Le sens de la filiation spirituelle
Lama Denys Rinpoché
L’enseignement oral de maître à disciple constitue le cœur de la transmission dans le dharma et particulièrement dans le vajrayana. Cette relation directe entre l’enseignant et l’aspirant se situe dans le cadre d’une filiation spirituelle ininterrompue depuis les origines. La dévotion est un élément essentiel pour s’ouvrir à la grâce du Lama et à l’influence de la lignée.
L’intérêt de la lignée ne réside pas tant dans la généalogie mais bien davantage dans le fait qu’elle est le vecteur de la transmission spirituelle, de la tradition.
Il y a ainsi une transmission ininterrompue qui se fait depuis 25 siècles, depuis le Bouddha Shakyamuni. Les enseignements tels que nous les pratiquons n’apparaissent pas « comme ça » dans l’esprit de celui qui les énonce : ils les a lui-même reçus de son guide spirituel, de son lama ; puis, au travers d’une filiation spirituelle ininterrompue, il y a eu une transmission constante de « la lettre » de ces enseignements et aussi de leur « esprit », de la façon de les comprendre, de les pratiquer. La transmission a donc aussi le sens d’apprentissage. Il ne s’agit pas simplement de transmettre des informations, mais également l’expérience fondamentale de l’éveil.
Il est important de prendre conscience que nous sommes héritiers d’une longue transmission ininterrompue. Le mot tibétain pour lignée est rGyud-pa, qui signifie aussi « tradition », mais également « Tantra ». Cette notion de transmission est importante dans toutes les écoles bouddhiques et tout particulièrement dans la tradition tantrique qui, plus que toute autre, est basée sur la transmission directe de maître à disciple et sur une relation interpersonnelle en laquelle l’esprit des enseignements peut se communiquer.
La lignée est souvent comparée à un rosaire sur lequel chaque membre de cette lignée est une perle. Parfois, on évoque un rosaire d’or, l’or étant le symbole de la pureté. Chaque membre de la lignée, à son tour, ayant confiance en son guide, a expérimenté l’éveil, et, à partir de cette expérience, l’a transmis à son fils spirituel. Ensuite, à travers cette filiation spirituelle ininterrompue, le fil de la réalisation, l’esprit unique du Bouddha s’est transmis. Sur ce fil, les différents membres de la lignée sont comme des perles d’or.
La dévotion inhérente à la notion de lignée est importante car elle nous permet de développer un sens de l’unité. Les enseignements qui nous ont été transmis ont été expérimentés, vérifiés au travers de générations de pratiquants ; il n’y a pas, dans ces enseignements, de place pour l’improvisation personnelle, l’interprétation égocentrique ; il est important de les aborder avec un sentiment de respect et d’humilité. Respect et humilité sont le premier aspect de ce que l’on appelle la dévotion. « Dévotion » se dit en tibétain mos-gus. Mos signifiant « respect, humilité », et gu « aspiration ».
Les problèmes que tous ces lamas ont rencontrés, les doutes auxquels ils ont été confrontés, les hésitations qui ont été les leurs, les « hauts et bas », les problèmes et les distractions, sont similaires à ce par quoi nous passons nous aussi.
Leur exemple, l’exemple des étapes, des difficultés qu’ils ont rencontrées puis résolues est pour nous un enseignement. Dans cette perspective, il ne s’agit pas du tout d’un aperçu historique ou d’une documentation sur la généalogie des enseignements, mais la compréhension de l’exemple de nos prédécesseurs.
C’est une véritable source d’inspiration et un enseignement qui nous permet de nous situer nous-mêmes, de nous aider à résoudre les difficultés et les problèmes que nous rencontrons.
Dans la tradition tibétaine, il y a différentes lignées qui se sont constituées. On en distingue habituellement huit. Chronologiquement, il s’agit de : Nyingmapa, Kagyupa, Kadampa, Sakyapa, Changpa, Dordjé Nyèndroup, Djordrouk, Chidjé Tcheu. Il y a donc ces huit lignées qui sont huit courants spirituels.
Fondamentalement, toutes véhiculent la même réalisation, le même esprit du Bouddha et se sont individualisées par une filiation différente en même temps que par un style d’enseignement et de pratique spécifique. Ces lignées se sont extérieurement exprimées au travers de quatre grandes écoles.
Il y a eu deux diffusions du bouddhisme au Tibet : la première a donné naissance à ce que l’on appelle l »école ancienne », l’école Nyingmapa, qui a continué jusqu’à nos jours. Ensuite, la seconde diffusion a eu lieu aux dixième et onzième siècles. Elle a suivi un « creux », une quasi disparition des enseignements. Elle est due à des tibétains qui se sont rendus en Inde, comme Marpa le Traducteur, Khyoungpo Neldjor et d’autres, et a donné naissance aux lignées Kagyu, Sakya et Kadampa, celle-ci se développant plus tard en la lignée Guélougpa.
Ces quatre écoles, Nyingma, Kagyu, Sakya et Guéloug se sont perpétuées jusqu’à nos jours et sont les quatre principales présentations des enseignements. Au sein de ces quatre écoles, on retrouve les huit lignées mentionnées précédemment
La lignée Changpa Kagyu a son origine avec Khyoungpo Nèldjor, contemporain de Marpa, et qui, comme celui-ci, se rendit en Inde où il a obtenu les enseignements transmis jusqu’à aujourd’hui jusqu’à Kalou Rinpoché. Néanmoins, elle ne s’est pas perpétuée comme une lignée autonome au niveau de l’existence physique, en termes de monastères.
