Panenthéisme, écologie et humanisme cosmique en l’Islam
Mohammed Taleb
L’écologie est un paradigme universel qui peut être pris en charge par de nombreuses traditions spirituelles. Le caractère dramatique de la crise écologique devrait nous rendre plus attentif à la dimension cosmique, naturaliste des religions. Nous montrerons qu’une écologie musulmane existe, en lien, non pas uniquement avec l’actuelle crise planétaire, mais surtout avec l’horizon divino-cosmique proposé par le Coran.
Dans plusieurs courants de la pensée musulmane, en particulier la falsafa (philosophie) et le tasawwuf (soufisme), la vraie tension créatrice ne se situe pas entre un Dieu créateur infini et une création soumise et finie. Ce dualisme a ceci de fâcheux qu’il pose une réalité extérieure à Dieu, alors que précisément, et c’est là l’une des clés de l’intellectualité spirituelle de l’Islam, « Il n’y a rien en dehors de Dieu ». C’est cette signification que bon nombre de philosophes, de théologiens et de mystiques font émerger de la profession de foi traditionnelle : « Il n’y a pas d’autres dieux que Dieu ».
Au dualisme ontologique de l’orthodoxie qui sépare, au nom de la transcendance divine (du moins une certaine interprétation de celle-ci), le divin, le cosmique (et donc l’humain), répond dans la falsafa et le tasawwuf une autre logique beaucoup plus subtile dans la mesure où elle sauvegarde la transcendance tout en affirmant la présence du Cosmos à l’intérieur même du divin. En réalité, cette notion d’intérieur fait elle-même l’objet d’une critique, car elle suggère encore une dualité (intérieur-extérieur). Techniquement, on parlera de panenthéisme pour désigner cette approche qui inclut la Création dans la divinité tout en refusant l’objectivation, la détermination, la maîtrise de l’essence divine. Dans le regard panenthéiste, l’essence de Dieu demeure au-delà de toute les tentatives humaines pour la circonscrire, la posséder, la réduire. Mais cette transcendance se révèle mystérieusement. Il n’est pas illégitime de dire que nous sommes en présence d’un jeu divin entre transcendance et immanence. Le cosmos, avec tout ce qu’il contient en termes de vie, de puissance, de potentialité, d’énergie, d’entités subtiles, n’est pas autre chose que la manifestation de cette immanence divine qui se déploie à travers un dynamisme créateur.
Le divin n’est pas hors du cosmos, mais gît au plus profond de lui, dans ses mul-tiples niveaux de réalité, dans ses diverses dimensions. Si la terre est bien un organisme vivant, si le ciel lui même doit être perçu comme tel, c’est aussi parce que, en Islam, quel que soit le lieu sur lequel nous pouvons projeter notre regard, là se trouve la « Face de Dieu ». Or, cette Face, si elle n’est pas l’essence ineffable de Dieu, n’est pas sans faire écho à son existence, sa manifestation (dans la filiation néoplatonicienne, nous dirions son émanation). A travers les Noms et les Attributs de Dieu, l’indicible Principe originel s’irradie, enfantant la réalité cosmique. Celle-ci participe, en quelque manière, à la divinité sans que son essence ne soit atteinte. La tradition musulmane le dit bien à travers la doctrine de la Wahdat al-Wujud, l’unité de l’existence, qui est l’un des nectars de l’école d’Ibn’Arabi, le Shaikh al-Akbar, le Grand maître qui vivait aux XIIe et XIIIe siècle, entre l’Andalousie, le Maghreb, l’Arabie et Damas.
Le lexique technique de ce dernier est d’une richesse exceptionnelle et il nous offre, en quelque sorte, une démonstration de cette approche panenthéiste, car dans notre esprit la Wahdat al-Wujud est la trajectoire islamique du panenthéisme. L’auteur de Futuhat al-Makiyya distingue deux formes de l’unité divine, al-Ahadiyya et al-Wahdaniyya. La première renvoie à l’unité du Dieu qui est non manifesté, non créateur, absolument solitaire, indicible, inobjectivable, absolument transcendant.
Al-Wahdaniyya, elle, désigne l’unité divine en tant qu’elle se déploie, se manifeste, irradie ; elle est créatrice. On peut dire d’une certaine manière que l’unité divine non manifestée constitue l’essence même de Dieu, sa nature absolue et ineffable, tandis que l’unité divine créatrice constitue son existence. L’islamologue Roger Arnaldez précise : “La wadâniyya vient donc, d’un point de vue ontologique, et non temporel, après la ahadiyya qui est l’unité pure de l’Essence absolument indéterminée par quelque qualification que ce soit, tel l’Un de Plotin, que ne saurait qualifier aucune attribut. C’est également de la même manière que la wahdâniyya peut être rapprochée de l’intelligence et du rôle qu’elle joue dans le système plotinien, du fait qu’elle est l’unité parfaite d’une multiplicité de déterminations possibles, intérieures à l’Etre de Dieu, et qu’elle devient ainsi le modèle de l’unité de toute espèce de multiplicité dans les êtres créés.” (Ibn’Arabî et la gnose soufie, Hérésis, n° 24, 1995, p. 47)
La doctrine de la Wahdat al-Wujud n’est donc nullement un panthéisme (identification entre Dieu et le Monde) comme le pensent certains esprits obtus et réducteurs. Au contraire, c’est dans cette conception (qui est d’abord une vision), que la transcendance divine est la mieux protégée car elle repose sur une radicale théologie apophatique ou négative (en arabe tanzih).
Ces considérations rappelées, nous comprenons mieux le fait que l’écologie en Islam est loin d’être une possibilité parmi d’autres, mais bien au contraire une exigence, un impératif spirituel. Lorsque le Coran rapporte que Dieu proposa au ciel, à la terre, et aux montagnes de prendre en charge le Dépôt de la connaissance absolue, charge qu’ils refusèrent et que l’homme, lui, accepta, il faut comprendre – sans quoi ces versets resteront inintelligibles – ceci : dans la conception coranique, la réalité cosmique n’est pas constituée d’objets désenchantés, sans âme, mais de concrétudes vivantes douées de conscience. Si Dieu proposa au ciel, à la terre et aux montagnes ce Dépôt de la connaissance, avant de faire pareille offre à l’homme, c’est bien que l’humanisme arabo-musulman est fondamentalement solidaire d’un cosmisme. C’est précisément ce cosmo-humanisme ou cette anthropo-cosmologie qui se trouve au cœur de la conception islamique de la réalité.
L’écologie, dans une perspective islamique de type philosophique et théologico-mystique, représente un enjeu pour l’émergence contemporaine d’une nouvelle parole musulmane délivrée des conservatismes et des attitudes rétrogrades. En effet, faire de la terre et de ses divers règnes un bien commun, non pas uniquement de l’Humanité mais du Vivant dans son ensemble, suppose que l’on déconstruise les modèles de civilisations (production, consommation, agriculture, science, industrie, culture, etc.) dans lesquels le rapport entre socio-sphère et bio-sphère est à sens unique et surtout à angle droit. Le passage de la ligne droite à la courbe est une belle métaphore de la mutation que les humains doivent opérer. L’écologie islamique, sur ce terrain, peut et doit rencontrer ces écoles de pensées qui, à l’époque contemporaine, tentent de réconcilier le divin, le cosmique et l’humain, comme la psychologie des profondeurs (en particulier dans la sensibilité représentée par Marie-Louise von Franz), l’écopsychologie ou encore la théologie du Process.
Texte inédit