La confluence entre écologie et spiritualité passe par le psychisme
Marie Romanens
Le mépris de la nature tel qu’il a eu lieu ces deux derniers siècles ne peut être séparé du mépris avec lequel l’être humain se traite lui-même. Derrière une arrogance qui lui permet toutes les prédations, se cache en réalité une haine de soi des plus destructrices. Prendre soin et respecter notre environnement naturel ne peut donc se faire qu’à la condition d’apprendre à nous aimer nous-mêmes, quels que soient les aspects, glorieux ou piteux, que nous présentions.
Une coupure entre la tête et le corps
Au fur et à mesure de la naissance et de la montée de l’individualisme au cours des siècles, du judaïsme antique en passant par la Renaissance, le moi charnel a été considéré comme la source de graves dangers pour l’ordre social. Il fallait en assurer le contrôle. Les religions monothéistes et l’accent mis sur la rationalité concoururent à la dévalorisation et au refoulement du monde instinctif. Il en résulta un grave clivage : la volonté, la raison, l’intellectualisme se sont imposées comme les valeurs prépondérantes en faisant barrage à l’écoute de l’univers viscéral, émotionnel, sensitif et pulsionnel. Le corps était calomnié parce que l’esprit devait être premier.
même temps, un sexisme trouvait à s’exercer. La femme, considérée comme inférieure à l’homme, restait cantonnée dans la sphère privée tandis que, de son côté, son partenaire se voyait encouragé à exercer son pouvoir sur le monde. Avec la suprématie du masculin, ce sont les attitudes de maîtrise, de conquête et d’acharnement compétitif qui l’ont emporté. La mode était au moi fort, au moi héroïque ! Sa détermination ne trouvait pas de frein et la nature devint l’objet de son exploitation.
Mais avec les découvertes de Freud, on a commencé à comprendre que l’homme ne pouvait sans dommage exercer un tel refoulement à l’égard de sa nature profonde, sa nature animale. Sa prétention à se croire maître de lui-même était contredite par les manifestations de son inconscient qui réagissait souvent de manière forte à un tel contrôle.
Un renversement alors qu’il faudrait une mutation
Depuis les années soixante, sous l’influence des idées nouvelles, et en particulier du mouvement féministe, on a assisté à une sorte de renversement. La société patriarcale, autoritaire et volontariste, a été fortement mise à mal. Est-ce pour autant que l’être humain s’aime davantage et sait mieux respecter son environnement ? La réponse, malheureusement, n’est pas encore au positif, loin de là. Car au contrôle excessif sur notre nature pulsionnelle, il semble que nous soyons passé à un contrôle insuffisant : l’autonomie est devenue valeur suprême au détriment du souci pour la collectivité.
Les ambitions personnelles, les soifs de l’avoir et du pouvoir sont constamment attisées par l’impérialisme économique et financier. Les valeurs fondées sur une transcendance et les règles dictées par le désir de cohésion sociale sont de plus en plus écartées car la réalisation du sujet prime. Par cette exacerbation des pulsions en chacun, le monde est entraîné sur la pente d’une régression pleine de dangers, tant du côté écologique que du côté social. La planète devient une immense poubelle tandis que les exclus, individus ou peuples, sont de plus en plus nombreux.
Ne plus mettre de butée aux besoins de l’être humain n’est certes pas une manière d’en prendre soin, au contraire. Les espoirs mis dans la perspective de sa plus grande autonomie tournent court car une nouvelle tyrannie s’est instaurée : la réalisation de soi.
L’individualisme semble s’écraser contre le mur d’une impasse. Il ne peut en être autrement car il repose sur une fiction, celle d’un moi séparé. Il fait de l’être humain un personnage isolé, fermé sur lui-même, qui en arrive à n’être plus préoccupé que de sa seule satisfaction. Cette auto-suffisance le mène vers un état régressif où son être se perd, où les forces de mort l’emportent. L’individualisme régnant du libéralisme est bannissement de l’altérité : chacun, tel un éternel nourrisson, se sent en droit de réclamer satisfaction à tous ses besoins. Au fond de l’impasse, se tient la mère première, celle qui est sensée répondre à toutes les exigences et qui maintient, de ce fait, dans l’état d’aliénation. La sortie de l’ère patriarcale, à ce que l’on voit, n’est pas sans repos car le danger qui apparaît aussitôt est celui du retour à la mère toute-puissante.
