Les quatre considérations pour convertir sa mentalité

Lama Denys Rinpoché

Les quatre considérations fondamentales sont à la base du cheminement spirituel. Leur compréhension amène une prise de conscience de notre réalité foncièrement insatisfaisante. Il est indispensable de bien s’en imprégner en les méditant régulièrement afin de reconsidérer l’ordre de nos priorités et d’orienter notre vie vers l’éveil.

Les quatre considérations pour convertir sa mentalité permettent la prise de conscience par l’analyse, l’examen, la méditation, des situations fondamentales de la vie, qui ont la capacité d’orienter notre vie vers l’éveil. Ces considérations conduisent d’une mentalité orientée vers les attachements à une mentalité tournée vers le non-attachement et la libération. Le fait de rabâcher ces quatre idées, comme invitait à le faire systématiquement Kalou Rinpoché avant chaque enseignement, a une profonde fonction didactique.

La précieuse existence humaine

Il s’agit d’abord d’entrer dans l’intelligence de ce que nous sommes aujourd’hui : cette situation extraordinaire qu’est la précieuse existence humaine et d’en mesurer la portée. En effet, l’existence humaine, d’une façon générale, est l’aboutissement de toute une évolution, de toute la phylogenèse des espèces ; sauf découvertes d’extra-terrestres plus avancés, nous sommes au sommet humain de l’évolution : homo sapiens sapiens. Ce que nous sommes aujourd’hui est aussi le résultat de tout ce qu’ont fait nos ancêtres, nous avons reçu cet héritage inouï qu’est celui de l’humanité.

Nous sommes sains, nous avons cette capacité de compréhension qui nous a amenés à cette possibilité, l’éveil qui est peut-être le troisième pas de l’évolution. Il y a l’homo sapiens sapiens — nous y sommes — et il est possible de présenter l’éveil comme le “trois fois sapiens” : sapiens sapiens sapiens. Nous avons à la fois l’intelligence de la connaissance et la possibilité de nous libérer de ce qui nous asservit et nous a servi — tout cela est très général — mais qui plus est, nous avons aussi rencontré la transmission d’une voie d’éveil ! Et cela n’est pas quelque chose de banal : non seulement nous avons l’existence humaine, saine, qualifiée, mais aussi la possibilité de nous relier à une tradition d’éveil, à un cheminement spirituel qui est la voie du Bouddha. Parmi les existences humaines, il y en a qui sont simplement banales, se passant dans une indifférence vulgaire ; d’autres sont même mises au service d’activités nuisibles ; et il y a la précieuse existence humaine, qui est le support pour la pratique d’une voie spirituelle, d’un cheminement d’éveil.

Il s’agit d’entrer dans la conscience de la valeur de cette situation extraordinaire, rare et difficile à obtenir parmi la totalité des vies possibles. La tradition présente la précieuse existence humaine comme aussi rare qu’une étoile diurne. Parmi la multitude incommensurable d’étoiles dans la voie lactée et tout le firmament, les étoiles visibles à l’œil nu sont comme les existences humaines, et la précieuse existence humaine est celle qui brille au firmament en plein jour. Situation tout à fait exceptionnelle ! qui, de surcroît, ne dure pas longtemps. Cela nous conduit à la deuxième de ces considérations, qui est l’impermanence, le caractère éphémère de cette existence.

L’impermanence et la mort

Cette opportunité de la précieuse existence humaine, nous pouvons la perdre d’un jour à l’autre. Des aléas de notre vie peuvent nous mettre dans toutes sortes de situations où nous n’aurions plus cette possibilité de suivre une voie spirituelle, où cela deviendrait extrêmement difficile, où nous pourrions même perdre complètement la vie humaine. L’impermanence, ou le caractère transitoire de toute existence, est donc cette seconde considération.

Plus nous nous exilons de la nature, plus nous perdons aussi le sens de l’impermanence. Plus nous sommes dans un monde mental et virtuel, plus il est facile de perdre la réalité de vue et d’oublier la réalité de l’impermanence. Pourtant, il est évident que tout change d’instant en instant : le cycle annuel, les saisons se succèdent — printemps, été, automne, hiver — , les jours et les nuits alternent, tout comme les rythmes circadiens. Le cycle de la naissance et de la mort, de l’apparition et de la disparition, est partout présent, depuis la réalité macro-physique jusqu’à la réalité micro-physique. A tous les échelons du réel, il n’est qu’un perpétuel et constant mouvement, incessant. Il n’y a rien qui soit stable, permanent.

Psychologiquement, il y a en nous toutes sortes de résistances et de défenses à la compréhension véritable et à l’intégration de l’impermanence. Et c’est justement cet ego que nous sommes qui, dans sa structure même, résiste à l’impermanence, à la vision de son caractère transitoire et insubstantiel. Il s’agit d’abord de voir l’impermanence de toutes les choses extérieures, ce qui permet déjà de ne pas s’y attacher, comme on a tendance habituellement à le faire. Et puis il est question d’entrer dans l’intelligence de l’impermanence de la vie, ou de la continuité de la vie, en termes de naissance et de mort, et ainsi de réaliser notre propre impermanence.

