Pour travailler avec le chaos
Péma Chödron
La pratique de la méditation est la manière dont nous cessons de lutter contre nous-mêmes, contre les circonstances, les émotions ou les sautes d’humeur.
Dans le monde entier, les temps sont difficiles ; l’éveil n’est plus un luxe ou un idéal. Cela devient critique. Il n’est pas nécessaire d’ajouter plus de dépression, de découragement et de colère à ce qui existe déjà. Il devient essentiel d’apprendre à entrer sainement en relation avec les temps difficiles. La terre semble nous implorer de connaître la joie et de découvrir notre essence la plus intime. C’est la meilleure façon dont nous pouvons agir pour le bien d’autrui.
I1 y a trois méthodes traditionnelles pour entrer directement en relation avec des circonstances difficiles, considérées comme voie d’éveil et de joie. Nous appellerons la première méthode « ne plus lutter » ; la seconde « se servir du poison comme remède » et la troisième « voir tout ce qui survient comme sagesse éveillée ». Ce sont trois techniques pour travailler avec le chaos, les difficultés et les situations non désirées dans nos vies quotidiennes.
La première méthode, ne plus lutter, est résumée dans les consignes de shamatha-vipasyana. Quand nous nous asseyons en méditation, quoi qu’il se présente à notre esprit, nous le regardons en face, l’appelons « penser » et revenons à la simplicité et au caractère immédiat de la respiration. Encore et toujours, nous revenons à la conscience éveillée d’origine, dénuée de concept. La pratique de la méditation est la manière dont nous cessons de lutter contre nous-mêmes, contre les circonstances, les émotions ou les sautes d’humeur. Cette instruction de base est l’outil dont nous pouvons nous servir pour apprendre à pratiquer et à mener notre vie. Quoi qu’il advienne, nous pouvons l’observer sans porter de jugement.
Ces instructions s’appliquent au travail avec tout ce qui est déplaisant, sous sa multitude de déguisements. Quelle que soit la chose ou la personne qui apparaît, entraînez-vous encore et toujours à l’observer, à la regarder et la voir pour ce qu’elle est, sans la traiter de tous les noms, sans lui jeter de pierres ni détourner les yeux. Laissez tomber toutes ces histoires. L’essence la plus intime de l’esprit est sans trucage.
Les choses surgissent et se dissolvent encore et toujours. C’est ainsi que ça marche.
Telle est la méthode fondamentale pour travailler avec les situations douloureuses – la douleur planétaire, la douleur privée, n’importe quelle douleur. Nous pouvons cesser de lutter contre ce qui se produit et en voir le vrai visage sans le traiter d’ennemi. Il est bon de se souvenir que la pratique n’a aucun accomplissement pour but – ni gain ni perte – sinon la cessation de la lutte et la détente dans ce qui est. C’est ce qu’on fait quand on s’assoit en méditation. Cette attitude s’étend à toute la vie
C’est comme inviter ce qui nous fait peur à se présenter et à rester dans les parages pour un moment. Comme Milarépa le chantait aux monstres de sa caverne : « C’est merveilleux que vous, les démons, vous soyez venus aujourd’hui. Revenez demain sans faute. De temps à autre, nous devrions converser. » Nous commençons par travailler avec les monstres de notre esprit. Puis nous développons la sagesse et la compassion pour communiquer sainement avec les menaces et les peurs que nous connaissons au quotidien.
La yogini tibétaine Machig Labdrôn est l’une de celles qui eurent le courage de s’entraîner dans cette perspective Elle disait que, dans sa tradition, on n’exorcisait pas les démons. On les traitait avec compassion. Elle avait reçu de son maître un conseil qu’elle transmettait à ses étudiants « Approchez-vous de ce que vous trouvez repoussant, aidez ceux que vous pensez ne pas pouvoir aider et allez dans les lieux qui vous font peur. » Cela commence quand nous nous asseyons pour méditer et cesser de lutter contre notre propre esprit.
La deuxième méthode de travail avec le chaos consiste à se servir du poison comme remède. Nous pouvons nous servir des situations difficiles – le poison – comme combustible pour nous éveiller. En général, cette idée nous est présentée avec tonglen.
