Tonglèn, l’apprentissage de l’échange de moi et de l’autre

Lama Denys

Comment développer la santé fondamentale –la nôtre et celle de notre monde– dans les situations dualistes où nous sommes avec les autres ? C’est là tout le propos de tonglèn, la pratique qui cultive bodhicitta, l’esprit éveillé, cette noblesse de cœur qu’est la compassion en toute circonstance.

Le point sensible

Pour passer outre les résistances de l’ego, il est important d’être dans une situation en laquelle nous sommes touchés, qui nous permet d’accepter ce qu’habituellement nous n’avons pas envie d’accepter et de donner ce que nous voudrions garder. Découvrir une telle situation est dit :

« toucher en nous le point sensible ».

Nous essayons de le trouver en imaginant que nous sommes en présence de la personne que nous aimons par-dessus tout et que cette personne est dans une situation douloureuse. Nous sentons alors que nous sommes profondément interpellés par la peine et les difficultés de l’autre, et nous sommes alors prêts à faire absolument tout ce que nous pouvons pour l’aider.

Découvrir la compassion, c’est découvrir cette capacité à être réceptif, à être touché par les autres. Même si nous avons développé toutes sortes de carapaces, de blindages, de défenses, il y a toujours en nous une possibilité de tendresse, de douceur ; nous pouvons, dans certaines circonstances, être « touchés ». Traditionnellement, nous essayons de toucher ce point sensible, de découvrir cette sensibilité dans la relation qui, normalement, est la plus propice : celle que nous avons avec notre mère. Cette approche pose des problèmes en Occident car nous avons certaines fois toutes sortes de rancœurs, d’agressivité par rapport à nos parents. Mais s’il arrive que nous ayons un blocage ou une difficulté vis-à-vis de notre mère, qu’à cela ne tienne ! Nous pouvons transposer la même pratique sur la personne qui a pris soin de nous, qui nous a protégés, chéris, éduqués et permis de devenir ce que nous sommes devenus.

Traditionnellement, nous commençons donc par considérer notre propre mère et par prendre conscience de ce que celle-ci a fait pour nous. Elle est quelqu’un qui nous a portés, enfantés, et qui, dans notre premier moment d’existence, nous a protégés, nous a allaités, nous a appris à marcher, à tenir debout, à parler ; elle nous a montré le monde. C’est quelqu’un qui, lorsque nous criions, a été disponible pour répondre et voir ce qui se passait, au détriment de sa tranquillité, de son bien-être. C’est quelqu’un qui a vraiment donné d’elle-même pour nous, qui s’est sacrifiée, et ce pas particulièrement par obligation mais à partir d’un sentiment de bienveillance et d’amour authentique. Cette personne a eu pour nous une bonté énorme.

En prenant conscience de cette situation, une grande reconnaissance naît en nous. Et si cette personne, qui a su ainsi donner tant d’elle-même pour nous, était aujourd’hui dans une situation difficile, douloureuse, et que nous en soyons témoins, nous ne pourrions pas rester indifférents ; nous pourrions alors véritablement être touchés, nous sentir concernés et interpellés pour répondre avec bienveillance. Attention, ce n’est pas quelque chose de théorique : il s’agit de le vivre !

Dans cette situation, nous acceptons tout ce qu’il peut y avoir d’indésirable, de difficile, et nous abandonnons nos résistances, nos défenses, nos attitudes qui consistent à dire non et à refuser. Il s’agit d’une acceptation sans réserve et sans limites, en laquelle nous prenons et nous nous ouvrons. C’est ce qui est nommé parfois « prendre en charge » : accueillir inconditionnellement. Ensuite nous expérimentons l’autre mouvement, qui est de donner, toujours dans cette situation où nous sentons notre aptitude à donner de nous, à donner tout ce que nous avons d’agréable : offrir sans réserve.

Nous découvrons donc la possibilité de cette attitude avec notre mère ou une personne qui a eu pour nous cette fonction. Puis, petit à petit, de proche en proche, nous étendons cette pratique ; nous y incluons notre père, nos amis, nos proches, nos enfants, ceux qui nous sont chers, puis ceux qui simplement nous entourent, ensuite des personnes plus lointaines, et finalement nous y incluons tous les êtres, jusqu’à développer un sentiment de bienveillance pour les moustiques, les araignées et même les personnes vis-à-vis desquelles nous avons de gros problèmes : rivaux, ennemis, malfaiteurs…

La pratique assise

Dans la pratique assise, nous suivons à peu près les mêmes étapes, nous mettant d’abord en situation : nous sentons que nous pouvons être touchés, vulnérables, nous imaginons cette personne dont la souffrance ne peut pas nous laisser insensibles, nous sommes prêts à être exposés, à prendre en nous et aussi à donner.