La réalité de la mort est d’autant plus importante que, dans notre monde occidental contemporain, celle-ci est occultée. Il y a un déni de la mort, bien établi et entretenu par le culte de la jeunesse ou le maintien de l’apparence, de bien des façons. On dit facilement que tous les hommes sont mortels : je suis un homme donc je suis mortel. Mais il s’agit de prendre vraiment conscience que nous allons bientôt mourir. Certains peuvent avoir l’impression d’être dans la première partie de leur vie, d’autres dans la dernière, d’autres au milieu, mais la vie passe comme une flèche qui est déjà décochée et qui dure le temps qu’elle arrive sur la cible, ou à terre, sans jamais s’arrêter un instant, et d’une manière irréversible

Qui plus est, le moment de la mort est incertain ; que nous soyons jeune ou vieux, nous pouvons tous être morts demain. Nous connaissons des exemples de nos semblables qui avaient notre âge, qui étaient nos proches et qui sont déjà morts ; ce qui leur est arrivé aurait pu nous arriver à nous, et sans préavis, par un accident ou autre chose. Donc, il s’agit de vraiment rentrer dans l’intelligence du caractère éphémère, aléatoire et imprévisible de la vie. Chaque soir en s’endormant, on n’est pas sûr de se réveiller le lendemain matin, et chaque matin en se levant, on n’est pas sûr de s’endormir le soir.

Toute cette méditation sur la prise de conscience de la réalité de la mort a pour fonction et pour effet d’apporter une qualité de non-attachement à toutes les chimères après lesquelles on peut courir, toutes les choses futiles que l’on peut poursuivre, ou les choses inutiles que l’on peut tenter d’accumuler. Il s’agit de se recentrer sur l’essentiel, au présent, d’utiliser la situation présente pour l’essentiel. Sinon on se dit : “ Je pratiquerai le Dharma quand je serai à la retraite”, ou “quand ceci….”, ou “quand cela…” On peut se donner ainsi toutes sortes d’objectifs dans le lointain, et d’atermoiements en atermoiements, on est mort avant d’avoir commencé.

La causalité karmique

Troisièmement, dans l’instant présent, nous sommes libres, nous avons une certaine liberté ; ou, dit autrement, nous avons certains conditionnements. L’important est le mot “certain” : dans la mesure où nous avons certains conditionnements, nous avons aussi une certaine liberté ; et à chaque instant, il est possible d’utiliser cette liberté, cette capacité de choix, d’alternative, de libre-arbitre, de façon saine ou malsaine. On peut, à chaque instant, vivre sainement ou non. On peut à chaque instant aller dans le sens de la santé, de l’harmonie, de l’éveil, ou au contraire aller dans le sens de la maladie, de la dysharmonie, des illusions, névroses et passions. Et ce que l’on fait à chaque instant, que ce soit dans le sens de l’harmonie — positif — ou dans le sens de la dysharmonie — négatif — , a des conséquences qui perdurent dans le continuum de l’acteur, c’est-à-dire en nous, en soi. Et ces conséquences sont inéluctables ! S’il est une chose à laquelle on n’a aucune chance d’échapper, c’est précisément ce que l’on est, ce qui résulte de ce que l’on a fait. Et c’est ainsi que, “positives ou négatives, les actions mûrissent en soi, inéluctablement” comme le dit une formule résumant cela, qui est appelé karma.

Mais comme il y a une perversion de la notion de karma à travers des visions fatalistes, déterministes ou moralistes, je préfère commencer par la liberté dont nous disposons.

Le caractère insatisfaisant du samsara

Quatrième considération : “Les états de l’existence cyclique ne sont jamais le bonheur authentique”. Le samsara, la nature de l’existence habituelle, est problématique ; et les problèmes vont des plus subtils aux plus grossiers. C’est la réalité de “dukkha” : du mal-être, de la souffrance, de la douleur. Ceci pour comprendre qu’il est juste d’aspirer au bonheur ; tout vivant, animal ou humain, quel qu’il soit, aspire au bonheur, au bien-être. Un système vivant, quel qu’il soit, tend vers cet état d’équilibre harmonieux qu’il vit comme étant bien-être, à un niveau aussi bien physiologique que psychologique ou spirituel. Donc, il est naturel d’aspirer au bonheur, au bien-être. Ce dont il s’agit, ici, est de le rechercher intelligemment et de ne pas essayer de le fabriquer à travers les dieux mondains. Les dieux mondains sont les grands dieux du samsara : le pouvoir, la toute-puissance dans toutes ses déclinaisons, la richesse, l’avoir, la possession et la jouissance. La recherche de gratifications pour soi, dans le sexe comme dans tous les sens, avec toutes les variantes possibles, c’est le SAP : sexe, argent, pouvoir, le SAP qui sape l’éveil. Dans les dieux mondains, pas de vrai bonheur ! Il ne s’agit pas de dire non au bonheur, mais de dire oui au bonheur authentique ; et celui-ci se trouve justement dans la libération, ou dans l’au-delà de dukkha : en sukha, l’harmonie de l’éveil.

Voilà, en théorie, les quatre idées fondamentales. Pour le côté pratique, il s’agit de les ruminer par l’analyse, la considération, l’investigation, la prise de conscience, et cela à partir des exemples tirés de notre vie. Il faut prendre comme des rappels tous les exemples que l’on voit dans les journaux, dans les magazines, à la télévision, ce que l’on entend à la radio…bref : tout ce que l’on constate dans la vie quotidienne et que l’on rencontre sur son chemin. Que tout cela soit autant de rappels. Et aussi, quotidiennement, comme dans la pratique du soir au début de la méditation, on consacre un moment pour reprendre contact avec ces réalités et les vivifier en nous. De la sorte, elles habitent en nous et elles y sont suffisamment présentes pour que, lorsque nous sommes en situation de choix — et c’est le cas à chaque instant — elles soient des critères qui nous permettent de bien choisir.

Extrait de « Le cœur de la voie du Bouddha » © Collection Documents d’études, Karma Ling 1997.

 

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