Quand survient une difficulté quelconque – n’importe quelle sorte de conflit, de sentiment de dépréciation, tout ce qui nous semble détestable, gênant, douloureux – au lieu de nous en débarrasser, nous l’inspirons. Les trois poisons sont la passion (qui inclut le désir insatiable et la dépendance) l’agression et l’ignorance (qui comprend la dénégation ou la tendance à se replier sur soi et à s’enfermer). Généralement nous considérons ces poisons comme quelque chose de mauvais qu’il faut éviter. Mais ce n’est pas l’attitude qu’on adopte ici ; ils deviennent, au contraire, germes de compassion et d’ouverture. Quand survient la souffrance, la consigne de tonglen est de laisser le scénario se dérouler et de l’inspirer – non seulement la colère, la rancœur ou la solitude que nous ressentons mais aussi la peine identique de ceux qui, au même moment, ressentent de la rage, de l’amertume ou de l’isolement.
Nous inspirons pour tous. Ce poison n’est pas seulement notre malheur personnel, notre faute, notre imperfection, notre honte – c’est une part de la condition humaine. C’est notre lien de parenté avec tout ce qui vit, le matériau dont nous avons besoin pour comprendre ce que signifie être dans la peau d’un autre. Au lieu de le repousser ou de le fuir, nous l’inspirons et entrons complètement en relation avec lui. Nous le faisons en souhaitant pouvoir être tous libérés de la souffrance. Puis nous expirons en renvoyant le sentiment d’un espace immense, d’une grande fraîcheur. Nous le faisons en souhaitant pouvoir tous nous détendre et faire l’expérience la plus intime de notre esprit.
On nous dit depuis que nous sommes tout petit que quelque chose ne va pas en nous, dans le monde et dans tout ce qui se produit : il n’est pas parfait, ses arêtes sont trop acérées, son goût est amer, il est trop bruyant, trop doux, trop âpre, trop fadasse. Nous cultivons le goût de vouloir améliorer les choses car dans ce monde ça cloche, il y a une erreur, un problème. Le principe essentiel de ces méthodes est de dissoudre la lutte dualiste : notre tendance habituelle à combattre ce qui nous arrive ou ce qui se passe en nous. Elles nous enseignent à aller vers les difficultés au lieu de nous en tenir à distance. On n’a pas très souvent ce genre d’encouragement.
Tout ce qui se produit peut certes servir et se laisser travailler mais c’est, en fait, la voie elle-même. Nous pouvons utiliser tout ce qui arrive comme moyen de nous éveiller. Nous pouvons employer tout ce qui se produit – nos émotions et nos pensées conflictuelles ou ce qui semble être notre situation extérieure – pour discerner où nous sommes assoupis et comment nous éveiller complètement, à fond, sans réserve.
La seconde méthode consiste donc à se servir du poison comme remède, à se servir de situations difficiles pour éveiller notre intérêt authentique pour ceux qui, tout comme nous, se trouvent souvent dans la douleur. Comme le dit un slogan de Lojong (enseignement proposé sous forme de slogans permettant de s’orienter sur la voie. [NdT.]) : « Lorsque le monde est rempli de maux, transforme toutes les mésaventures dans la voie de la bodhi. » C’est ce qui se produit dans ce cas.
La troisième méthode pour travailler avec le chaos consiste à voir tout ce qui peut survenir comme la manifestation de l’énergie éveillée. Nous pouvons nous considérer comme déjà éveillés et percevoir notre monde comme déjà sacré. Traditionnellement, l’image dont on se sert pour voir tout ce qui survient comme l’énergie même de la sagesse est le charnier. Au Tibet, les charniers étaient l’équivalent de nos cimetières, mais ils n’étaient pas aussi coquets que les nôtres. Les corps n’étaient pas enterrés sous une belle pelouse bien régulière, avec de jolies petites pierres blanches, avec des anges sculptés et de gentilles choses gravées à la mémoire du défunt. Au Tibet, le sol était gelé et les morts étaient donc dépecés et emmenés dans les charniers où les vautours les dévoraient. Je suis sûre que ces lieux ne sentaient pas très bon et étaient épouvantables à voir. Il y avait des globes oculaires, des cheveux et d’autres parties du corps traînant un peu partout. Dans un livre sur le Tibet j’ai vu une photographie de gens amenant un corps au charnier.
Il y avait un cercle de vautours, dont chacun semblait avoir la taille d’un enfant de deux ans – tous réunis là pour l’arrivée du corps.
