L’attitude extraordinaire de grande compassion
Tenzin Gyatso, XIVe Dalaï-Lama
En appliquant la méthode analytique du Lamrim*, la voie progressive, le Dalaï-Lama définit la grande compassion qui s’exprime parfaitement dans l’attitude extraordinaire. Son but est l’Éveil, qui ne s’obtient qu’en ouvrant à l’Éveil de tous les êtres. Or on comprend que, faute d’atteindre l’omniscience, on n’est pas capable de faire véritablement le bien d’autrui. Mais omniscience, dans ce contexte, n’est pas seulement l’accumulation des connaissances intellectuelles, c’est principalement l’expérience.
Une grande puissance de compassion, de dimension universelle
Lorsque vous méditerez sur la compassion, réfléchissez à la manière dont les êtres sensibles subissent l’expérience de la souffrance. Pour décupler votre force de compassion, commencez par visualiser un être en proie à de graves tourments, par exemple, un animal de boucherie destiné à l’abattage. Imaginez l’état mental de cet être dans une telle situation, puis suscitez en vous le souhait fervent qu’il soit délivré de cette souffrance.
Vous pouvez aussi visualiser d’autres êtres. Les exemples ne manquent pas, quand on voyage en train en Inde, de malheureux de toutes sortes, animaux et humains. Imaginez ces créatures qui, malgré une soif de bonheur égale à la vôtre, subissent un malheur patent. De même, les hommes emploient des animaux comme bêtes de somme. Villes et villages sont peuplés de bovins que la société indienne interdit de tuer, mais dont personne ne se soucie plus lorsqu’ils sont devenus vieux et inutiles. En Inde, on voit aussi des mendiants – aveugles, sourds, muets, infirmes – et des miséreux. Au lieu de les aider avec compassion, les gens les évitent ou les chassent, quelquefois même avec des coups. C’est là un spectacle courant dans n’importe quelle gare indienne.
Visualisez ainsi n’importe quelle situation que vous jugez insupportable. Cela vous donnera une grande puissance de compassion qui atteindra plus facilement une dimension universelle.
Puis pensez aux êtres sensibles d’autres catégories : ils ne subissent peut-être pas des souffrances manifestes actuellement, mais l’accumulation de leurs actes négatifs produisant immanquablement des conséquences indésirables dans l’avenir, leur assure de semblables expériences.
Souhaiter le bonheur de tous les êtres sensibles qui en sont privés est ce qu’on nomme amour universel, et le vu qu’ils soient libérés de la souffrance est appelé compassion. Ces deux méditations peuvent être effectuées ensemble jusqu’à ce que, sous leur effet, un changement se produise dans votre esprit.
L’attitude extraordinaire
Votre entraînement à l’amour et à la compassion ne doit pas en rester au stade de l’imagination ou du souhait ; il faut faire naître en vous une intention sincère de vous consacrer activement à soulager les êtres sensibles de leurs souffrances et à les rendre heureux. C’est le devoir d’un pratiquant que de se mettre à l’oeuvre dans ce domaine. Plus fort vous cultiverez la compassion, plus vous vous y sentirez tenu. En effet, à cause de leur ignorance, les êtres sensibles ne connaissent pas les méthodes qui leur permettraient d’atteindre leur but. C’est la responsabilité de ceux qui possèdent cette connaissance que de réaliser leur intention d’œuvrer pour leur bien.
Cet état d’esprit est appelé attitude extraordinaire, ou attitude d’exception. En effet, la force de compassion qui pousse à prendre cette responsabilité ne se trouve pas chez les pratiquants de moindre capacité. Selon le témoignage des traditions orales, cette attitude extraordinaire s’accompagne d’un engagement semblable à la signature d’un contrat.
Lorsque vous aurez suscité en vous l’attitude extraordinaire, demandez-vous si, en plus de votre courage et de votre détermination, vous avez réellement la capacité d’apporter un bonheur authentique aux autres êtres sensibles. C’est seulement lorsque vous leur aurez montré la juste voie de l’omniscience et qu’ils auront éliminé l’ignorance qui est en eux qu’un bonheur durable sera à leur portée. Bien que vous puissiez travailler au bien des autres en leur apportant un bien-être temporaire, la réalisation des buts ultimes n’est possible que s’ils prennent sur eux de dissiper leur ignorance. II en va de même pour vous : si vous désirez atteindre la libération, cette responsabilité vous incombe.
