Une expérience, différentes approches
Lama Denys Rinpoché
L’expérience de mahamudra est l’expérience d’éveil, l’expérience primordiale qui ne dépend ni des formulations qui l’expriment ni des voies qui y conduisent. Cette expérience constitue finalement le fond commun de toutes les traditions authentiques.
Cependant, “être disciple” de mahamudra demande un rattachement spirituel précis qui peut finalement se vivre au sein de chacune des grandes perspectives du Bouddha-Dharma.
La pratique de mahamudra est le cœur et en même temps l’aboutissement des différentes pratiques du Dharma. C’est un enseignement essentiel, sacré qu’il convient d’aborder avec l’appréciation et le respect adéquats.
Mahamudra est la nature de l’esprit en même temps que la nature de la réalité, l’aspect essentiel de toutes nos expériences et de tout ce que nous sommes. Mahamudra est aussi la sève, le cœur de tous les enseignements ; leurs différentes expressions sont autant d’approches qui finalement convergent vers cette expérience.
Mahamudra se dit en tibétain “Tchaguia tchèn po”. “Tchenpo” signifie “grand” et “Chagya” a le sens de “signe”, de “symbole”, de “sceau” et certaines fois même de “partenaire”.
- Le “sceau” est celui de la nature de bouddha qui marque tout phénomène. L’expérience de la vacuité, qui en est indissociable, marque en cette expérience toute notre vie, tout notre vécu.
- Le “symbole” ne représente pas quelque chose d’autre, mais se présente en lui-même avant d’inspirer les représentations symboliques qui le font connaître en notre expérience habituelle. Mahamudra est le lieu essentiel de tous les symbolismes et leurs nombreuses expressions procèdent de cette expérience, l’expriment et nous dirigent vers celle-ci.
- Quant au “geste”, il est l’état ultime de l’esprit, l’expérience immédiate de la vacuité. Tchènpo, “grand”, exprime ici le fait de ne jamais quitter cette expérience. Mahamudra est l’expérience immédiate en laquelle on ne quitte jamais l’intelligence première de la vacuité. C’est la connaissance directe de la vacuité avant l’ego et ses expériences dualistes.
Mahamudra “grand symbole”, “grand sceau”, est un nom pour l’expérience de la non-dualité, l’expérience sans les perceptions dualistes de moi et d’autre, de sujet et d’objet. C’est en ce sens le “Vajra-yoga”, le yoga adamantin, l’union adamantine, l’état d’union indestructible qui est parfait en l’absence de deux.
Cette expérience ultime, absolue, peut porter différents noms : grand madhyamaka — “voie du milieu” ; mahamudra — “grand symbole” ; maha-ati — “grande perfection”. Il y a des nuances dans leurs approches mais, fondamentalement, il s’agit d’une seule et même expérience, l’expérience non duelle, l’expérience en laquelle il n’est de deux… et il ne peut y avoir deux expériences d’absence de deux !
La transmission d’un tel enseignement, c’est-à-dire de l’expérience profonde qui y correspond, nécessite une filiation spirituelle, une lignée : elle ne peut être
véhiculée que dans une relation directe, personnelle, de maître à disciple.
Moins il y a de repères, plus on est exposé aux risques d’erreurs et de déviations.
La pratique de mahamudra, qui est la plus dépouillée qui soit, demande donc tout particulièrement une transmission personnelle, précise et intime.
Cette notion de transmission directe est présente dans le nom même de notre tradition : “kagyu” signifie en effet “la lignée de la parole”.
Lorsqu’il y a rencontre entre un lama qualifié, détenteur de l’enseignement du mahamudra — de sa réalisation et des qualités nécessaires pour sa transmission — et un disciple doté d’une inspiration, d’une confiance et d’une intelligence profondes, la connexion véritable peut avoir lieu. On compare alors la qualification du lama à un crochet et les qualités de confiance, de réceptivité et d’intelligence du
disciple à un anneau. Lorsqu’il y a anneau et crochet, il peut y avoir une connexion puissante, solide, forte.
Plus particulièrement, la pratique de mahamudra fut transmise selon différentes approches connues comme “le mahamudra des sutras”, “le mahamudra des tantras” et “le mahamudra essentiel”.
