La médecine au risque de la compassion

Dr Jean-Marc Mantel

Le Dr Jean-Marc Mantel, psychiatre, exprime la nécessité d’enraciner la pratique médicale dans une dimension spirituelle d’amour et de compassion authentiques. Mais l’amour ou la compassion peuvent être parfois vécus comme un risque dans le milieu des soins.

Comment en êtes-vous venu à ressentir la nécessité d’intégrer la sagesse et la spiritualité dans les soins ?

La sagesse m’a rencontré lorsque mon besoin de vérité était suffisamment intense pour l’appeler. Elle est venue par l’intermédiaire d’instructeurs, qui ont répondu à mon questionnement, et ont orienté ma compréhension vers ce que je cherchais.

Le terme d’instructeurs n’est pas courant. On parle de guide, de maître spirituel. Qu’entendez-vous par instructeur ?

Instruire signifie libérer de l’ignorance. Le rôle de l’instructeur est d’éveiller la présence qui vous habite, par le simple fait de la présence qui rayonne à travers lui ou elle. Il s’agit d’un travail passif par l’intention, mais actif par le pouvoir de transformation du silence de la présence. Guide, maître ou instructeur sont des dénominations pointant toutes vers le canal utilisé par la conscience pour s’exprimer.

Quels instructeurs ont plus particulièrement accompagné votre quête spirituelle ?

Le premier choc a été la rencontre avec les écrits de Krishnamurti, juste après sa disparition. C’était la première fois que je voyais, écrit sur le papier, une description aussi parfaite de ce que vivait mon intériorité. J’ai été ensuite sensible aux écrits de Sri Aurobindo, percuté par l’enseignement de Ramana Maharshi, puis ai rencontré Jean Klein qui a été mon instructeur direct.

En raison de ma formation et pratique de psychiatre, la nécessité s’est imposée d’intégrer une compréhension globale dans la pratique thérapeutique. Ayant réalisé que les congrès sont une occasion exceptionnelle de rencontres et d’émergence d’amour, l’idée m’est venue de mettre en place des rencontres montrant la possibilité d’unir la sagesse à la santé mentale et à la psychiatrie.

C’est ainsi qu’une trentaine de congrès ont eu lieu, en France et dans divers pays, depuis 1994. La première de ces rencontres s’est tenue à Lyon, en 1994, sur le thème de « Méditation et Psychothérapie ». Les autres rencontres ont exploré de nombreux thèmes tels que « l’approche spirituelle de la dépression », « l’approche spirituelle de la peur », « l’approche spirituelle des psychoses », « suicide et spiritualité », etc. Une fois que nous avons été touchés par l’intemporalité de la conscience, il n’est plus possible de rester dans une perspective spatio-temporelle qui exclut la verticalité.

Est-ce que les nombreux congrès que vous avez organisés ont été suivis d’actions de terrain ? Avez-vous recommandé certains protocoles pour aider par exemples les suicidaires, les personnes déprimées ou psychotiques ?

Les congrès ont surtout permis d’éveiller une intuition spirituelle chez les thérapeutes qui y ont participé. L’intuition spirituelle est ce sens particulier qui nous fait appréhender le petit avec le regard du grand, le moi avec le regard du Soi. Les circonstances n’ont pas permis la mise en place de lieux d’accueil et de soins à orientation psycho-spirituelle, comme nous en avions le projet. Mais ces lieux vont fleurir prochainement, car ils répondent à une nécessité. Nous avons évité de mettre en place des protocoles ou équivalents, afin de laisser chacun libre d’agir en fonction de sa sensibilité et de la compréhension qui est la sienne. La technique mise en forme devient aliénante. L’inspiration créatrice a besoin d’espace pour se déployer. C’est de cette intuition que naît l’action juste, libérée du poids du moi. La dépression et le désir de suicide sont l’expression d’une quête de vérité qui ne parvient pas à s’exprimer dans la dimension restreinte de l’ego. Le rôle du facilitateur est d’aider à l’orientation de la compréhension et à l’abandon de la croyance que le bonheur appartient à l’objet. La psychose est une autre forme de « décentrage », dans laquelle les mirages de l’esprit sont confondus avec la réalité. Il s’agit d’une expansion de l’habituelle tendance à confondre le faux avec le vrai.

