Examiner l’expérience à l’aide d’une méthode : l’attention-vigilance

Francisco Varela

La science aborde aujourd’hui l’exploration d’un territoire longtemps réservé à la philosophie par le biais de ce que l’on nomme désormais les sciences cognitives. Les recherches en ce domaine ont tout naturellement conduit certains scientifiques, comme ici Francisco Varela, à observer des convergences entre les résultats de leurs travaux et la science de l’esprit développée dans les enseignements bouddhiques. La méditation ou attention-vigilance que propose la tradition bouddhique pour observer et connaître son esprit est ici analysée comme un outil complémentaire, voir indispensable à ceux utilisés par les sciences cognitives.

Bouddhique ou autre, il existe de nombreuses activités du corps et de l’esprit. Dans son usage général dans l’Amérique et l’Europe modernes, le terme méditation possède toute une série de significations ordinaires distinctes : a) état de concentration dans lequel la conscience réfléchie est centrée sur un seul objet ; b) état de relaxation psychologiquement et médicalement bienfaisant ; c) état dissocié dans lequel des phénomènes de transe peuvent se produire et ; état mystique dans lequel sont vécus les réalités ou les objets religieux les plus élevés. Ces différentes significations ont en commun d’être des états modifiés de conscience ; le méditant accomplit quelque chose pour sortir de son état de réalité ordinaire, non concentré, non relaxé, non dissocié et inférieur.

La tradition bouddhique de la présence/conscience est conçue comme l’exact opposé de ces significations. Le but du pratiquant est de devenir attentif, de vivre ce que son propre esprit fait quand il le fait, d’être présent à son propre esprit. Quelle pertinence ceci a-t-il du point de vue des sciences cognitives ? Nous croyons que si les sciences cognitives ont à prendre en compte l’expérience humaine, elles doivent disposer d’une méthode destinée à explorer et à connaître ce qu’est le vécu humain. C’est pour cette raison que nous nous tournons vers la tradition bouddhique de méditation attentive.(…)

La méditation orientée vers l’attention/vigilance peut-elle être considérée comme un type d’expérimentation qui opère des découvertes sur la nature et le comportement de l’esprit – un type d’expérimentation corporelle et ouverte à de nouvelles possibilités d’expérience ? (…)Les doctrines bouddhiques affirment être simplement les observations que fait l’esprit quand il est autorisé à être naturellement observateur. En effet, toutes les assertions bouddhiques (absence de soi, avènement codépendant du vécu, etc.) sont présentées par les enseignants bouddhistes comme des découvertes plutôt que comme des principes ou des doctrines. Les maîtres bouddhistes aiment à souligner que les étudiants sont toujours expressément invités à douter de ces assertions et à les mettre directement à l’épreuve dans leur propre expérience plutôt qu’à les accepter en tant que croyances. (Bien sûr, s’ils se présentent avec une réponse radicalement déviante, ils peuvent être invités à y regarder une deuxième fois – tout comme cela se passe dans l’enseignement scientifique sous sa forme normale.)

Deux objections pourraient être soulevées à l’encontre de l’affirmation selon laquelle la méthode de l’attention/vigilance est un moyen de découverte de la nature de l’expérience. En premier lieu, on pourrait s’interroger sur la relation entre la connaissance obtenue au moyen de la méditation et l’activité que nous appelons introspection. Après tout, I’introspectionnisme en tant qu’école de psychologie, popularisée au XIXe siècle par le psychologue Wilhelm Wundt, échoua radicalement à procurer une assise à la psychologie expérimentale. Entre les différents laboratoires qui mirent en œuvre l’introspection, il n’y avait aucun accord sur le problème de savoir à quels résultats conduisait la méthode introspectionniste – situation qui est aux antipodes mêmes de la science. Mais en quoi consistait cette méthode nommée introspection ? Chaque laboratoire partait de la théorie suivant laquelle l’expérience était décomposable en certains types d’éléments, et des sujets étaient entraînés à décomposer leur expérience de cette manière. On demandait au sujet de considérer son propre vécu comme s’il en était un observateur extérieur. C’est là, en fait, ce que nous désignons habituellement du nom d’introspection dans la vie quotidienne. Telle est l’essence même de ce que Merleau-Ponty et Heidegger appelaient l’attitude abstraite du scientifique et du philosophe. La tradition de la méditation attentive dirait que les introspectionnistes n’avaient aucune connaissance de l’esprit ; ils se contentaient de penser sur leurs pensées. Cette activité ne pouvait bien évidemment que servir à montrer quels préjugés on possédait concernant l’esprit – rien d’étonnant à ce que les différents laboratoires fussent en désaccord ! C’est précisément pour rompre avec l’attitude de l’introspection que s’est développée la méditation orientée vers la présence /conscience.

La seconde objection qui pourrait être adressée à l’attention/vigilance en tant que méthode d’observation de l’esprit in situ consiste à dire que, quand le sujet médite ou devient attentif et conscient, il perturbe son mode d’existence normal dans le monde, son implication active et le sens pris pour acquis de la réalité indépendante du monde. Comment l’attention/vigilance pourrait-elle, dès lors, nous donner de quelconques informations sur le mode d’être normal qu’elle dérange ? Notre réponse est que cette question, pour avoir un sens, doit elle-même présupposer l’attitude abstraite ; on réfléchit rétrospectivement sur l’implication active et on prétend qu’elle est ou n’est pas perturbée comme si ce dernier point pouvait être perçu d’un point de vue de connaissance indépendant et abstrait.

Dans la perspective bouddhique, c’est seulement grâce à l’attention naturelle que Heidegger et Merleau-Ponty auraient pu connaître un mode normal d’implication active dans le monde. (Merleau-Ponty ne dit au fond rien d’autre dans la préface de la Phénoménologie de la perception.) Ce que l’attention perturbe est l’inattention – à savoir le fait d’être distraitement impliqué sans s’en rendre compte. C’est seulement dans ce sens que l’observation modifie ce qui est observé, et cela fait partie de ce que nous entendons par réflexion ouverte.

En conclusion, nous avons montré qu’il est indispensable d’avoir sur l’expérience humaine une perspective disciplinée qui soit en mesure d’élargir le domaine des sciences cognitives de manière à y intégrer l’expérience directe. Nous suggérons qu’une telle perspective existe en l’espèce de la tradition de la présence. La pratique de l’attention/vigilance, la philosophie phénoménologique et la science sont des activités humaines ; chacune exprime notre corporéité humaine. Naturellement, la doctrine bouddhique, la phénoménologie occidentale et la science sont chacune l’héritière de nombreuses discussions doctrinales et affirmations contradictoires. Chacune, cependant, dans la mesure où elle est une forme d’expérimentation, est ouverte à tout un chacun et peut être examinée avec les méthodes de chacune des autres.

Nous croyons donc que la méditation orientée vers l’attention peut fournir un passage naturel entre les sciences cognitives et l’expérience humaine. Nous sommes particulièrement frappés par la convergence que nous avons découverte entre certains des thèmes principaux de la tradition bouddhique, la phénoménologie et les sciences cognitives – thèmes relatifs au soi et à la relation entre sujet et objet.

L’inscription corporelle de l’esprit, sciences cognitives et expérience humaine, collection la couleur des idées, Editions Le seuil, 1993

 

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