La thérapie sacrée dans la perspective du bouddhisme
Lama Denys Rinpoché
Lors de son premier enseignement, le Bouddha a exposé les quatre étapes de la thérapie sacrée, les Quatre Nobles Réalités ou Vérités : nous sommes en état de disharmonie, de mal-être, l’origine de cette dysharmonie est dans la saisie dualiste qui fait exister l’illusion de l’ego et ses passions. La santé fondamentale est la cessation de la dysharmonie. Pour y parvenir, le Bouddha indique le chemin, la thérapie sacrée, la voie vers la réunion avec l’état primordial, l’état d’Éveil.
Pour présenter le thème de la thérapie sacrée dans la perspective du Bouddha, je souhaiterais suivre son premier enseignement exposé à Sarnath, au Parc des gazelles. Cette première présentation de l’enseignement, qui est en même temps son fond, a pour thème les Quatre Nobles Réalités ou, dit autrement, les quatre étapes de la thérapie sacrée, ce qui montre combien ce thème est central dans notre tradition. Sa perspective essentielle est médicale ou thérapeutique.
Ainsi, dans son premier enseignement, le Bouddha suit une approche éminemment pragmatique. Il part d’un état des lieux, de la constatation de ce qui est nommé en sanscrit dukkha. Ce mot véhicule, dans son sens étymologique, la notion de « ne pas tourner rond ». Dukkha exprime la situation existentielle habituelle en laquelle il y a dysharmonie et mal-être. Le contraire de dukkha est sukha qui, lui, véhicule le sens de « tourner rond ». Sukha est l’harmonie, l’absence de dysfonctionnement, d’interférence, de blocage. Sukha se traduit le plus souvent par félicité et dukkha se rend communément par souffrance. Mais il y a un problème à traduire dukkha ainsi: ce n’est pas faux mais c’est une traduction très réductrice qui donne souvent une impression pessimiste, ce qui n’est pas exact. Nous préférerons donc garder le mot sanscrit dukkha ou bien le traduire par dysharmonie ou mal-être. Le mal-être c’est « l’être dans l’illusion » et cette illusion est pénible et douloureuse.
Ce que je voudrais d’abord vous faire sentir dans ces considérations, c’est le parallèle entre la vision du Bouddha et la thérapie sacrée. D’un côté sukha est l’harmonie de la réalité ou de l’être, c’est la santé fondamentale, analogue à la santé physique, qui est l’état d’harmonie de l’organisme. Cet état de santé fondamentale est naturellement bien-être et bonheur. D’un autre côté, dukkha est dysharmonie, c’est la réalité ou l’être brouillé par les interférences des illusions qui produisent un dysfonctionnement analogue à la maladie. Et comme chacun sait, la maladie est mal-être et souffrance. La thérapie sacrée est la voie de la guérison, c’est la voie du mal-être à la santé fondamentale.
La première Noble Réalité du Bouddha
Le point de départ du Bouddha, la première Noble Réalité, est que nous sommes habituellement en état de dukkha. Précisons ici que dukkha, la dysharmonie, commence avec l’existence individuelle, c’est-à-dire avec la dualité, la séparation qui fait que l’on existe comme quelqu’un, comme individualité ou ego. Cette séparation commence avec l’observateur, la naissance du sujet, ce qui vit l’expérience comme sienne. C’est l’apparition d’un moi virtuel qui habite l’expérience en se l’appropriant. Cette séparation ou coupure est l’exil de l’état primordial, l’exil de la réalité, l’exil de l’Être, aimerait-on dire en Occident. C’est dukkha existentiel ou dukkha de l’être, qui est la maladie d’être ou même la maladie de l’être. La maladie de l’être est l’impression ou l’illusion que moi-sujet et les objets que je saisis existent indépendamment. C’est l’illusion que les êtres relatifs ou l’Être suprême existent vraiment, indépendamment. Le Dharma enseigne le caractère relatif, relationnel de tout être, que tout est interdépendant, vit en interdépendance ; il n’est d’être qu’en inter-être. Prendre soin de l’être, la thérapie de l’être, c’est réaliser l’illusion de l’être, qu’il n’est pas d’être qui existe vraiment. L’être n’existe qu’en illusion, c’est l’enseignement de l’interdépendance ou de la vacuité, du vide d’être. L’impression d’être, la fixation sur l’être est dukkha fondamental ; c’est son premier aspect dont les autres procèdent.
