Les slogans du bodhicitta absolu, l’entraînement de l’esprit
Chögyam Trungpa
Regarde tous les dharmas comme des rêves
Regarder les dharmas comme des rêves veut dire que, même si les choses nous paraissent extrêmement solides, notre façon de les percevoir peut être douce, comme dans un rêve.
Ce slogan est une expression de compassion et d’ouverture. Il renvoie au fait que toutes les expériences qu’on fait dans la vie – douleur, plaisir, bonheur, tristesse, grossièreté, raffinement, élégance, rudesse, chaud, froid, etc. – se résument à des souvenirs. La vraie discipline ou pratique propre à la tradition du bodhisattva consiste à considérer tout ce qui surgit comme un fantôme. Rien n’arrive jamais. Mais, puisque rien n’arrive, tout arrive. Lorsqu’on cherche à tromper l’ennui, on dirait qu’il ne se passe jamais rien. Par contre, dans ce cas-ci, bien que tout soit uniquement une pensée qui traverse l’esprit, beaucoup de choses mijotent sous la surface. Le “rien ne se passe”, c’est l’expérience de l’ouverture, alors que les choses qui mijotent correspondent à l’expérience de la compassion.
On peut faire l’expérience de cette qualité onirique dans la pratique de la méditation assise. Tandis qu’on porte son attention sur le souffle, des pensées discursives effleurent subitement l’esprit ; on commence à voir, à entendre et à sentir toutes sortes de choses. Pourtant, toutes ces perceptions ne sont rien d’autre que des créations de l’esprit. De la même façon, on peut se rendre compte que la haine qu’on éprouve envers ses ennemis, l’affection qu’on porte à ses amis et les attitudes qu’on a à l’égard de l’argent, de la nourriture et de la richesse font également partie de la pensée discursive.
Considérer les choses comme des rêves ne signifie pas nager dans un flou artistique où tout est nébuleux et somnolent. Le rêve peut en fait être très net, très vif et imagé. Regarder les dharmas comme des rêves veut dire que, même si les choses nous paraissent extrêmement solides, notre façon de les percevoir peut être douce, comme dans un rêve. Par exemple, si nous avons participé à un stage de méditation en groupe, notre souvenir du coussin de méditation et de la personne qui était assise devant nous sera très net, tout comme le souvenir de la nourriture que nous avons mangée, du son du gong et du lit dans lequel nous avons dormi. Cependant, pour nous, aucune de ces situations n’est complètement inflexible, solide et consistante. Tout est sujet au changement.
Les choses possèdent une qualité onirique, mais les productions de l’esprit sont quand même très vives. Sans esprit, on serait incapable de percevoir quoi que ce soit ; c’est parce qu’on a un esprit qu’on peut percevoir. Donc, ce qu’on perçoit est un produit de l’esprit, qui se sert des organes des sens pour canaliser les perceptions sensorielles.
Examine la nature de l’intelligence non née
Regardez l’esprit dans ce qu’il a de plus élémentaire : la conscience en éveil nue qui n’est pas compartimentée, le processus de la pensée qui se déroule en vous.
Observez-le, tout simplement ; regardez-le. Examiner n’est pas synonyme d’analyser. Il s’agit simplement de voir les choses telles qu’elles sont, au sens courant de l’expression.
On dit que l’esprit est intelligence non née parce qu’on ne sait absolument rien de son histoire. On ignore totalement où a commencé cet esprit, cet esprit fou, où il a démarré, où il a entamé son existence. Il n’a ni forme, ni couleur, ni description particulière, ni caractéristiques. D’habitude, il papillote, il vacille, il danse, sans arrêt. Quelquefois il est complètement assoupi, alors que d’autres fois il frétille partout. Regardez votre esprit. Cela fait partie de l’entraînement, de la discipline du bodhicitta ultime. L’esprit fluctue constamment, il remue par-ci par-là, il gigote partout. Examinez-le. Ne faites rien d’autre que de l’observer !
