Pour une société qui soit viable

Denys Rinpoché

Dans cet enseignement donné lors de la première Assemblée Gésar en 1998, Lama Denys brosse un tableau sans complaisance de notre société moderne et “civilisée”. Ce constat lucide de l’état de notre monde n’est pas pour autant une invitation au désespoir mais un appel à retrouver un équilibre harmonieux avec notre biosphère.

Nous vivons aujourd’hui dans une société léthale, une société de mort, une société ni vivable ni viable.

Certains parlent de “développement durable”, ce qui déjà suppose – et c’est bien établi – que le mode de développement actuel n’est pas durable. Mais peut-être est-il encore plus juste de parler de viabilité, d’une société viable. Globalement, le modèle social occidental moderne n’est pas viable. Sa coupure avec la nature – qui a amené une scission entre l’habitant et l’habitacle, entre l’humain et le non-humain, le plus qu’humain – a créé une dysharmonie qui déséquilibre, pollue, corrompt et nous amène dans une situation de dysfonctionnement, une dégradation qui est sur le point de devenir irréversible.

Dans une vision traditionnelle il y a une certaine intelligence de la dégradation ou de la dégénérescence, alors qu’en Occident nous avons l’habitude d’une vision de progrès. Qu’est-ce que le progrès ? Je ne suis pas sûr de la réponse. Il semble que nous ayons identifié cette notion à une capacité grandissante d’abstraction qui a permis le développement des techno-sciences et un pouvoir d’action, une force, une puissance qui sont à la base de notre civilisation moderne et de notre culture occidentale. Le progrès, dans cette abstraction, s’est développé comme une aptitude du mental à concevoir des idées, des concepts de plus en plus élaborés, à développer une représentation du monde basée essentiellement sur une approche quantitative : nous vivons dans une sorte de règne de la quantité et aussi de la vitesse.

Est-ce que le monde a progressé qualitativement au fil des derniers siècles ? La question mérite d’être posée, et la réponse, pour le moins, n’est pas évidente du tout. Sommes-nous finalement aujourd’hui plus “civilisés“ qu’il y a quelques siècles, si tant est que cette notion de civilisation ait véritablement un sens profond ? Sommes-nous même plus civilisés que ceux que l’on nomme avec condescendance “les sauvages“ ? Les guerres et les génocides modernes sont-ils plus civilisés que l’étaient les combats tribaux anciens ? Il y aurait bien des questions à poser… Finalement, je crois qu’il est nécessaire de reconsidérer profondément toute notre vision de la civilisation.

On ne se rend pas assez compte des conséquences engendrées par l’activité globale de notre “civilisation” européenne blanche. Sans rentrer en détail dans l’histoire de la colonisation et de la convergence d’un monothéisme religieux et d’un monopolisme idéologique et économique, on peut souligner que cette attitude “mo-noïque“ – néologisme pour exprimer ensemble monothéisme et monopolisme –, qui est finalement la déclinaison de l’ego dans les domaines spirituel et matériel, a accompli une forme de génocide mondial. Pensez à l’histoire de l’Amérique du Sud et aux conquistadors, à l’Histoire de l’Amérique du Nord et à ses conquérants ; pensez à l’Afrique, à l’Asie et à l’Australie. Nous sommes passés d’un esclavagisme physique à un esclavagisme économique. Après ce constat, on peut bien sûr discuter pour savoir si l’esclavagisme économique est plus soft que l’esclavagisme physique…

Certes, il n’y a pas que des aspects négatifs. Mais aujourd’hui, à l’époque du “village planétaire“, de la mondialisation, je crois qu’une certaine reconsidération de l’histoire est importante pour la “guérison de l’histoire”. Si vous discutez avec des personnes qui sont d’une autre culture et d’une autre tradition, vous comprenez alors l’importance de remettre en question une certaine superbe auto-suffisance dans laquelle nous avons habituellement été éduqués.

On pourrait se dire que de toute façon, il y a toujours eu des luttes, et que c’est le plus adapté qui survit. Mais cette civilisation occidentale, cette culture qui est la nôtre, nous a amenés aujourd’hui au bord du gouffre. Notre système économique et financier, consumériste, avec cette coupure entre nature et culture, humain et non-humain, avec cette auto-suffisance, cette auto-arrogance de l’humain qui se pose comme maître, dominateur de la nature, nous a amenés à la frontière du suicide.

Ce n’est pas un discours millénariste ou apocalyptique, ce sont des données scientifiques, des notions d’écologie qui sont aujourd’hui très largement reconnues par les meilleurs spécialistes. Donc, à terme, notre mode de vie et notre modèle économique ne sont tout simplement pas vivables. Dans ce sens, nous sommes effectivement dans une culture, une civilisation et une économie léthales, c’est-à-dire de mort. Le ciel est blessé : la couche d’ozone ; la terre est blessée, les eaux sont blessées ! Nous sommes dans une situation en laquelle le décalage entre les riches et les pauvres ne cesse d’augmenter, alors qu’on prétend se développer et accroître les richesses, ceci n’est vrai qu’en calculant d’une certaine façon.

Si l’on considère bien tout cela, l’on débouche sur une remise en question de ce mode de fonctionnement et des valeurs qui le fondent, une remise en question de notre relation à l’environnement, de notre relation à la nature.

Nous ne sommes pas les maîtres de la nature, nous sommes un élément de la nature. Ce n’est pas la nature qui nous appartient, c’est nous qui lui appartenons. En adoptant la perspective scientifique, entre le big bang et aujourd’hui, il apparaît clairement que nous, primates et humains, ne sommes arrivés qu’aux derniers instants du monde. De ce point de vue, nous sommes un épiphénomène tardif et un élément contingent de la biomasse globale. Avec des motivations purement égotiques, nous avons développé cette puissance qui nous donne la possibilité de perturber l’équilibre naturel, de changer même les structures de la vie avec des manipulations génétiques.

Comme beaucoup de personnes le disent aujourd’hui, notre survie dépend finalement de notre capacité à développer une nouvelle forme de relation à la nature, de re-trouver une relation affective, sensorielle, vivante, avec la nature. Il s’agit là d’un mode de vie où le couplage habitant/habitacle est harmonieux. L’harmonie et l’équilibre entre l’humain et la biosphère sont des conditions tout à fait fondamentales dans la vision d’une société saine et d’une société d’éveil. Là est la base d’une culture viable, d’une culture de vie et aussi de survie.

Extrait d’enseignements donnés à Karma Ling lors de l’Assemblée Gésar, juillet 1998

 

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