Expérience immédiate du présent
Lama Denys
L’enseignement du Bouddha transmet d’abord et surtout l’expérience essentielle : l’état de présence, l’expérience d’instantanéité immédiate qui est le cœur de la méditation.
Développer cette expérience nécessite l’apprentissage d’une relation juste à nous-même et aux autres, à l’altérité, que celle-ci soit en nous, dans nos pensées et nos émotions, ou qu’elle soit hors de nous, dans les autres et les situations du quotidien. Cette relation juste est fondée sur l’absence de fixation, au-delà des attitudes d’attraction, de répulsion et d’indifférence qui sont les trois attitudes égotiques de base : les Trois Poisons de l’esprit.
Non-lutte, non-violence
La pratique de la méditation est un exercice dans lequel, sans juger ni catégoriser nos pensées, émotions ou projections, nous commençons par les ramener à ce qu’elles sont fondamentalement : de simples processus mentaux, de simples projections, de simples pensées. Nous apprenons, dans la pratique assise, à développer à l’égard de ce qui apparaît dans notre esprit une attitude de non-lutte, de non-violence et de simplicité.
Prenons un exemple : nous sommes assis, nous méditons dans un état de détente ; tout à coup surgit une pensée puis une émotion d’agression ou de désir intense. Plutôt que de réagir en la considérant comme indigne, de la refuser ou, à l’inverse, de partir et d’abonder dans ce sens, nous la nommons simplement “pensée” et la laissons aller. L’instruction est simple, mais son application n’est pas toujours aisée. En effet, la tendance égotique habituelle est de lutter. Or plus nous luttons, plus nous nous accrochons et plus nous maintenons le processus qui entretient ces projections, pensées et conflits émotionnels.
Dans l’abandon de la lutte intérieure, nous pouvons accepter les émotions et travailler avec elles continuellement. Il n’y a plus de situation à rejeter ou qui soit impossible à traiter. Cette pratique de non-violence, de non-lutte est celle du lâcher prise. Lâcher prise c’est abdiquer face à l’émotion sans s’y opposer ni s’y reposer. Nous ne craignons plus d’être emportés par l’énergie de l’émotion dans la mesure où nous ne maintenons plus quelque chose susceptible d’être emporté.
Dépossession, » dé-saisie «
Nos pensées, nos émotions et nos projections, ont besoin de notre attention et de nos réactions pour subsister ; elles se perpétuent dans la mesure où nous entrons en relation avec elles par nos réactions d’attraction, de répulsion ou d’indifférence. Abandonner ces fixations et ces mécanismes réactionnels revient à se déposséder de ses pensées, émotions et passions. C’est un processus de désinvestissement et de désidentification qui se réalise en développant vis-à-vis des pensées et émotions, une relation simple et directe dans laquelle, cessant d’êtrepossédées, elles cessent par là même de nous posséder. Pour subsister, nos pensées, nos émotions ont besoin de notre investissement, que celui-ci soit fascination ou rejet. Si notre “je” s’investit en suivant ou en essayant de réfréner ou supprimer pensées et émotions, en fait, il les stimule.
Ainsi, si nous essayons d’imposer à notre esprit un état de calme mental, nous faisons à notre insu le jeu de l’agitation : cette tentative volontariste pour imposer le calme perpétue l’agitation. Au contraire, en acceptant l’agitation, en nous détendant dans une relation simple avec celle-ci – laissant être, restant ouvert, dégagé ou désengagé – la situation se calme naturellement.
Notre esprit est semblable à une casserole qui bout sur le feu : il y a des bulles – les pensées – qui remontent à la surface. Les émotions sont de gros bouillonnements : l’esprit est en ébullition. Quand nous méditons en restant sans saisie, nous coupons court à l’énergie qui entretient ce bouillonnement, nous coupons le feu. Les bulles ne vont pas disparaître sur le champ, elles continueront même à apparaître un certain temps, mais à partir du moment où nous avons coupé le feu, l’ébullition finira par s’arrêter.