On pourrait se laisser piéger par la fascination lorsqu’on contemple tous les dharmas comme des rêves, perpétuant ainsi toutes sortes de visions et de fantasmes inutiles. Aussi est-il très important de passer du slogan précédent à celui-ci : “Examine la nature de l’intelligence non née”. Quand on regarde plus loin que le niveau purement perceptuel, quand on regarde son propre esprit (ce qui est impossible en réalité, mais on fait quand même semblant), on découvre qu’il n’est rien. Alors on commence à comprendre qu’il n’y a rien à quoi s’accrocher. L’esprit est non né. Mais en même temps il est intelligence, parce qu’on perçoit des choses quand même. Il y a de l’intelligence et de la clarté. Contemplons donc cela en observant qui, en fait, perçoit les dharmas comme des rêves.
Si on regarde plus loin, toujours plus loin, en remontant jusqu’à la racine de l’esprit, jusqu’à son fondement, on verra qu’il n’a ni couleur, ni forme. Dans le fond, l’esprit est comme un espace vierge ; il n’a pas d’attributs. On commence à cultiver des possibilités de shunyata, mais dans ce cas-ci, ces possibilités sont passablement rudimentaires, à cause de leur simplicité et de leur faible degré de difficulté. Lorsqu’on observe la racine, lorsqu’on essaie de découvrir pourquoi on voit des objets, pourquoi on entend des sons, pourquoi on a des sensations tactiles et pourquoi on sent les odeurs, et qu’on va plus loin, toujours plus loin dans cet examen, on découvre une espèce d’espace vierge.
Cet espace vierge est relié à l’attention. Au début, on porte son attention sur quelque chose : soi-même, l’environnement, la respiration. Mais si on observe la source de cette attention, indépendamment de l’objet sur lequel elle se pose, on s’aperçoit peu à peu qu’il n’y a pas de racine. Tout commence à se dissoudre. C’est cela qu’on entend par “examiner la nature de l’intelligence non née”.
Laisse même les antidotes se libérer tout seuls
Quand on regarde l’esprit dans ce qu’il a de plus élémentaire, il se produit petit à petit un retournement dans la logique. On se dit : “Si rien n’a de racine, pourquoi se donner de la peine ? À quoi ça sert de continuer à méditer, de toute façon ? Il suffirait de conclure qu’il n’y a pas de racine derrière tout ça, un point c’est tout.” C’est alors que le slogan suivant, “Laisse même les antidotes se libérer tout seuls”, peut être d’une grande utilité. L’antidote en question est la découverte de l’absence d’origine des pensées discursives. Il est extrêmement utile d’en prendre conscience, car cette découverte devient un antidote, un conseil pratique. Mais il faut aller au-delà de l’antidote. Il ne faudrait pas s’accrocher à la naïveté et au je-m’en-fichisme de celui-ci.
L’idée que tout est vide fonctionne comme un antidote : nous n’avons pas à nous en faire. De temps en temps, une étincelle traverse notre esprit et nous montre que rien n’est doté d’existence. Étant donné la nature de cette expérience de shunyata, rien de ce qui surgit, grand ou petit, n’a réellement beaucoup d’importance. Tout n’est alors qu’une immense farce pour se bidonner entre amis et rire gros : ha, ha, ha ! “Puisque en fin de compte rien n’a beaucoup d’importance, à quoi bon s’en faire ? Comme tout est shunyata, tout se vaut. On peut assassiner quelqu’un, on peut méditer, on peut faire une œuvre d’art, on peut faire une foule de choses ; tout est méditation, tout ce qu’on fait.” Cependant, il y a quelque chose de très louche dans cette approche. Cet engouement pour la vacuité est une interprétation fausse ; c’est ce qu’on appelle le “poison de la shunyata”.
Certains croient qu’il n’est pas nécessaire de s’asseoir pour méditer puisqu’ils ont déjà “tout compris”. Mais il faut vraiment faire gaffe. Moi, ça fait longtemps que je me bats contre ces gens-là. Je ne leur fais pas du tout confiance, jamais, à moins qu’ils acceptent de s’asseoir et de pratiquer. Je n’admets pas qu’on coupe les cheveux en quatre et qu’on prétende qu’aller à la pêche dans un ruisseau des Rocheuses, ou conduire sa Porsche sur l’autoroute, c’est la même chose que méditer. Ou encore – et c’est éventuellement un peu plus légitime – que faire sa vaisselle ou méditer, ça revient au même. C’est peut-être authentique comme façon d’agir, mais moi, ça me paraît quand même très suspect.