Lorsque nous acceptons, nous méditons que nous nous laissons pénétrer par la difficulté, par l’indésirable, jusqu’au plus profond de nous-mêmes. Notre abandon de la résistance n’est pas simplement un abandon au niveau épidermique ni même au travers d’une strate ou deux de notre carapace, mais nous acceptons d’être tout nus et d’être pénétrés jusqu’au plus profond de nous-mêmes. Nous pouvons même dire que nous nous évanouissons devant les choses négatives, au sens où nous n’offrons aucune résistance, aucun refus. Il y a une acceptation pleine, complète et sans limites. Et lorsque nous donnons, c’est aussi un don sans limites qui part du centre de notre cœur.

Nous nous entraînons ainsi à ce double mouvement en imaginant que nous incorporons les difficultés, la négativité, sous une forme sombre, comme une lumière obscure qui nous pénètre jusqu’au plus profond de nous-mêmes ; en l’absence complète de résistance, arrivé au centre de notre être, tout se dissout. Nous ne nous « chargeons » pas, nous n’accumulons pas, nous ne nous écrasons pas, nous développons simplement une transparence totale dans laquelle nous sommes complètement pénétrés ; et lorsque cette négativité, dans sa forme obscure, arrive au centre de notre être, tout se dissout.

Puis, de ce centre de notre cœur, sous une forme claire, lumineuse, rayonnante, nous donnons, nous irradions bienfaits, bontés, bonheurs, tout ce qui est positif, dans un mouvement illimité, sans aucune réserve ; nous n’éprouvons pas un sentiment de pauvreté : nous acceptons de donner et notre cœur est comme une source intarissable de bienfaits, une lumière qui rayonne et se diffuse sans limites.

Toujours en revenant de temps en temps à la situation initiale –l’expérience du point sensible–, nous développons ce double mouvement d’acceptation et de don en utilisant le support visuel qui est l’incorporation de l’obscur et l’irradiation d’une lumière claire.

Ensuite, lorsque nous avons expérimenté cette aptitude à l’acceptation et au don en touchant notre point sensible, nous élargissons la pratique en apprenant à considérer tout être comme étant notre propre mère, comme étant l’égal de cet être qui nous est le plus cher au monde. Au travers des naissances innombrables, toutes les connexions possibles ont existé avec tous les êtres et il n’y en a aucun qui n’ait été notre propre mère, qui n’ait été cette personne chère entre toutes. Nous apprenons à voir ainsi en chaque personne quelqu’un qui nous est cher et à pratiquer tonglèn – accepter-donner, accueillir-offrir – en élargissant le cercle de personnes que nous prenons comme références. Et bien sûr, il est opportun de méditer ainsi sur les personnes avec qui nous avons ou avons eu des difficultés concrètes.

« Applique « accepter et recevoir » à la respiration »

Il y a une force particulière à pratiquer cet échange en l’appliquant aux alternances du souffle. Lorsque nous inspirons, nous apprenons à accepter, à prendre ; et lorsque nous expirons, nous apprenons à donner. En inspirant nous incorporons, en expirant nous diffusons. En inspirant nous incorporons la négativité sous une forme sombre, obscure, et en expirant nous rayonnons tout ce qui est positif et heureux sous une forme claire et lumineuse. En inspirant nous prenons tout ce qui est négatif, sans aucune résistance, et en expirant nous donnons, nous rayonnons activement et sans réserve. La respiration devient porteuse de cet échange. Nous nous y entraînons jusqu’à ce que cette attitude devienne aussi naturelle que le fait même de respirer, et lorsque cette attitude de tonglèn est devenue aussi naturelle que de respirer, la pratique est véritablement intégrée.

Il y a donc ces trois étapes dans la pratique de tonglèn : découvrir la compassion, pratiquer l’échange puis l’appliquer aux alternances du souffle.

Extrait de Lodjong, l’entraînement de l’esprit, Collection Documents d’étude, Karma Ling 1995, volume 1.

 

<<Retour à la revue