Lorsqu’on est, ce que on est a peur de perdre ce qu’il est et ce qu’il a, peur de se perdre, peur de la perte et du manque ; c’est le deuxième aspect de dukkha, le dukkha du changement, qui confronte à la perte, au manque et à la frustration.
Et puis il y a les symptômes grossiers de dukkha comme la maladie et les peines : c’est la souffrance sous toutes ses formes habituelles, crues et brutes, c’est le dukkha de la souffrance.
L’approche du Bouddha est foncièrement réaliste. Il part simplement de la réalité, de notre état habituel avec ses dysharmonies et son mal-être ; s’il n’y avait pas au départ, sous une forme ou sous une autre, de dysharmonie ou de mal-être, il n’y aurait ni problème ni question, ni cheminement, ni voie, tout serait déjà parfait. Le mal-être commence donc avec la dualité, la séparation dont nous venons de parler qui est la naissance de l’illusion, celle de l’ego. Ce que nous nommons ego est la structure de la conscience habituelle dans la saisie sujet-objet et, dans cette saisie, la dynamique de l’ego opère en pulsions dont le prototype est la triade : attraction, répulsion et indifférence. De ces trois passions dérivent toutes les autres attitudes égotiques et égoïstes. Cette origine de dukkha est la deuxième Noble Réalité.
La deuxième Noble Réalité du Bouddha
C’est celle du diagnostic de dukkha, l’origine de la dysharmonie, de la maladie. Fondamentalement, cette origine est dans la saisie dualiste qui fait exister l’illusion de l’ego et ses passions. C’est la racine de tous les états d’ignorance ou d’illusion, c’est-à-dire de non-compréhension, de non-intelligence de la réalité telle quelle est essentiellement. La dualité est l’ignorance, c’est la racine de tous les voiles et de tous les démons. En tibétain, marigpa est le terme que nous venons de traduire par « ignorance ». Ma est une particule qui exprime la négation, donc, le plus littéralement, marigpa est l’absence de rigpa. Rigpa est l’expérience primordiale, l’intelligence immédiate et non dualiste, c’est la « gnose » qu’est la nature de bouddha, l’état de santé fondamentale. L’ignorance est donc, si l’on peut dire, un état de « non-gnose » de non-intelligence de ce qui est fondamentalement, au fond du fond ; c’est en ce sens que l’on en parle comme d’une « ignorance ». L’ignorance est l’origine de dukkha, c’est ne pas connaître ou réaliser ce que je suis, c’est ne pas avoir réalisé ce à quoi nous enjoint le « connais-toi toi-même » déjà mentionné.
Nous disions précédemment que dans notre état habituel la dualité nous a exilés de l’état primordial, qu’elle nous a fait perdre la terre première, la « terre pure » comme nous l’appelons dans le Dharma. Cette dualité est l’ignorance qui nous sépare de notre nature primordiale originellement pure. Elle nous fait perdre cette santé fondamentale, nous en coupe, nous en exile, nous en déchoit.
Il est toutes sortes d’étapes dans l’exil. Ce sont celles de la coagulation de la saisie dualiste et de ses représentations qui solidifient un monde artificiel coupé de sa nature, séparé de la nature. Toutes ces étapes ou niveaux de dualité sont aussi les états multiples de la conscience, les états du samsara, les différents mondes de la conscience en lesquels se coagulent l’observateur et son monde observé, l’habitant et l’habitacle.
Remarquez que cette séparation ou cet exil, qui est le début de l’illusion ou la naissance de la dualité, peut se dire aussi d’une façon monothéiste comme la perte de la nature divine dont l’homme déchoit pour avoir voulu la connaître en la saisissant. Saisir cette nature la fait devenir quelque chose d’autre que lui. Avec des noms et des formes, l’homme s’est représenté ce qu’il était et, dans cette re-présentation, a quitté la présence de sa nature primordiale.
