Bodhicitta et bodhisattva, l’habitant dans l’habitacle
Lama Denys Rinpoché
Bodhicitta est un mot sanscrit que l’on peut rendre par “le cœur-esprit éveillé”, et aussi, dans sa dynamique, par “l’éveil du cœur-esprit”. Bodhi-citta : bodhi signifie éveil, nature de Bouddha, santé fondamentale, expérience primordiale ; et citta a le sens de cœur et d’esprit, d’esprit et de cœur. Il y a les deux notions dans citta. Au sens habituel c’est l’esprit, au sens profond c’est le cœur, c’est l’esprit du cœur, ou le cœur de l’esprit. Donc bodhicitta est ce cœur-esprit éveillé, cet état d’être, cet état d’aspiration à l’éveil, cette dynamique d’éveil du cœur et de l’esprit. Ce souhait d’éveil du cœur-esprit – bodhicitta – est ce qui habite un bodhisattva. Un bodhisattva, c’est l’habitacle et bodhicitta c’est l’habitant : bodhicitta habite le bodhisattva.
Le bodhisattva est ce héros sacré, ce vaillant, ce courageux guerrier. Littéralement, dans bodhisattva, bodhi c’est l’éveil et sattva est un mot difficile à traduire, qui a plusieurs sens. En tibétain c’est sèmpa, qui signifie vaillant. Le sattva est une personne vaillante, un héros sacré. Sattva a aussi le sens de personne. Une personne vaillante ou plus précisément encore la personne dans sa vaillance fondamentale est une personne de cœur. Sattva, c’est la personne dans son cœur, et aussi le cœur de la personne. Un bodhisattva est la personne qui vit l’éveil, qui commence par aspirer à l’éveil comme bodhisattva aspirant et qui ensuite vit l’éveil comme bodhisattva engagé.
Il y a ainsi dix degrés de bodhisattva dans les présentations traditionnelles. Simplement, le bodhisattva est celui en lequel vit bodhicitta, le souhait du cœur, le souhait d’éveil, l’aspiration à l’éveil du cœur et de l’esprit, à l’éveil de notre personne. C’est un éveil personnel qui n’a rien d’individuel, qui en fait n’est pas… personnel. C’est l’éveil à sa nature de Bouddha ou à la nature de Bouddha omniprésente, on pourrait dire encore l’expérience de cette omniprésence. Elle est tellement partout qu’il n’est rien qui lui soit autre. C’est l’aspect non dualiste de la nature de Bouddha.
Dans la voie universelle du mahayana, l’aspiration, le souhait du cœur se vit dans les six paramitas. C’est un mot sanscrit que l’on peut traduire par : perfection ou vertu ; il y a six perfections ou six vertus : le don, la discipline, la patience, l’énergie, l’expérience profonde et l’intelligence, la compréhension. C’est une autre façon de.présenter l’apprentissage de la voie, apprentissage qui s’appréhende en trois volets : discipline, expérience profonde, et compréhension ou intelligence ; les deux classifications se recoupent. La seconde classification, celle des paramitas, en six points, est un développement de la classification en trois qui est celle de l’apprentissage.
Les quatre premières paramitas relèvent plus de la discipline, au sens large. La discipline est celle du don, accueillir et offrir ; c’est aussi la discipline de compassion non-violente, la patience, le temps et l’énergie indéfectible.
La cinquième paramita, celle de l’expérience profonde et la sixième, celle de l’intelligence, relèvent à la fois de la discipline mais aussi de la compréhension profonde issue de la pratique de la méditation et de l’intelligence qui en découle.
Les six paramitas sont les actions du bodhisattva, les six domaines en lesquels il développe, il déploie son action, son expérience ; ce sont les six vertus qui l’animent dans toute sa vie quotidienne. Ces six vertus traduisent – dans ses attitudes, ses faits et gestes – son souhait du cœur, son aspiration d’éveil : l’ouverture du don, la vigilance de la discipline, la non-violence de la patience et l’intensité de l’énergie. Cette expérience profonde est l’intelligence qui l’habite.
Ces six vertus sont aussi les six qualités profondes de chaque instant, c’est l’expérience de la prajnaparamita dont on récite le texte le matin, l’expérience des vertus parfaites ; de la perfection des vertus. Prajnaparamita peut se traduire par la perfection d’intelligence ou la perfection d’expérience éveillée.
