me suis crispé. Je crois qu’inconsciemment, j’avais peur de ce nouveau pouvoir, j’avais peur qu’il devienne lui aussi une cause de souffrance pour autrui. »

Sitôt qu’il eut perçu cela clairement et qu’il eut ressenti l’intensité de la peur, la douleur de son épaule s’atténua, son esprit s’éclaircit et un sentiment de confiance fondamental remplaça la peur, la confusion et la somnolence. Sa méditation s’élargit à nouveau pour inclure des états paisibles et puissamment concentrés – la différence était que, désormais, il pouvait accueillir ce processus et se sentir à l’aise. A mesure que nous comprenons et que nous nous libérons des mécanismes dérangeants, notre conscience se clarifie et notre méditation suit un chemin plus spontané et plus dégagé. Nous nous relions à notre nature véritable.

Lorsque la conscience lucide examine réellement nos crispations, nous nous ouvrons. Sous chaque point de crispation, nous découvrirons l’aisance et l’espace. Cet espace peut être expérimenté tout à fait physiquement dans le corps, comme une ouverture progressive des sensations, jusqu’à ce que le corps cesse d’être ressenti comme un objet compact. Il peut être expérimenté dans le cœur comme une acceptation généreuse et compatissante et dans l’esprit comme un espace de conscience empli de clarté, contenant toutes choses. Dans cet espace, nous découvrons notre véritable nature.

Lorsque nous ne sommes pas crispés, l’espace de notre corps et de notre esprit est naturellement empli des qualités qui reflètent sa complétude. Nous connaissons le bien-être, la joie, la lucidité, la sagesse et la confiance – propriétés de la conscience claire, semblables à des pierres précieuses. A chaque fois que nous nous ouvrirons au-delà de nos états de crispation et de peur, nous connaîtrons cela. Les qualités que nous rencontrerons alors seront le complément, l’accomplissement de ce que nous portions en nous auparavant. Ainsi, le joueur de football vit la confiance naître de sa peur, et ma propre solitude s’ouvrit et se transforma en un sentiment de contentement et de plénitude que je cherchais depuis toujours. Carl Jung savait cela quand il dit aux fondateurs d’Alcooliques Anonymes que ce qu’ils cherchaient réellement dans les spiritueux c’était la vraie guérison de cet esprit qui est notre demeure.

En nous ouvrant à la réalité, nous constatons que nous avons fréquemment pris pour notre véritable nature une identité étriquée et des opinions anxieuses, et nous comprenons combien cela est limitatif. Nous pouvons alors porter un regard d’immense compassion sur la souffrance que nous-mêmes et autrui avons créée sur terre à partir d’identités crispées. L’ouverture, et la perspective universelle et éternelle qu’elle procure, nous permettent de percevoir la danse de la naissance et de la mort du genre humain avec le regard compatissant et le cœur compréhensif d’un Bouddha. Nous voyons que c’est le processus d’identification qui gouverne notre vie aussi longtemps que nous ne nous éveillons pas.

Ce que l’humanité désire tant ne peut être trouvé au royaume de la crispation, de l’insatisfaction et des luttes de notre petit moi. En revanche, la pratique spirituelle nous propose un changement profond d’identité. Une conscience lucide nous apprend à nous libérer de notre identification à un personnage plein de besoins, de peur ou d’habitudes et nous découvrons ainsi la plénitude et le bien-être, un sentiment de liberté, une manière d’être naturelle et fluide.

Ce niveau de pratique spirituelle représente un processus révolutionnaire d’investigation et de découverte. Nos difficultés chroniques peuvent nous conduire à de nouvelles ouvertures. Les conflits et la souffrance mêmes que nous avons portés en nous peuvent nous amener à des niveaux de liberté inconnus jusqu’alors. Chaque situation difficile contient une leçon pouvant nous conduire à l’éveil spécifique qui lui correspond. Ce qui nous est demandé, c’est la détermination d’aller au cœur de notre être.

N’oubliez pas que l’affrontement de nos mécanismes et l’exploration de notre identité représentent un travail profond qui requiert souvent l’assistance d’un instructeur ou d’un guide.

Extrait de « Périls et promesses de la vie spirituelle », Jack Kornfield © Ed. La Table Ronde. sept.1998.

Jack Kornfield

Moine bouddhiste formé principalement en Thaïlande, il fut l’un des principaux acteurs de l’introduction du bouddhisme theravada en Occident. Il est également titulaire d’un doctorat en psychologie clinique, psychothérapeute et aujourd’hui père de famille. Il a fondé la « Insight meditation center » et le « Spirit rock center » et est l’auteur de nombreux ouvrages aux États-Unis.

 

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