L’antidote dont il est question ici revient à dire qu’on peut n’en faire qu’à sa tête et que, dans la mesure où l’on adopte une attitude méditative, tout va bien aller. D’après cette consigne, il faut laisser même les antidotes – les prétendus antidotes – se libérer tout seuls. Peut-être pensons-nous que notre méditation à nous, ça consiste à aller au cinéma tout le temps, chaque jour, tous les soirs, ou à regarder la télé, ou à panser notre cheval, ou à nourrir notre chien, ou à nous promener longuement en forêt. Il existe d’innombrables possibilités de ce type dans la tradition occidentale ou, quant à cela, dans la tradition théiste.
La tradition théiste affirme que la méditation et la contemplation sont des choses formidables. Selon la croyance populaire, c’est Dieu qui a créé le monde : Dieu a créé les forêts, Dieu a créé le château en ruines et Dieu a aussi créé l’océan. Il serait donc possible de méditer en nageant, ou de s’allonger sur le sable d’une plage créée par Dieu et de se la couler douce. Cette adoration théiste de la nature est devenue un problème ; elle a produit tellement de vacanciers, tellement d’adorateurs de la nature, tellement de chasseurs.
En Écosse, au centre de méditation Samyê-Ling où j’ai enseigné, j’ai connu un monsieur fort sympathique qui habitait dans la ville industrielle voisine de Birmingham. Il venait nous voir tous les week-ends pour s’amuser. À l’occasion, il se pointait dans la salle de méditation pour faire un petit brin de pratique. Il avait l’habitude de dire : “C’est très bien votre méditation, mais moi, je me sens beaucoup mieux quand je me promène dans les bois avec mon fusil et que je chasse du gibier. Je me sens très méditatif quand je marche dans la forêt à guetter les sons aigus et subtils des animaux qui bondissent, et là je peux leur tirer dessus. Et en même temps, ça me donne le sentiment de me rendre utile. Si je tue un cerf, je l’apporte à la maison, je le fais cuire et je nourris toute ma famille. J’aime bien.”
Essentiellement, ce slogan nous rappelle que les antidotes, y compris les ergothérapies de tout acabit, ne sont pas des activités appropriées. Ici, nous ne cherchons pas particulièrement à atteindre l’éveil ou à faire l’expérience de la tranquillité ; nous cherchons à ne plus nous raconter des histoires.
Repose dans la nature de l’alaya, l’essence
Ce slogan nous dit que la méditation assise, pratiquée avec une compréhension du bodhicitta ultime, permet de court-circuiter réellement les sept types de conscience pour reposer enfin dans la huitième, l’alaya. Les six premières consciences sont reliées aux perceptions sensorielles :
1) conscience visuelle
2) conscience auditive
3) conscience olfactive
4) conscience gustative
5) conscience tactile
6) conscience mentale ou principe coordinateur fondamental qui organise les cinq autres consciences.
7) esprit-problème ; c’est une espèce de conglomérat qui injecte de l’énergie dans tout ça. En tibétain, elle se dit nyôn-yi, nyôn étant une abréviation de nyônmong [sanskrit klesha], qui veut dire littéralement “embêtement”, “souillure”, “névrose”, et yi signifiant “esprit”.
Les désignations traditionnelles de ces consciences sont conscience de l’œil, conscience de l’oreille, conscience du nez, conscience de la langue, conscience du corps et conscience du mental.
Reposer son esprit dans l’alaya fondamental équivaut à s’affranchir de ces sept aspects de l’esprit et à reposer dans la simplicité, dans un aspect de l’esprit qui est clair et ne fait pas de discrimination. On commence à sentir que les formes, les odeurs, les sons et tout le reste sont une production du quartier général, qu’ils ont été mis au point par l’état-major. On les reconnaît, puis on retourne au quartier général où ces productions ont commencé à se manifester. On repose simplement dans l’inutilité de ces productions.