Intégration dans la vie quotidienne
Dans l’expérience de non-saisie de la méditation, les situations de la vie quotidienne deviennent moins conflictuelles et notre relation à celles-ci s’allège. Les luttes que nous entretenions font place à des relations de plus en plus souples ; émotions et situations deviennent moins solides ainsi que celui qui en est l’observateur. L’expérience des situations acquiert une qualité spacieuse et ouverte en laquelle se révèle une intelligence fondamentale qui nous permet d’être en adéquation avec la situation et d’y répondre pertinemment.
Confiance en le bon fond
Cheminer dans la méditation et pratiquer profondément la ‘dé-saisie’ demande que nous ayons confiance en la potentialité d’éveil qui est en nous. Cette confiance n’est pas l’adhésion à une croyance, elle se développe progressivement par la compréhension des enseignements et par leur expérience dans la relation à un guide.
Nous qui possédons la précieuse existence humaine, nous pouvons prendre conscience du caractère extraordinairement privilégié de cet état humain pour réaliser l’origine du mal-être et, par le cheminement méditatif, accéder à l’émancipation ultime : le nirvana.
Par-delà les illusions des passions et de la dualité, il est un état de plénitude en lequel sont comblés toutes les insatisfactions et tous les manques. C’est ce que l’on nomme la nature de bouddha. La pratique de la méditation nous ouvre petit à petit à cette expérience de complétude qui est une expérience de non-dualité, de perfection à laquelle rien ne manque. Cette expérience est celle de la santé fondamentale, c’est notre nature véritable qui est, en chacun de nous, au-delà des projections et des voiles des passions et de la dualité.
Nous pouvons commencer à cheminer dans cette direction en découvrant, dans la pratique de la méditation, une qualité intérieure de douceur et de bonté. L’agression, sous toutes ses formes, n’est pas le seul mode d’être et de fonctionnement possible. En nous réconciliant avec nous-même, nous découvrons peu à peu que, quels que soient les problèmes, les souffrances et la confusion, il y a en nous quelque chose de sain et de bon, un bon fond ; la vie est fondamentalement bonne.
VIE DE RETRAITE ET RETRAITE FONDAMENTALE
Pour découvrir l’expérience de la méditation dans ses différentes formes et la cultiver, il est utile de favoriser les bonnes conditions extérieures qui aident à développer une attitude intérieure d’ouverture et de présence.
Non-attachement
Pris dans la poursuite de buts mondains, nous sommes habituellement fascinés et possédés par toutes sortes de gratifications. Nous croyons trouver le bonheur à l’extérieur, dans leur recherche frénétique et névrotique qui est faite d’attachements et de possessions.
Lorsque nous réalisons le caractère défectueux et insatisfaisant de telles attitudes, nous devenons prêts à délaisser ce qui est reconnu comme la source de problèmes et de souffrances que l’on ne souhaite pas. Cet abandon, loin d’être une contrainte, est alors vécu joyeusement, comme si l’on déposait un lourd fardeau, nous libérant de liens qui nous entravaient pour accéder à la liberté.
Sans développer une attitude de rejet ou d’abandon du monde, ni de fuite devant ses responsabilités, comprenant que le véritable bonheur et la liberté ne proviennent pas, ultimement, des conditions extérieures, nous pouvons orienter notre vie vers les conditions favorables à une pratique sincère et authentique.
Conditions favorables à l’apprentissage de la pratique
Il y a une tendance habituelle à dissocier méditation et action, vie contemplative et vie active. En réalité, il n’y a aucune antinomie entre méditation, contemplation et vie active. Fondamentalement, la pratique de la méditation ne nécessite pas qu’on aille vivre en retraite ou en ermite dans la solitude des montagnes. Il est possible de pratiquer la méditation dans la vie quotidienne, c’est ce que font la plupart des pratiquants ; on peut progresser ainsi et en tirer de grands bienfaits.