Le mahamudra des sutras s’appuie sur les textes et la vision du mahayana classique, tel qu’il est exposé dans le “Ratnagotravibangha” et propose un cheminement dans une perspective mahamudra qui permet de traverser les différentes étapes spirituelles.
Le mahamudra dit des tantras et le mahamudra essentiel correspondent aux deux grandes approches du vajrayana : la “voie des méthodes” et la “voie de l’intelligence immédiate”.
La voie des méthodes, comme son nom l’indique, fait appel à différentes méthodes, différents moyens, différentes pratiques. C’est là que se situent les pratiques de mahamudra fondées sur le symbolisme, le yoga de la divinité ainsi que des yogas spirituels fondés sur l’indissociabilité du souffle et de l’esprit.
Ces pratiques amènent petit à petit, et principalement par les yogas spirituels, à l’expérience de “la félicité vide” — “detong” — encore appelée “mahasuka”, “grande félicité”, qui est aussi mahamudra.
Le mahamudra essentiel est l’approche de l’intelligence immédiate. Il repose sur une confiance profonde et l’introduction directe à l’expérience première, l’intelligence immédiate.
Dans notre tradition, il consiste à abandonner les quatre obstacles puis à cultiver, laisser être sans artifice, sans méditation et sans distraction l’expérience immédiate, l’esprit ordinaire, “Thamel Gui Chepa”. Des images peuvent illustrer ces deux approches.
- L’esprit pur — mahamudra — peut être envisagé comme l’espace, ouvert et lumineux. Dans notre état habituel, cette luminosité vide, qui est pourtant notre nature profonde, notre nature essentielle, est masquée, voilée. Le seul fait de ne pas avoir réalisé cette luminosité constitue ce qu’on appelle le premier voile dit de l’ignorance ; sur sa base se développent des perceptions dualistes dans lesquelles naissent toutes sortes de relations — d’attraction, de répulsion, d’indifférence — qui motivent différents actes conditionnés. Ainsi se constituent les quatre voiles : de l’ignorance, des tendances fondamentales (la dualité), des passions et du karma.
Ces voiles, dans notre image, sont comme des nuages qui voilent, obstruent l’ouverture et la luminosité de l’espace. Il y a un confinement dans un espace restreint et obscur, voilé, qui dans l’image est notre esprit ordinaire.
La voie graduelle consiste en ce qui est appelé “le double développement” — de bienfaits et d’intelligence immédiate. Ces développements sont comme un vent qui, par sa force, chasse les nuages, les dissipe peu à peu. Il y a d’abord un écran de nuages opaques avec au-dessous une brume épaisse, au-dessus des stratocumulus… Puis, petit à petit, ce vent chasse la brume, chasse l’épais nuage de basse altitude, puis les nuages de haute altitude, révélant finalement l’espace avec sa clarté, sa lucidité vide. C’est une image de la voie progressive.
- Une autre image, utilisée par Tilopa dans Le mahamudra du Gange, illustre la voie immédiate : “Un flambeau allumé dissipe en un instant des éons d’obscurité”. Notre état actuel est l’obscurité : nous sommes dans une pièce obscure dans laquelle nous ne voyons pas, nous ne discernons rien, nous sommes ignorants. Suivant l’image, quel que soit le temps pendant lequel on est resté dans l’obscurité, le flambeau allumé nous révèle instantanément la réalité. C’est l’image de la voie immédiate.
Dans l’approche du Dharma telle que nous la pratiquons et telle que nous l’a transmise Kyabdjé Kalou Rinpoché, les deux approches sont présentes simultanément. Plus exactement, il y a l’approche immédiate dans l’approche graduelle.
Pourquoi ? Parce que l’une et l’autre de ces deux approches prises séparément présente de gros problèmes. L’approche immédiate est très importante : elle permet à des personnes aux facultés supérieures d’approcher très rapidement l’essence de l’enseignement et, pour les autres, elles peut aussi être une source d’inspiration mais, la pratiquer seule comporte le danger d’amener toutes sortes de confusions et d’erreurs. Si l’on n’est pas doté d’une réceptivité supérieure, qui est très rare, il est important et nécessaire de pratiquer suivant une certaine progression qui nous permet d’approcher ce dont il s’agit véritablement, sans déviations ni erreurs.