Il existe donc une espèce de lieu de repos ; on pourrait en fait dire que c’est une forme primitive de shamatha. Il y a un point de départ ou de retour. Vous pouvez, par exemple, me regarder et pendant que vous me regardez vous pouvez aussi vous observer vous-même. Mais si vous poussez votre observation au-delà de vous-même, vous découvrirez qu’un certain type de radar est déjà en place. Il s’agit donc de reposer dans l’alaya, au sein du radar, de reposer au lieu même d’où émanent les ordres et l’information.
Cette logique, ou ce processus, suppose que l’on a déjà une certaine confiance en soi au départ. On est déjà parvenu à se détendre avec soi-même dans une certaine mesure. C’est cela, le message du bodhicitta ultime : on n’a pas besoin de toujours s’évader de soi-même en essayant de trouver quelque chose à l’extérieur. On peut tout simplement rentrer chez soi et se détendre. On peut revenir à la douceur du foyer.
On essaie donc de bien se traiter, mais sans s’en tenir à une logique préconçue ou à une quelconque idée fixe conceptuelle, y compris les pensées discursives. Reposer dans la nature de l’alaya signifie aller au-delà des six consciences sensorielles et même au-delà de la septième conscience, le processus discursif profond qui engendre les six autres consciences. Le principe primordial de l’alaya les contourne toutes. Même dans une situation ordinaire, si l’on arrive à tout retracer jusqu’aux origines, on découvrira un certain palier de repos primitif. Et il est possible de reposer dans cette existence primitive et fondamentale, ce niveau existentiel.
À partir du principe de l’alaya fondamental, nous passons ensuite à l’alaya-vijnana ou conscience de l’alaya, où les distinctions sont déjà présentes. Il se crée dès lors une séparation entre ceci et cela, entre un individu et un autre, entre un objet et un autre. C’est la notion de conscience ; on pourrait même parler de conscience de Soi, au sens de savoir qui est de notre bord et qui est du bord opposé, pour ainsi dire. Le principe de l’alaya primordial n’a aucun parti pris, c’est pourquoi on l’appelle “vertu naturelle”. Il est neutre. Il n’est ni masculin ni féminin ; par conséquent, il n’est ni d’un bord ni de l’autre, et n’implique aucune séduction. Par contre, la conscience de l’alaya a déjà un parti pris. Elle est soit masculine, soit féminine, parce qu’elle suppose le concept de séduction.
L’éveil primordial, ou sugatagarbha, se trouve au-delà de l’alaya, tout en allant dans le même sens que l’alaya. Il est antérieur à l’état d’alaya, mais il l’englobe. L’alaya possède la bonté fondamentale, c’est vrai, mais celle du sugatagarbha est plus grande. Il est éveil en soi. Dans cette optique, même l’alaya primordial peut être vu comme une forme de conscience. Bien qu’il ne soit pas officiellement au rang des consciences, il est déjà une espèce de vigilance ; il est peut-être même une forme d’esprit samsarique. Par contre, le sugatagarbha est antérieur à cela. Il est indestructible ; c’est l’ancêtre de l’alaya, son progéniteur.
Le processus de la perception, notamment celui du premier instant de perception d’un objet des sens, est une conjonction de plusieurs éléments. Il y a les mécanismes concrets qui appréhendent des objets, qui sont des organes physiques tels que les yeux, les oreilles, etc. Ensuite, il y a les facultés mentales qui se servent de ces instruments pour réfléchir sur certains objets. Et, si l’on va plus loin, il y a une intentionnalité, une fascination ou curiosité qui cherche à savoir comment établir une relation avec les objets en question. En reculant encore plus, le plus loin possible, on verra qu’il existe une expérience fondamentale qui sous-tend tout cela ; c’est ce qu’on appelle le principe de l’alaya.