Les soubassements d’une mutation : une altérité qui rend libre
La connaissance actuelle des mécanismes psychologiques peut nous permettre de comprendre comment nous échappons à notre destin qui, normalement, devrait être tourné vers la vie et non vers la mort. Les découvertes sur la construction de l’identité sexuelle sont notamment susceptibles de nous aider dans cet effort de compréhension.
La mère étant le premier être aimé, l’enfant, qu’il soit de sexe masculin ou féminin, s’identifie d’abord à elle. L’identité masculine est, par conséquent, un phénomène secondaire. Au départ, psychiquement, nous sommes tous des êtres féminins !
En grandissant, le garçon doit abandonner, pour une part au moins, cette identification première pour se tourner vers un autre modèle, celui du père. Aussi est-il toujours en danger de régresser dans le féminin, de perdre sa masculinité acquise de manière seconde. On comprend dès lors que, pour pallier à ce risque, il aie parfois besoin de se durcir vis-à-vis de sa mère. Pour affirmer son autonomie, il la tiendra à distance, en la traitant comme un objet plutôt que de la voir comme une personne à part entière, et cette attitude, bien sûr, se répètera plus tard avec ses partenaires féminines.
Tels sont les facteurs, semble-t-il, qui ont contribué à l’instauration d’une ère patriarcale. De la mère à la mère-terre, il n’y a qu’un pas. L’environnement naturel va subir le même sort, le même manque de reconnaissance.
Ainsi, en dépit des apparences données par le « moi fort », la grande aventure de la différenciation, de la sortie de la fusion première avec la mère, n’a guère été accomplie en profondeur. On comprend, de ce fait, pourquoi il est si facile de régresser dans la sphère maternelle quand les anciennes limites de l’ère patriarcale s’envolent. Derrière le règne des pères, se cache la tyrannie des mères ! Car la femme n’ayant, dans un tel contexte, pas d’autre loisir que d’adhérer au rôle qui lui est dévolu, autrement dit le rôle d’objet, a tendance à se rattraper par le pouvoir qui lui reste, celui qu’elle exerce sur ses enfants en faisant obstacle à leur autonomie.
Les religions monothéistes ont partie liée avec ces processus. A l’origine, la figure d’un dieu extérieur, transcendant et paternel était sûrement nécessaire pour établir la suprématie de l’esprit sur la chair, l’importance du spirituel face au pulsionnel. Le problème réside dans le fait qu’elles ont eu tendance à se refermer autour de leur vérité révélée en ignorant que celle-ci était forcément relative à une époque et qu’elle était appelée à se renouveler sans cesse, au fur et à mesure des changements collectifs. Ainsi, comme l’ont révélé les découvertes de Jung – reprises dans une étude très éclairante par le prêtre et psychanalyste John Dourley (1) – les dimensions de l’intériorité, de l’immanence et du féminin sont restées en souffrance. Les religions monothéistes ont œuvré dans le sens d’une répression du corporel, elles ont ainsi participé au mépris porté à l’environnement. Que des figures se lèvent aujourd’hui en leur sein pour parler de la dimension sacrée de la nature fait mesurer l’ampleur de la mutation dans laquelle nous sommes entrés. Une mutation qui nous demande de reconnaître que nous sommes nés de la relation, celle de nos deux parents, et que nous sommes étroitement liés à travers nos différences, notamment nos différences sexuelles. Ce sont elles qui nous font grandir quand, au lieu de les combattre, nous savons les accepter pleinement.
1 – John P. Dourley, La maladie du Christianisme, Albin Michel, 2004.
Texte inédit.