Y-a-t-il plusieurs façons de parler de bodhicitta et du bodhisattva suivant les différentes écoles ?
Expliquer la vision particulière de bodhicitta et du non-soi dans toutes les écoles, cela peut être long et compliqué.
Ce qu’il nous faut comprendre et retenir c’est qu’il s’agit toujours de la même expérience : on peut en parler de différentes façons, suivant différentes perspectives, sachant que tout discours parle toujours d’un point particulier avec une perspective qui a ses concepts et sa grammaire.
Il y a donc différentes perspectives, avec – tout en utilisant la même grammaire généralement – des concepts qui donnent des éclairages différents : il y a des perspectives substantialistes, des perspectives spiritualistes, des perspectives dialectiques, des perspectives yogiques, expérientielles ; elles ont des noms, elles ont des lignées, elles ont toutes sortes de ramifications ; elles ont inter-agi entre elles, aussi, dans les débats, mais en tant que perspectives. Deux perspectives peuvent même être opposées dans la mesure où elles regardent de deux côtés opposés une même situation elles n’en regardent pas moins la même situation : ce sont des perspectives, mais sans contradictions fondamentales.
C’est ainsi qu’il y a beaucoup d’écoles et toutes sortes de lignées qui se sont développées et qui, dans ces perspectives différentes, finalement, permettent une vision pluraliste dans lesquelles se réconcilient aussi bien une vision matérialiste qu’une vision spiritualiste. C’est une sorte de perspective circulaire : on regarde la situation des différents orients, dans les différentes orientations que sont les perspectives des quatre directions, les perspectives opposées. Et cela amène une intelligence et une vision pluraliste absolue.
Quel rapport existe-t-il entre d’une part l’énergie et l’effort et d’autre part l’ouverture et le lâcher-prise ?
Les six paramitas dans l’instant sont l’énergie du lâcher-prise. Et l’énergie ou l’effort, comme cela se traduit aussi certaines fois, c’est l’effort d’ouverture, et l’effort d’ouverture est un non-effort, un lâcher-prise.
La notion d’énergie a beaucoup d’aspects qui méritent d’être éclairés.
C’est d’abord l’énergie fondamentale qui est l’énergie omniprésente, l’énergie naturelle lorsque rien ne fait obstacle à celle-ci. C’est l’énergie de santé fondamentale, qui d’ailleurs peut nous amener à comprendre qu’il ne s’agit pas de développer de l’énergie au sens de manipuler des énergies que l’on produirait, de faire “joujou” avec des énergies, toutes sortes de choses que l’on fait parfois aujourd’hui .
Dans toutes les approches énergétiques, ce dont il s’agit – et pour autant qu’elles soient saines – c’est l’entrée dans cette énergie fondamentale qui est l’énergie de la clarté habitant la véritable ouverture, dans le lâcher-prise, le non-soi, dit autrement. Cette énergie nous habite au plus profond de nous-même ; elle est notre énergie, elle est ce que nous sommes profondément.
L’énergie est aussi la motivation ou l’aspiration à la réalisation de cette énergie fondamentale et de cette vie fondamentale. C’est l’énergie pour aller dans le sens de cette vie, de cette santé, avec tout ce qu’elle peut comprendre d’élan, d’inspiration et aussi de détermination. Au départ il y a une résolution, une résolution d’éveil : cette détermination. C’est l’énergie de Milarépa, celui qui, dans cette résolution, cette détermination, arriva à l’éveil, à l’état de Bouddha de son vivant. Cette énergie peut aussi devenir ascèse, discipline de vie.
Dans la méditation, le fait de pouvoir faire disparaître l’émotion, faire disparaître l’énergie, c’est pour moi un problème.
C’est une déviation de la pratique que de chercher à supprimer l’émotion.
La pratique de la méditation n’a nullement pour fonction de supprimer l’émotion. Il ne s’agit nullement d’une pratique de refoulement, mais précisément, au contraire, d’entrer dans l’expérience véritable de l’énergie de la situation, d’expérimenter l’émotion dans sa qualité énergétique fondamentale, sans mental, l’émotion au niveau des sens plutôt qu’au niveau du mental ; l’émotion sans saisie mentale, et sans saisie tout court.
Extrait de « Le cœur de la voie du Bouddha » ©Lama Denys