Selon ce texte sur le lodjong, cette expérience porte le nom de bonté fondamentale. Le présent slogan renvoie donc à une expérience, et non seulement au processus mécanique et structurel de la projection. Ce processus est analogue à un projecteur de cinéma. Il y a l’écran, le monde phénoménal. Puis on se projette soi-même sur le monde phénoménal. Finalement, il y a le film, qui est l’inconstance de l’esprit, qui change de cadrage sans arrêt. Cela donne un objet en mouvement projeté sur l’écran. L’objet en mouvement est produit mécaniquement par les divers mécanismes du projecteur, avec ses nombreux engrenages qui guident la pellicule et ses dispositifs qui assurent la continuité de la projection. C’est tout à fait analogue aux organes des sens. On regarde et on écoute ; donc, quand on écoute, on regarde. On relie les choses entre elles au moyen du temps, même si celles-ci changent sans cesse d’un instant à l’autre. Derrière tout cela se trouve l’ampoule, dont la lumière projette les images sur l’écran. Cette ampoule est la cause de tout. Par conséquent, reposer dans la nature de l’alaya revient à reposer dans la nature de cette ampoule qui se trouve au cœur de la mécanique du projecteur de cinéma. Comme l’ampoule, l’alaya est brillant et lumineux. L’ampoule demeure imperturbable face aux fluctuations de l’appareil. Elle ne s’inquiète pas de savoir si l’écran est en bon état ou si la projection de l’image s’effectue correctement.
La pratique du bodhicitta ultime qu’on fait pendant la méditation assise consiste très concrètement à reposer dans la nature de l’alaya. C’est sur ce plan que l’on fait l’expérience du bodhicitta ultime. Il consiste simplement à se rendre compte qu’il n’est pas possible de considérer les phénomènes comme étant solides, mais qu’ils sont en eux-mêmes lumineux. Pour revenir à l’analogie du projecteur, il faut travailler sur l’ampoule : on la sort du projecteur, mais sans faire de singeries, et on la visse dans une bonne vieille douille, puis on l’examine. C’est cela, l’alaya qui se libère de lui-même.
Cette matière peut paraître un peu déroutante, mais le présent livre est en fait un manuel pour le pratiquant ordinaire. Il ne s’agit pas de croire dans l’alaya, ni de la cultiver, mais de s’en servir comme tremplin. Il serait dangereux de le cultiver comme une fin en soi. Dans ce cas-ci, elle est simplement un autre barreau de l’échelle. Nous parlons de l’alaya en des termes très simples ; ce n’est rien d’autre qu’un esprit dégagé, un esprit dégagé primordial. Il est simplicité et clarté et absence de pensée discursive, le degré zéro de l’alaya. Il est possible qu’il ne soit pas entièrement libre de toutes les consciences, y compris la huitième, mais il est l’alaya des possibilités primordiales.
Dans l’ensemble, il est important de comprendre qu’on n’essaie pas de saisir la nature-de-bouddha, du moins pas pour l’instant. Reposer dans l’alaya est une consigne qui est donnée à ceux qui en sont au tout début. Un grand nombre d’entre nous avons des difficultés à savoir si nous méditons ou pas. Nous nous débattons beaucoup à cause de cela. C’est pourquoi ici nous nous proposons de travailler les prémisses fondamentales. Il s’agit de ralentir. Pour la première fois, nous apprenons à ralentir.
Dans l’expérience postméditative deviens enfant de l’illusion
Être enfant de l’illusion veut dire que, dans l’expérience de la postméditation, on a l’impression que tout se produit parce qu’on crée des perceptions fondamentales à partir d’idées préconçues. Si l’on arrive à défricher tout cela et à y injecter de l’intelligence fondamentale, c’est-à-dire à en prendre conscience, on commence à voir que les jeux ne sont même pas très grands, car ils sont illusoires. Mais pour s’en rendre compte, il faut pratiquer longtemps, en combinant l’attention et la prise de conscience. Nous parlons ici de la méditation en action, en fait, ou de la discipline de la postméditation.
