L’intégration : les qualités naturelles de l’esprit
Lama Denys
Sont d’abord présentées dans ce texte les qualités de l’expérience de Mahamudra et particulièrement la présence naturelle de la Grande Compassion.
Ensuite sont introduits les principes fondamentaux de l’intégration des pensées et émotions conflictuelles comme autant d’adjuvants sur la voie.
La compréhension — prajña — et la compassion sont connues comme les deux pôles fondamentaux de l’enseignement du Bouddha ainsi que les deux principales qualités de l’éveil, de l’expérience de mahamudra.
La compréhension, prajña, est l’intelligence de la nature de la réalité, l’intelligence de l’interdépendance de toute chose qui est aussi l’intelligence, l’expérience de la vacuité. “Prajñaparamita”, la perfection de l’intelligence, est aussi l’intelligence immédiate ou intelligence en soi, l’intelligence qui s’expérimente en elle-même.
La compassion peut se présenter selon trois aspects :
“La compassion en référence aux êtres”.
C’est la qualité de cœur qui nous fait, non seulement, ne pas être indifférent aux autres, mais qui nous fait aussi être profondément touché et réceptif à leur souffrance et à leur difficulté. Cette compassion se vit dans l’expérience de la réalité de l’autre. C’est participer à la réalité de l’autre dans un coeur et un esprit ouverts.
“La compassion en référence à la réalité”.
Cette forme de compassion est plus profonde que la première, au sens où elle vit la situation dans l’intelligence de sa nature et comprend l’illusion qui est la cause de la souffrance. Cette compassion se vit en participant réellement et profondément l’un à l’autre ; c’est une compassion de communion intime.
“la compassion sans référence”.
Elle est sans objet et sans pourquoi, sans notion, sans idée ni justification. C’est une compassion qui n’est pas fabriquée : elle ne repose sur aucun raisonnement ni sur une expérience d’amant et d’aimé ni sur quoi que ce soit. Cette compassion sans référence est celle du bouddha, des éveillés. C’est la nature même de l’expérience immédiate, primordiale et elle en est indissociable. L’éveillé, qui vit l’expérience primordiale, mahamudra, vit cette compassion sans référence. Cette compassion est au plus profond de notre expérience et elle se manifeste naturellement lorsque le moi, l’ego, l’individualité n’habitent plus cette expérience.
Dans la tradition de Mahamudra-dzogchen, cette compassion fondamentale se nomme “toudjé”, terme que nous traduisons aussi par “sensitivité”. “Compassion” n’est pas pleinement satisfaisant. C’est un terme par trop entendu comme une attitude condescendante miséricordieuse… ou d’amour mais dans une expérience dualiste, alors que “toudjé ” exprime cette expérience de sensibilité fondamentale qui est celle d’une réceptivité et aussi d’une disponibilité complète et parfaite, au-delà de tout blocage et de toute résistance. C’est une expérience sans barrière ni obstacle. À ce niveau, la compassion n’est plus une réponse délibérée, mais une adéquation immédiate, harmonieuse et spontanée à l’énergie même de la situation.
Sa Sainteté le Dalaï-Lama dit souvent : “On peut vivre sans religion, mais on ne peut pas vivre sans compassion”. En effet on peut très bien ne pas adhérer à une religion en tant que système de pensée philosophique, théologique, en tant que système de croyances ou de perception du monde, mais on ne peut pas vivre sainement sans cette dimension de compassion qui procède, dans ce qu’elle a de fondamental, de cette expérience primordiale.
Le point important ici est qu’en l’expérience primordiale, se trouvent présentes aussi bien la compréhension que la compassion éveillées, aussi bien l’amour que l’intelligence d’un bouddha.
Un dernier point qu’il importe de considérer est l’intégration du point de vue de mahamudra. Revenons aux qualités de l’esprit : l’ouverture, la clarté et la sensitivité.
Une fois reconnue, vécue la nature vide, lumineuse et illimitée, sans entraves de l’esprit, est aussi reconnue la nature de ses manifestations : de ses pensées et de ses émotions. Les émotions, les pensées et les passions habituelles sont aussi, profondément, vides, lumineuses et illimitées.
La pratique de mahamudra n’est pas d’arrêter, de bloquer les pensées, les émotions, mais de reconnaître leur nature. Considérer les pensées comme un obstacle et vouloir développer un état de méditation sans pensées, un état de méditation dans lequel pensées et expériences seraient en quelque sorte suspendues : une tranquillité paisible où tout est mis entre parenthèses… Une telle suspension des expériences serait aussi une sorte d’inhibition et finalement d’opacité.
Kyabdjé Kalou Rinpoché disait qu’il est possible de méditer mahamudra ainsi, développant un état de repos mental confortable… C’est agréable mais c’est un état qui manque de lucidité, qui est opaque et qui n’a rien à voir avec l’expérience authentique.
L’énergie du désir, de la passion reconnue dans son essence est une énergie libre qu’on appelle la “félicité vide”. Pleinement reconnue, celle-ci est libérée, et ce qui était conditionnant et aliénant devient une énergie libre qui est l’expression de la sagesse et de l’éveil.
Ainsi, les cinq émotions conflictuelles de base, transmutées, sont “les cinq intelligences” :
– Le désir, l’attachement, deviennent alors “l’intelligence du discernement”,
– La colère, l’agressivité, deviennent “l’intelligence semblable au miroir”,
– La jalousie, “l’intelligence toute accomplissante”,
– L’orgueil, “l’intelligence d’équanimité” ;
– L’opacité mentale, l’aveuglement, deviennent “l’intelligence de la sphère de la vacuité de dharmadatou”.
Toutes les manifestations de l’esprit deviennent alors spontanément le jeu des cinq sagesses. Dans cette perspective, plus il y a de matières premières plus il y a de sagesse. Les émotions sont dites être “du bois apporté au bûcher de l’intelligence”. Plus il y a de bois, plus le bûcher flambe.