La parole des soignants, en général, n’est pas libre. Ils se donnent rarement le droit d’utiliser des mots tels que compassion, amour, tendresse, coeur, et préfèrent utiliser un discours médicalisé parlant de relationnel, d’affect etc. Quels sont les mécanismes de défense en jeu ?

Le savoir est une contrainte. Il enferme l’esprit dans le connu. Le moi s’attache au savoir et en fait une église. Des systèmes de défense se mettent en place, qui sont en fait destinés à maintenir le moi dans l’illusion de son existence. Tout ce qui touche à son intégrité est expérimenté comme un danger, et est écarté. L’amour et ses multiples expressions n’a pas sa place dans les ouvrages psychiatriques, médicaux et scientifiques. C’est pourtant lui qui nous cherche, et il est ce vers quoi tend toute quête. Mais l’amour est souvent confondu avec le romantisme ou l’attachement. Une telle perspective éloigne de la nature de l’amour, qui est liberté et ouverture. L’approche scientifique, appliquée à l’investigation intérieure, amène à discerner le faux du vrai. La vision de ce que nous ne sommes pas, projection, concept ou pensée, requiert la force de la discrimination, alliée à l’amour du vrai. C’est cette alliance qui évite une connaissance desséchée ou des croyances erronées.

Y a-t-il un risque de la compassion ?

Le seul risque de l’amour est la disparition de celui qui cherche à aimer ou être aimé. Sans lui, vous êtes amour. Le médecin a tout à risquer dans l’expérience de l’amour, et notamment ce qu’il croit être son identité à laquelle il est attaché et identifié. Celui qui est animé par le désir de soigner ne peut que réaliser, tôt ou tard, qu’il doit mourir à lui-même pour réaliser son désir. Tant qu’est maintenue une identité factice, l’illusion perdure et la souffrance aussi. Un esprit conditionné ne peut éveiller le sens de la liberté.

Dans votre métier de psychiatre, pouvez-vous expliquer comment en intégrant la sagesse à la thérapie vous avez pu aider certains patients à se reconstruire ?

La seule aide que le thérapeute peut apporter est celle qui passe à travers la présence qui l’habite. Le reste n’est que manipulation. La présence appelle la présence. Le son du silence, lorsqu’il résonne, balaye le doute et la confusion. Sans soignant et sans soigné, la conscience est la seule réalité.

Comment la distinction entre douleur et souffrance est-elle vécue par le médecin ? Il est censé traiter la douleur. La prise en charge de la souffrance implique d’entrer dans la dimension de la compassion. Les études médicales y préparent-elles ? Est-ce un choix personnel ?

La souffrance est souvent confondue avec la douleur. La douleur est l’expression d’une réalité organique. La souffrance est le refus de cette réalité, le refus du corps, de la sensation et de la vie telle qu’elle est. La souffrance peut disparaître par le pouvoir de l’acceptation. La douleur est alors ressentie dans des limites plus acceptables, car non stimulée par la défense d’un moi qui refuse. Les études médicales ne préparent qu’à l’exploration des origines de la douleur organique. Elles ont encore peu découvert le pouvoir de transformation de l’acceptation, qui permet aux énergies fixées de se diluer dans la conscience observante. Les symptômes sont une expression de ces fixations, et sont donc améliorés par une juste attitude à leur égard. Mais comprendre une telle perspective implique une vision claire de notre propre fonctionnement, ce qui n’est pas courant. L’autre est considéré comme différent de nous. La vision que l’autre est en nous, qu’il est le prolongement de nous-même, n’est pas éveillée. Tant qu’une vision séparatiste sera maintenue, la médecine restera dans la croyance que le mal est dans la maladie, et ne verra pas que la seule maladie est de se prendre pour ce que nous ne sommes pas.

Entretien réalisé par Sofia Stril-Rever

Exergue 1 : Une fois que nous avons été touchés par l’intemporalité de la conscience, il n’est plus possible de rester dans une perspective spatio-temporelle qui exclut la verticalité.

Exergue 2 : L’amour et ses multiples expressions n’a pas sa place dans les ouvrages psychiatriques, médicaux et scientifiques. C’est pourtant lui qui nous cherche, et il est ce vers quoi tend toute quête.

Exergue 3 : Le soignant est prisonnier de lui-même, de l’attachement à l’idée qu’il se fait de lui-même, de l’attachement à l’idée d’être un soignant. Voyez-vous, se prendre pour un soignant est une aliénation.

 

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