Donner et recevoir, cultiver l’intrépidité
Pema Chödron
Ce matin, je vais vous parler du tonglen, la pratique qui consiste à “donner et recevoir”. Que certains d’entre vous l’aient déjà pratiqué auparavant ou non, on a toujours l’impression de s’y mettre pour la première fois.
Le tonglen est lié à l’acte de cultiver l’intrépidité. Quand on le pratique depuis un certain temps, on fait l’expérience d’une plus grande ouverture de son cœur. On commence à se rendre compte que la peur est liée à la volonté de protéger son cœur ; nous sentons que quelque chose est sur le point de nous blesser au cœur et c’est pourquoi nous le protégeons. Dans les enseignements bouddhiques ou dans ceux de Shambhala, dans toute tradition qui nous enseigne comment vivre bien, on est encouragé à cultiver l’intrépidité. Comment s’y prend-on ? La pratique de la méditation assise est assurément une façon de le faire parce que, grâce à elle, on arrive à se connaître de façon si complète et avec tellement de douceur.
Je pratiquais le shamatha depuis environ sept ans quand j’ai fait pour la première fois le tonglen. Après l’avoir fait, j’ai été sidérée de voir à quel point j’avais subtilement utilisé le shamatha pour éviter d’être blessée, tenter d’esquiver la dépression, ou le découragement, ou toutes sortes de sentiments négatifs. Au fond, à mon insu, j’avais secrètement espéré que si je pratiquais je n’aurais plus jamais à ressentir aucune souffrance. Quand on fait le tonglen, on invite la souffrance. C’est ce qui nous ouvre les yeux, même si c’est précisément la fonction de shamatha : voir la souffrance, voir le plaisir, tout voir avec douceur et précision, sans porter de jugement, sans rien écarter, devenir plus réceptif. Même si c’est ce que nous avons pratiqué depuis le début, le tonglen nous le met directement sous les yeux ; je me suis rendu compte que je n’avais pas vraiment fait cela auparavant.
Faire le tonglen requiert beaucoup de courage. Ce qui ne manque pas d’intérêt, c’est que cela donne aussi beaucoup de courage. On commence peut-être avec une goutte de courage et une formidable aspiration à s’ouvrir à son monde, et à être utile à soi-même ainsi qu’aux autres. Nous savons que cela signifie que nous nous trouverons dans des situations qui nous feront sortir de nos gonds et où ce sera dur, mais peu importe, nous souhaitons être capable d’entrer dans n’importe quelle situation, et être utile. On a tout au plus un soupçon de courage, juste assez pour faire le tonglen, peut-être parce qu’on ne sait pas dans quoi on s’engage, mais c’est en général ce qui se produit dans la vie de toute façon ! Il se passe alors quelque chose d’étonnant. Parce qu’on consent à pratiquer le tonglen, on trouve – après quelques jours, quelques mois ou quelques années – que l’on a une assez bonne dose de courage et que, en quelque sorte, en faisant cette pratique, on éveille son cœur et on éveille son courage. Quand je dis “éveiller son cœur”, j’entends qu’on a la volonté de ne pas recouvrir la partie la plus tendre de soi-même. Trungpa Rinpotché a répété maintes fois qu’on a tous un point sensible et que la négativité, le ressentiment et tout le reste se produisent parce qu’on essaie de dissimuler son côté tendre. Cette logique est très positive : c’est parce que l’on est tendre et profondément touché que l’on se protège de la sorte. C’est parce qu’on est doux et qu’on a un peu de chaleur au cœur ; au départ. C’est parce qu’on est ouvert qu’on commence en fait à se protéger.
Avec le shamatha surtout, on voit ses carapaces avec une telle clarté. On voit de quelle façon on emprisonne son cœur. Ce qui allège déjà les choses et inspire un peu de respect pour l’intuition et peut-être aussi pour le sens de l’humour que l’on possède. Le tonglen pousse cela plus loin, parce qu’on invite véritablement non seulement tous ses conflits non résolus, sa confusion et sa souffrance, mais aussi ceux des autres. Et cela va encore plus loin. Habituellement, on essaye d’éviter de se sentir mal et quand on se sent bien, on voudrait que cela dure toujours. Dans le tonglen, au contraire, on a non seulement la volonté d’aspirer ce qui fait mal, mais on veut aussi expirer ses sentiments de bien-être, de paix et de joie. On consent à s’en déposséder, à les partager. Le tonglen est effectivement à l’opposé de l’approche conventionnelle. En général, lorsque quelqu’un médite et commence vraiment à établir un rapport avec quelque chose de plus grand, et en retire inspiration et joie, même la méditation marchée prendra des allures d’intrusion. Avoir à nettoyer les toilettes et à parler avec des gens semble absolument faire obstacle à sa béatitude. Le tonglen propose une autre approche : “Si vous éprouvez quelque chose, partagez-le. Ne vous y cramponnez pas. Donnez-le.”