Pour nous, ce qui se rapproche le plus d’un charnier n’est peut-être pas un cimetière mais la salle des urgences d’un hôpital. Ce pourrait être l’image de notre base de travail, fondée sur une certaine honnêteté à propos de la manière dont fonctionne le monde humain. Ça sent fort, ça saigne, c’est plein d’imprévus mais en même temps c’est la sagesse qui rayonne d’elle-même, la bonne nourriture, celle qui nous alimente, celle qui est bénéfique et pure.
Voir ce qui survient comme l’énergie éveillée inverse notre schéma fondamental habituel, qui est d’essayer d’éviter le conflit, de nous faire mieux que nous sommes, d’arrondir les angles, d’enjoliver les choses ou de prouver que la douleur est une erreur qui n’existerait pas si seulement nous faisions tout ce qu’il faut pour ça. Cette perspective renverse complètement ce schéma et nous encourage à nous intéresser au charnier de nos vies comme base de travail pour atteindre l’éveil.
Dans nos vies quotidiennes, nous sommes souvent pris de panique. Nous avons des palpitations et des gargouillements d’estomac parce que nous nous disputons avec quelqu’un ou parce que le projet magnifique que nous avions a tourné court. Comment abordons-nous ces drames ? Comment traitons-nous ces démons, qui sont fondamentalement nos espoirs et nos craintes ? Comment cessons-nous de lutter contre nous-mêmes ? Machig Labdrôn nous conseille d’aller dans les endroits qui nous font peur. Mais comment faire ?
Nous essayons d’apprendre à ne pas nous scinder entre notre « bon côté » et notre « mauvais côté », entre notre « côté pur » et notre « côté impur ». La lutte essentielle concerne notre impression d’avoir mal agi, notre culpabilité, la honte que nous avons de ce que nous sommes. C’est avec ça que nous devons entrer en amitié. Il s’agit de comprendre que nous pouvons dissoudre ce sentiment de dualité entre nous et eux, entre ceci et cela, entre ici et là-bas, en allant vers ce que nous trouvons difficile et que nous souhaitons repousser.
Au jour le jour, ces méthodes nous encouragent à ne pas nous sentir gênés avec nous-mêmes. Il n’y a rien qui puisse nous gêner.
Le monde dans lequel nous nous trouvons, la personne que nous croyons être, voilà nos bases de travail. Ce charnier appelé vie est la manifestation de la sagesse. Cette sagesse est la base de la liberté et aussi de la confusion. À chaque instant, nous faisons un choix. Dans quelle direction aller ? Comment entrer en rapport avec le matériau brut de notre existence ?
Telles sont les trois façons très concrètes de travailler avec le chaos : pas de lutte, le poison comme remède et considérer tout ce qui survient sur la voie comme la manifestation de la sagesse. D’abord nous pouvons nous entraîner à laisser filer les scénarios, à ralentir suffisamment pour être simplement présents, abandonner la multitude de jugements et de projets et cesser de lutter. Deuxièmement, nous pouvons nous servir de chaque jour de notre vie pour adopter une attitude différente envers la souffrance. Au lieu de la repousser, nous pouvons inspirer cette souffrance en souhaitant que tous puissent cesser d’avoir mal, que partout les êtres, au fond de leur cœur, puissent faire l’expérience de la satisfaction. Nous pourrions transformer la douleur en joie.
Troisièmement, nous pouvons reconnaître que la souffrance existe, que l’obscurité existe. Le chaos est à l’intérieur et à l’extérieur – c’est l’énergie de base, le jeu de la sagesse. Notre situation peut être perçue comme le paradis ou l’enfer : tout dépend de notre perception.
Ne pourrions-nous pas enfin simplement nous détendre et cesser de nous en faire ? Dès que nous nous réveillons, nous pouvons consacrer notre journée à apprendre à cesser de nous agiter. Nous pouvons cultiver le sens de l’humour et nous exercer à arrêter. Chaque fois que nous nous asseyons pour méditer, nous pouvons voir cette pratique comme un entraînement à dédramatiser, à aiguiser le sens de l’humour et à nous détendre. Comme le disait un étudiant :
« Révisez à la baisse votre niveau d’exigence et détendez-vous tel quel. »
Extrait de « Quand tout s’effondre » de Pema Chödron © Ed. La Table Ronde.
Péma Chödron
Elle est l’un des principaux disciples de Chögyam Trungpa Rinpotché qui lui confia la direction de l’abbaye de Gampo située au Canada. Elle est l’auteur de « Entrer en amitié avec soi-même », aux éditions de la Table Ronde.