Cette lignée a été véhiculée au travers des quatre écoles. Elle existe aujourd’hui aussi bien dans la lignée Karma Kagyu que dans la lignée Nyingmapa, Sakyapa et Guélougpa. C’est une des raisons pour lesquelles Kalou Rinpoché est un maître reconnu et honoré par toutes les lignées.
Un aspect qui est très important est celui de la relation interpersonnelle, la relation d’être humain à être humain. Le maître est en général un homme remarquable, extraordinaire, mais qui a avec les autres une communication humaine.
Au fil de la transmission, il y a toujours eu une relation de maître à disciple, et c’est dans cette relation que le divin – la nature de bouddha – se transmet, que la réalisation de l’expérience du divin se transmet. Il est essentiel de comprendre l’importance d’une relation directe et personnelle. Si l’on n’a pas la relation au kalyanamitra, terme sanskrit qui signifie « ami spirituel », on ne peut cheminer sur la voie.
On peut voir dans les biographies et les histoires des différents détenteurs de la lignée comment ils s’en remirent à leur maître spirituel, à leur père spirituel, comment ils pratiquèrent les instructions, comment ils purent, par l’inspiration et la dévotion, dépasser leurs conflits personnels, leurs situations égoïstes, leur confusion pour trouver en la personne du père spirituel l’inspiration qui leur permit de réaliser les qualités éveillées.
Cette notion de lignée et de dévotion est particulièrement importante, car elle nous est habituellement étrangère. Si elle est extrêmement familière à des gens qui ont été éduqués dans un milieu traditionnel, elle nous est, à nous, très peu coutumière. C’est souvent un obstacle et une difficulté.
La tradition du Mahamudra, qui est une tradition Kagyupa, met particulièrement l’accent sur cette notion de dévotion. Mahamudra signifie « Grand Symbole ». C’est un nom qui désigne la nature ultime de l’esprit. C’est une pratique sans forme, expérience directe de la réalité telle qu’elle est, de l’esprit pur au-delà de toute conception, toute image, toute notion ; une expérience non-duelle du pur esprit. Cette expérience, cette pratique est celle la plus dépouillée et la plus informelle qui puisse être.
Elle demande de laisser l’esprit sans artifice, sans méditation et sans distractions. Cette pratique purement informelle demande de la dévotion ; tant et si bien que l’on rapproche souvent Mahamudra et dévotion, les considérant comme deux équivalents ou deux synonymes.
La voie la plus informelle est en même temps la voie de la plus pure dévotion. Ici, « dévotion » n’est pas du tout synonyme d’effusion sentimentale ou émotionnelle. Il ne s’agit pas d’être un dévot extraordinaire ! Nous avons déjà défini la dévotion comme étant respect-humilité d’une part, et aspiration-inspiration d’autre part.
Ce respect, cette inspiration, cette humilité, sont l’élément qui permet à notre esprit de nous ouvrir à l’expérience du Mahamudra, en ce sens que la dévotion est ce qui permet de nous dépasser, au sens d’abandonner nos fixations, d’abandonner nos préconceptions, notre image de nous-même, ce à quoi nous nous accrochons, nous tenons, nous nous identifions.
Cette dévotion est la source de la renonciation véritable à nous-même et à notre ego. Elle est aussi ce qui nous permet de développer la confiance. Nous sommes porteurs de la nature de bouddha, de la nature du Mahamudra, ces deux étant synonymes, et nous avons besoin de pouvoir simplement nous ouvrir à cette nature de bouddha, ce Mahamudra qui est en nous.
Nous ouvrir au Mahamudra, à la nature de bouddha, signifie nous abandonner et abandonner les illusions sur lesquelles fonctionnent notre moi et nos tendances duelles.
Nous ouvrir à notre nature de bouddha signifie abandonner ce qui constitue nos conceptions, notre pensée discursive, nos conceptualisations. Il faut d’abord renoncer à ce sur quoi nous existons, ce par quoi nous nous confirmons et solidifions notre expérience de nous-même de façon ordinaire.
Pour pouvoir ainsi dépasser ces conceptions et ces attachements, nous avons besoin d’une inspiration et d’une confiance extrêmement profondes, une confiance qui ne soit pas simplement abstraite, mais qui soit incarnée dans une personne, qui soit concrétisée dans un exemple vivant.
Cette capacité à se dépasser, de don de soi, d’abnégation, est le sens profond véritable de la dévotion. Elle nous ouvre à l’influence spirituelle, à ce que l’on appelle la grâce de la lignée, qui fertilise notre esprit, l’illumine et lui révèle la réalisation du Mahamudra, la nature de bouddha.
Enseignement donné à l’Institut Karma Ling le 13 septembre 1986.
Exergues :
« Il est important de prendre conscience que nous sommes héritiers d’une longue transmission ininterrompue »
« Au fil de la transmission, il y a toujours eu une relation de maître à disciple »
« Cette dévotion est la source de la renonciation véritable à nous-même et à notre ego »
« Nous ouvrir au Mahamudra, à la nature de bouddha, signifie nous abandonner et abandonner les illusions sur lesquelles fonctionnent notre moi et nos tendances duelles »