Au départ, avant l’illusion de la saisie conceptuelle, avant la conception, était l’état de présence primordiale, l’état de santé fondamentale, l’état adamantin. Puis, dans la conception, je naît, la dualité naît dans la conception. « Co-naissent » aussi toutes les conceptions, c’est-à-dire toutes les projections qui constituent le monde habituel, le samsara. Elles se surimposent à la réalité de l’état naturel primordial. Cette émergence du je et de son monde est la « co-naissance » du samsara, le cycle des états multiples de la conscience et de ses illusions sujet-objet. C’est l’ignorance, avec ses voiles, qui se surimpose au naturel et nous en sépare, nous en coupe. Ce sont des projections « super-naturelles » ou surnaturelles surimposées à la pureté primordiale. De ce point de vue, le surnaturel est pure illusion. Ce n’est que dans la naissance de l’illusion que le divin devient surnaturel. La séparation naturel-surnaturel est une autre version de la dualité corps-esprit.
Ainsi, de différentes façons, l’origine de l’illusion, l’origine de la maladie, c’est l’ignorance qu’est la dualité, l’ignorance de la connaissance ou conscience duelle, l’ignorance de ce que je suis qui est aussi l’absence de réalisation de l’interdépendance ou de l’inter-être.
La troisième Noble Réalité du Bouddha
La troisième Noble Réalité du Bouddha est celle de la santé fondamentale, la cessation de dukkha. La santé fondamentale est pure intelligence et amour absolu, intelligence en-soi, amour en-soi, qui sont les qualités naturelles et spontanées de l’état de présence absolue, l’état d’Eveil. Cette troisième Noble Réalité est la grande découverte du Bouddha : au-delà de l’illusion, au-delà de la maladie, il est un état de santé, une libération de la dysharmonie, une réalisation de l’harmonie fondamentale, une réalisation de la Réalité, une réalisation de l’état primordial, adamantin. Cette réalisation est l’Eveil, la fin de l’illusion. C’est la Noble Réalité de la cessation de dukkha, la réalisation du non-né, du non-devenu, de l’Absolu. C’est l’état de santé fondamentale que l’on nomme aussi nirvâna – qui peut se dire aussi comme une extinction dans la plénitude, comme l’évanouissement de l’individualité dans la Claire Lumière. La Claire Lumière, ou la Lumière Divine du soufisme, est la santé fondamentale de l’état de présence. C’est la clarté à la fois visible et intelligible de l’expérience qui se vit en elle-même, dans l’instantanéité immédiate de l’éternel présent. C’est l’expérience la plus simple et la plus proche qui soit, tellement simple qu’elle est avant que nous soyons, et tellement proche qu’elle est plus proche de soi que ne l’est notre veine jugulaire.
La quatrième Noble Réalité du Bouddha
La quatrième Noble Réalité du Bouddha est celle de la thérapie sacrée, du chemin. C’est la Noble Réalité de la voie de la guérison des illusions et des passions, c’est le chemin de la réintégration de la réalité, de la réunion avec l’état primordial, l’état d’Eveil. Cette voie, le Bouddha l’a présentée comme un triple apprentissage : celui d’une éthique de compassion et de non-violence, shila ; celui de l’expérience de présence authentique, d’ouverture complète à ce qui est ici, dans l’instant, samadhi, et enfin l’apprentissage de la compréhension, qui est l’intelligence de l’état de présence, l’intelligence de la présence absolue en l’absence de soi, avant la séparation dualiste, prajna.
Cette thérapie est celle de l’être ou de la réalité, c’est pourquoi nous en parlons comme d’une réalisation. C’est aussi la voie de la libération et du bonheur absolu. C’est la grande thérapie et c’est pourquoi un des épithètes du Bouddha est « Grand Thérapeute » ou « Grand Médecin ».
Exergues :
« La thérapie sacrée est la voie de la guérison, c’est la voie du mal-être à la santé fondamentale. »
« L’origine de l’illusion, l’origine de la maladie, c’est l’ignorance qu’est la dualité, l’ignorance de la connaissance ou conscience duelle, l’ignorance de ce que je suis, qui est aussi l’absence de réalisation de l’interdépendance ou de l’inter-être ».
« C’est la grande thérapie et c’est pourquoi un des épithètes du Bouddha est « Grand Thérapeute » ou « Grand Médecin ».
Extrait de Question de, N° 24, « Guérir l’Esprit », éditions Albin Michel