Néanmoins, les bases de la méditation se développent mieux et plus facilement dans le calme et l’isolement. Le silence extérieur est un élément favorable pour développer le silence intérieur, de même que le calme extérieur favorise le calme intérieur. Dans un environnement favorable, nous sommes moins soumis aux stimulations et agressions du monde extérieur, qui engendrent agitation, pensées, émotions et réactions conflictuelles. C’est pourquoi, pour trouver les conditions optimales de pratique, on se met en retrait de l’agitation et des distractions, dans une situation de “retraite”.
La retraite fondamentale
Quand l’expérience de présence attentive et ouverte commence à se stabiliser dans la méditation assise, il est alors possible de l’extrapoler et de l’intégrer dans les situations de la vie quotidienne. Revenir à cette présence est ce que l’on nomme le “rappel”. Puis ce rappel se développe dans toutes les situations concrètes du quotidien : en se réveillant le matin, en prenant sa voiture, en montant un escalier, en décrochant le téléphone, en abordant un interlocuteur, en mettant la clé dans la serrure de la porte, en commençant un repas, en s’endormant…
La pratique régulière du rappel de la présence attentive et ouverte transforme les situations de la vie quotidienne. La vie ordinaire est toujours la vie ordinaire mais l’expérience extraordinaire que l’on en développe la transforme complètement. Cette expérience extraordinaire de l’ordinaire est la méditation en action. La vie quotidienne vécue en retrait des fixations qui habituellement nous possèdent est “la retraite fondamentale”.
La réalisation dans la vie active
Dans la tradition bouddhique, de nombreux accomplis ont atteint la réalisation en dehors d’une vie érémitique ou monastique. Ils ont continué leurs activités dans le monde en changeant leur attitude intérieure. Apprenant à vivre dans l’état de Mahamudra, “l’instantanéité immédiate”, ils en ont réalisé l’expérience et la cultivant en toutes circonstances sont arrivés au plein et parfait Eveil. Certains étaient cordonniers, fabricants de flèches, marchands de vin, fermiers, etc. Tout en exerçant leur profession, vivant en celle-ci l’expérience de Mahamudra, ils ont réalisé l’Eveil. Cette possibilité existe, elle est accessible à des personnes hautement réceptives.
Méditation assise et en action
D’une façon générale, il est nécessaire de combiner méditation assise et en action. La méditation assise est alors une situation de retrait, d’apprentissage préparatoire à la méditation en action. La retraite n’est pas un but en soi mais un moyen qu’il est bon de savoir utiliser à bon escient et au bon moment. On commence à travailler sur son esprit, ses pensées, ses émotions, dans le calme de la méditation assise, en retrait ; puis, petit à petit, les qualités et les découvertes entraperçues dans cette situation de retrait sont intégrées à la vie quotidienne.
Bien que la méditation en action soit le but et l’idéal d’un bodhisattva – un héros d’éveil – il est juste que celui-ci se mette temporairement à l’écart. Nombre de grands bodhisattva ont même passé leur vie en retraite ; soit ils n’avaient pas encore acquis la stabilité intérieure qui leur aurait permis d’aider véritablement autrui au niveau le plus essentiel ; soit ils jugeaient que pour eux, la meilleure façon d’aider était de montrer l’exemple d’un retraitant qui soit source d’inspiration pour ceux qui sont incapables de se défaire des filets du samsara.
Si l’on veut sincèrement soigner et aider, il est primordial d’être capable de bien le faire. Aussi longtemps que l’on n’a pas la compétence d’un médecin, il est juste de continuer ses études et son apprentissage sans s’improviser soignant. Mais, bien évidemment, cette prudence n’empêche pas d’aider déjà, dès aujourd’hui, modestement, au niveau où l’on en est capable, et autant que l’on peut.
Progressivement, l’expérience de la méditation et la vie quotidienne fusionnent. Alors qu’au début elles semblaient très différentes, par la dicipline et la pratique du rappel – par l’apprentissage assis et en action, en retrait et engagé – l’expérience méditative finit par s’intégrer en toute situation. Nous pouvons réaliser que le Dharma est la vie quotidienne, et que la vie quotidienne est Dharma.
D’après plusieurs enseignements donnés à l’Institut Karma-Ling mis en forme par L.N. Wangmo.