Faute d’atteindre l’omniscience, on ne peut faire véritablement le bien d’autrui
Comme je viens de le dire, vous devez aussi montrer la bonne voie aux êtres humains, ce que vous ne pouvez faire sans posséder vous-même la connaissance. Il existe différents moyens de l’obtenir ; l’un d’entre eux consiste à développer une compréhension intellectuelle, mais la compréhension la plus profonde est fondée sur l’expérience.
L’enseignement que vous allez donner aux autres ne doit pas vous être obscur. Vous devez aussi posséder la sagesse parfaite qui vous permette de juger de sa pertinence et de son opportunité en fonction des dispositions et des aptitudes mentales de chacun. Certaines notions très profondes ne peuvent être livrées à n’importe qui ; elles pourraient se révéler plus nocives que bénéfiques.
Afin d’évaluer les facultés d’autrui, il vous faudra maîtriser toutes les formes subtiles d’obstruction à la connaissance. Le Bouddha en a lui-même donné un exemple de son vivant : un propriétaire voulait se faire moine, mais des disciples de haut niveau, tel Shariputra, ne lui reconnaissaient pas un potentiel de vertu suffisant pour mériter l’ordination. Seul le Bouddha, par la force de son omniscience, distingua ce potentiel en lui. Par conséquent, tant que vous-même ne serez pas complètement illuminé, il restera en vous une obstruction intérieure à la connaissance qui rendra incomplète votre tâche d’assistance aux autres.
Vous vous direz peut-être, puisque la réalisation des souhaits et du bien-être des autres êtres sensibles dépend de leur propre initiative : « Qu’aurais-je besoin de travailler à atteindre l’illumination ? Après tout, de nombreux bouddhas sont là pour les aider, à condition qu’ils fassent le premier pas. »
Cependant, pour bénéficier de l’assistance d’un guide spirituel ou d’un enseignant, il faut avoir des liens karmiques avec lui. Ainsi, certains maîtres ne peuvent être efficaces qu’envers certains de leurs disciples. Pour bien comprendre cela, lisez des sûtras comme La Perfection de la sagesse en huit mille lignes, dans lequel les bouddhas et bodhisattvas, ayant perçu qu’un pratiquant avait ailleurs un lien karmique plus fort, lui conseillent de chercher son propre maître. Ainsi certains, capables de voir un bouddha de leurs propres yeux, en tireront peut-être moins de profit que d’une relation avec vous, sous-tendue par un lien karmique plus profond. Puisque ce cycle d’existences n’a pas de commencement, il en va de même des liens karmiques ; néanmoins, je fais allusion ici à de puissants liens karmiques, formés dans des vies récentes.
Même si votre réalisation de l’état d’omniscience ne bénéficie pas à tous les êtres vivants, elle procurera sans aucun doute de nombreux avantages pratiques à certains d’entre eux. Il est donc très important que vous vous efforciez d’atteindre l’illumination totale. Certains êtres humains auront grand besoin de votre aide sur la voie spirituelle et il est essentiel que vous preniez la responsabilité de travailler au bien d’autrui. Cette pensée développera en vous la certitude que, faute d’atteindre l’omniscience, vous ne serez pas à même d’accomplir le but que vous vous êtes fixé et de faire véritablement le bien d’autrui.
*Lamrim ou la voie progressive, dite encore voie graduelle, est une méthode d’entraînement de l’esprit, particulièrement développée dans l’école Gelugpa du bouddhisme tibétain.
Extrait du livre La voie de la Félicité, Ed. Pocket, 1999
Exergue 1 : Souhaiter le bonheur de tous les êtres sensibles qui en sont privés est l’amour universel. Le voeu qu’ils soient libérés de la souffrance est la compassion.
Exergue 2 : Votre entraînement à l’amour et à la compassion ne doit pas en rester au stade de l’imagination ou du souhait; il faut faire naître en vous une intention sincère de vous consacrer activement à soulager les êtres sensibles de leurs souffrances et à les rendre heureux.