Illusion ne signifie ni brouillard, ni confusion, ni mirage. Etreenfant de l’illusion exige qu’on prolonge dans la postméditation ce qu’on a pu expérimenter dans la pratique de la méditation assise (c’est-à-dire reposer dans la nature de l’alaya). Pour reprendre l’analogie du projecteur, pendant la postméditation on enlève l’ampoule. On n’a alors peut-être plus d’écran ni de pellicule, mais on met l’ampoule dans une lampe de poche et on la porte avec soi tout le temps.
Après une période de méditation assise, on s’aperçoit qu’on n’est pas obligé de solidifier les phénomènes. Au contraire, on peut étendre sa pratique et cultiver une prise de conscience soutenue. Si les choses se font lourdes et solides, on les éclaire alors d’une étincelle d’attention et de conscience en éveil. Ainsi, petit à petit, on finit par se rendre compte que tout est souple et malléable. On change d’attitude : le monde des phénomènes n’est pas mauvais ; “ils” ne cherchent plus à nous attaquer, nous détruire ou nous tuer. Les choses se laissent travailler, ce qui est une grande source de soulagement.
C’est comme nager : on nage allégrement dans le monde des phénomènes. On ne se contente pas de flotter, car il faut nager, se servir de ses extrémités. L’action des extrémités est le mouvement fondamental de l’attention et de la conscience en éveil. C’est comme un éclair, une lueur instantanée qui éclaire les choses. Dans la postméditation, on nage donc constamment. Et pendant la méditation, il suffit de s’asseoir et de reposer dans la nature de l’alaya, très simplement. Voilà donc comment cultiver le bodhicitta ultime. C’est tout à fait simple et ordinaire. Et il est réellement possible de le faire ; c’est là l’essentiel.
Ça n’a rien d’abstrait ; il suffit de regarder les phénomènes et de voir qu’ils ressemblent à une cellule matelassée, si l’on veut. C’est cela l’illusion : des murs capitonnés partout. Pendant qu’on prend le thé, ou qu’on fait autre chose, on a l’impression d’être sur le point de se heurter sur un objet coupant. C’est alors qu’on découvre que les choses rebondissent. Les contrastes sont beaucoup moins forts ; tout entre dans la pratique de l’attention et de la prise de conscience. Tout rebondit, comme la balle dans un jeu vidéo de ping-pong. Quand la balle revient vers nous, il se peut que nous oubliions d’être un enfant de l’illusion et que nous la relancions ; mais alors elle revient une deuxième fois avec un bip et nous redevenons enfant de l’illusion. C’est l’idée de “première pensée, meilleure pensée”. En regardant les choses, nous constatons qu’elles sont souples et qu’elles rebondissent vers nous tout le temps. Cela n’a rien de particulièrement intellectuel.
Dans ce slogan, il s’agit d’apprendre à nourrir le bodhicitta ultime par l’attention et la prise de conscience. Nous devons apprendre à faire réellement l’expérience du fait que les choses demeurent malléables dans la postméditation, qu’il y a de la place, plein de place. Dans le fond, devenir enfant de l’illusion signifie ne pas faire de claustrophobie. Après la méditation assise, on pourrait se dire : “Quelle barbe ! Maintenant il faut que je fasse les pratiques de postméditation”. Mais il n’est pas nécessaire de se sentir enfermé ; au contraire, on peut sentir qu’on est enfant de l’illusion, qu’on danse partout et qu’on émet des clics et des bips sans arrêt. Cela apporte beaucoup de fraîcheur et de simplicité, et c’est extrêmement efficace. Essentiellement, il s’agit de se traiter mieux. Si l’on souhaite prendre des vacances par rapport à la pratique, on peut le faire et quand même demeurer enfant de l’illusion, car les choses continuent à faire bip tout autour, sans arrêt, très simplement. C’est très lucide, au point d’être presque étrange.
Être enfant de l’illusion est une chose très simple. C’est être prêt à percevoir la simplicité du jeu des phénomènes et à se servir de cette simplicité dans la pratique de l’attention et de la prise de conscience.
“Enfant de l’illusion” est une expression très forte. Songez-y. Essayez de le devenir. Les occasions ne manquent pas.
L’entraînement de l’esprit, Chögyam Trungpa, © Le Seuil, 1998