Le bouddhisme mahayana parle de la bodhicitta, qui signifie “cœur éveillé” ou “cœur courageux”. Le “grand véhicule”, qui présente une vision basée sur la vacuité, la compassion et l’action de reconnaître la nature-de-bouddha universelle.
La bodhicitta se caractérise par la douceur, la précision, l’ouverture, la capacité de simplement lâcher prise et de s’ouvrir. Le tonglen a pour objet spécifique d’éveiller ou de cultiver la bodhicitta, d’éveiller le cœur ou de cultiver le cœur courageux.
C’est comme arroser une graine qui peut fleurir. On peut avoir l’impression de ne disposer que d’une fine goutte de courage, ou de ne plus en avoir du tout, mais le Bouddha a dit : “Foutaises ! Tout le monde est doué de bodhicitta !” Il est donc possible que ce ne soit qu’une petite graine de sésame, mais si on fait cette pratique, c’est comme si on arrosait cette graine, qui semble croître et donner des fleurs. Ce qui se passe véritablement, c’est que ce qui était là depuis toujours est découvert. Pratiquer le tonglen balaie au loin la poussière recouvrant le trésor qui était là depuis toujours.
Traditionnellement, la bodhicitta est comparée à un diamant recouvert par dix tonnes de boue depuis deux mille ans. On pourrait le découvrir à tout moment, et ce serait toujours un joyau, un héritage.
On dit aussi que la bodhicitta est comme un lait très riche, crémeux, qui peut se transformer en beurre. On doit travailler un peu pour obtenir la texture du beurre à partir de la crème. On doit la baratter. On l’a comparée également à une graine de sésame, pleine d’huile de sésame. Pour obtenir l’huile, il faut un peu la pilonner, mais elle est déjà là. On décrit parfois la bodhicitta comme un trésor précieux gisant sur le bord de la route, recouvert de quelques chiffons sales. Les gens – peut-être des personnes très pauvres qui meurent de faim – passent constamment à côté. Ils n’ont qu’à ramasser les chiffons, et c’est là. On fait tonglen afin de ne pas avoir à agir comme des aveugles, qui marchent constamment sur ce joyau qui est juste là. On n’a pas à se sentir comme un indigent dans la misère, parce qu’on a dans le cœur tout ce qu’on peut souhaiter en fait de chaleur, de clarté, d’ouverture et de courage. Tout le monde a ça, mais tout le monde n’a pas le courage de le faire mûrir.
De nos jours, la société a réellement besoin de gens qui veulent laisser mûrir leur cœur, leur bodhicitta. La dévastation et la souffrance sont tellement généralisées : des gens sont renversés par des tanks, on fait sauter leurs maisons ou bien des soldats frappent à leurs portes au milieu de la nuit et les emmènent, les torturent et tuent leurs enfants et ceux qu’ils aiment. D’autres sont affamés. Les temps sont durs. Nous qui vivons dans un luxe inouï, avec nos pitoyables petits problèmes psychologiques, nous avons l’énorme responsabilité de faire mûrir notre clarté et notre cœur, notre chaleur humaine et notre capacité à nous ouvrir et à lâcher prise, parce que c’est tellement contagieux. Avez-vous remarqué que si nous entrons dans la salle à manger pour nous y asseoir, et que la personne qui s’y trouve se sente bien et que nous le savons, cela nous inclut en quelque sorte, nous nous sentons bien, comme si elle nous aimait bien ? Mais si nous entrons dans la salle à manger et que la personne présente se sente vraiment minable, nous nous demandons “Qu’est-ce que j’ai fait ?” ou : “Bon sang ! J’ai intérêt à faire quelque chose pour qu’elle aille mieux.” Que nous ayons une migraine ou un moment de dépression, ou quoi que ce soit d’autre, si nous nous sentons à l’aise dans notre monde, c’est contagieux. Cela pourrait donner un répit aux autres. On peut s’accorder mutuellement cette pause. Il s’agit de vouloir travailler sur sa propre peur et ses sentiments d’inadaptation, sa dépression matinale, etc.
Pratiquer le shamatha est une façon de montrer sa volonté de voir les choses clairement et sans porter de jugements. Faire le tonglen est un mouvement vers la maturation de notre bodhicitta, pour notre bonheur et pour celui des autres. Notre bonheur rayonne, procurant aux autres l’espace leur permettant d’entrer en contact avec leur propre joie, leur intelligence, leur clarté et leur chaleur humaine.
Extrait de “ Entrer en amitié avec soi-même ”, Pema Chödron, © La Table ronde, 1993