Bouddhisme et écologie parlent-ils de la même nature ?
Ian Harris
Dans cet essai, Ian Harris compare la Nature telle qu’elle apparaît dans la pensée occidentale et dans la tradition du Bouddha. Il interroge le bien fondé des bouddhistes occidentaux dans leur engagement pour l’écologie. Peut-on traduire Dharmadhatu – sphère de tous les phénomènes – par « le règne de la Nature » ou Dharmata – la nature du réel – par « la Nature même » vers laquelle tendent les pratiquant du dharma ? Le rapport que nous entretenons avec la Nature dépend en première instance de la façon dont ce concept s’inscrit dans la langue.
L’un des problèmes fondamentaux rencontrés lors de tout examen sérieux de « l’attitude envers la nature » de la tradition bouddhiste, est philologique. Le point de départ le plus évident devrait être l’identification des termes bouddhistes équivalents, dans notre ordre de signification, au mot « nature ». Cependant, ceci est plus complexe que cela semble de prime abord. En premier lieu, il faut choisir parmi de nombreuses langues canoniques. Nous pourrions simplement choisir de différencier entre les termes indiens, d’une part, et ceux provenant de l’Asie de l’Est d’autre part, mais même si cette méthodologie était estimée être suffisamment sophistiquée – et je ne suis pas certain que cela le serait – une difficulté supplémentaire se présente. Chacun de ces langages est limité aux cultures qui possèdent leurs propres modes de développements spécifiques. D’ailleurs, on sait que les premières tentatives de traduction du jargon technique sanskrit en chinois on rencontré de multiples difficultés insurmontables, dont la moindre est l’existence d’un vocabulaire philosophique chinois sophistiqué préexistant à l’arrivée du bouddhisme. Pour en venir à la scène contemporaine, il ne faut pas oublier que l’interprétation du matériel textuel ne peut jamais être un exercice indépendant de la culture, que cela soit fait par les bouddhistes contemporains eux-mêmes, ou par ceux qui cherchent à corroborer leurs propres idées à partir de la tradition bouddhiste.
Un autre élément est également à considérer, cette fois relatif à l’ensemble de significations que le mot « nature » a fini par représenter à l’ouest. Kate Soper identifie trois manières dont la nature a été conceptualisée dans les discussions environnementalistes modernes, parmi lesquelles la première, dite métaphysique, est relative à la partie du monde qui s’étend au delà de l’humain, ou purement artificielle. La dichotomie nature/culture est clairement au cœur de cette définition. Le second sens est associé aux « structures, processus et pouvoirs relatifs à la causalité… opérant au sein du monde physique » et qui représente donc ce secteur de l’existence défini comme objet propre d’étude des sciences naturelles. Le concept final « couche » ou « surface » se rapporte aux distinctions entre le « naturel » en tant qu’opposé aux paysages urbains ou industriels, et est intimement lié au jugement esthétique. Soper accepte que le troisième sens domine le discours du mouvement vert, bien qu’il soit clairement dépendant et inter-relié avec les autres.
L’évolution des définitions écologiques modernes de « nature » et « le naturel » ne peut être pleinement comprise que sur un fond historique occidental pensé par lui-même. En gardant cela à l’esprit, il serait peu sage de négliger deux autres distinctions cruciales : la tension aristotélicienne entre « nature » entendu comme la totalité de ce qui existe et « nature » comme l’essence ou le principe actif des choses d’une part ; et la dichotomie médiévale, nature/super nature. Bien que le terme supernaturalis semble avoir émergé assez tardivement dans l’histoire de la pensée chrétienne, de la façon la plus remarquable dans l’œuvre de Thomas d’Aquin, la façon moderne de construire la réalité suppose, ou au moins, propose un vision critique selon laquelle il manque à la notion de nature les éléments nécessaires pour une compréhension complète des choses.
Le point de vue scientifique mondial est alors clairement un rejet des revendications surnaturelles du théisme mais, de manière surprenante, l’environnementalisme – particulièrement de type éco-spirituel, une forme qui a eu un impact mesurable sur l’éco-bouddhisme contemporain – représente une ré-appropriation des modes de pensée pré-scientifiques, avec une emphase spinoziste portée sur la natura naturans en tant que pouvoir quasi panthéiste de la nature.
Les universitaires et activistes bouddhistes ont récemment déployé une palette de termes techniques bouddhistes qui sont supposés correspondre au terme « nature ». Une question évidente dans ce contexte est : à quel sens de ce terme aux riches nuances pensent-ils, et sont-ils tous d’accord sur le sujet ? Je ne pense pas que l’on ait commencé à répondre à cette question, et cet essai pourrait être une humble et hautement provisoire tentative d’élever le débat. La liste des équivalents indiens du terme « nature » les plus souvent mentionnés inclut samsara, prakrti, svabhava, pratitya-samutpada, dharmadhatu, dharmata, et dhammajati.
L’écologie, même dans sa forme dite profonde, doit être fondée sur certaines distinctions entre nature et humanité, sinon nos activités deviennent par définition « naturelles » et, en de telles circonstances nous ne pouvons pas davantage être tenus pour responsables des effets négatifs de nos activités que n’importe quelle autre espèce. Cependant, Martin Heidegger, entre autres, a relevé les difficultés inhérentes à cette distinction fondamentale. Pour lui, le problème de « interpréter la relation humanité-nature en tant qu’antithèse sujet-objet, réside dans le fait qu’il présuppose déjà une division entre ‘sujets’ et ‘objets‘ ce qui est, à proprement parler, irrecevable ». L’argument d’Heidegger stipule que les modes de pensée scientifiques, bien que « profondément contre-intuitifs », nous ont accoutumés à considérer les choses du monde comme « objets », avec pour résultat que nous – en tant qu’héritiers de la tradition intellectuelle occidentale – sommes devenus étrangers à une « pré-compréhension du monde » antérieure pré moderne. Ceci est intéressant car ça semble coller avec la vue bouddhiste Yogacara/Vijnanavada selon laquelle la conception de la dichotomie sujet/objet (grahya-grahakakalpana) est une fonction des processus mentaux contaminés par l’ignorance (avidya). L’atteinte du nirvana en tant que retour à cette pureté mentale primitive représente alors le déracinement de la dépendance samsarique. Selon les mots de Vasubandhu :
De la non perception de la dualité [sujet/objet] naît la perception du dharma-dhatu. De la perception du dharmadhatu naît la perception de magnificence.
Le terme dharmadhatu représente le « règne des dharmas » ces éléments de l’existence – sensés contenir la totalité des choses, incluant savoir, culture, artifice, etc. – qui constituent l’univers bouddhiste, et nous pourrions en conséquence être tentés (ainsi que certains contemporains bouddhistes le sont assurément) de traduire dharmadhatu par le « règne naturel ».
Extrait de Buddhism and the discourse of environnemental concern : some methodological problems considered, in Buddhism and ecology, the interconnectiono of Dharma and deeds, Harvard University center for Study of World Religions Publications, 1997. Traduction de Isabelle Charbonnier.