La pratique de Tchadroupa
Lama Denys Rinpoché
Makala Tchadroupa est le principal protecteur de la lignée Shangpa. Son action éveillée est un aspect dynamique et courroucé de la compassion de Tchènrézi. Le rituel de Tchadroupa vise à entrer dans la présence de la déité protectrice et l’honorer à travers une offrande de torma.
La pratique de Tchadroupa, le protecteur d’immédiateté, est une propitiation qu’on doit effectuer en étant soi-même Tchènrézi, le Bouddha de la compassion. On entend par compassion l’attitude de réceptivité, de disponibilité, d’ouverture la plus essentielle, sans blocage aucun, une attitude d’intelligence du cœur, au sens de communion, d’empathie. Au début de la pratique il y au moins un quatrain ou un vers qui exprime que l’on est soi-même, Tchènrézi, il s’agit donc de demeurer dans cette présence et cette attitude de compassion, de douceur, de non-violence fondamentale.
Le sadhana de Tchadroupa consiste à invoquer sa présence en l’évoquant par la parole qui décrit la divinité et la rend ainsi manifeste. Dans cette présence vécue de Tchadroupa, on effectue une pratique de propitiation, d’offrande, en particulier à travers ce que l’on nomme le torma, une effigie rituelle qui est le support, le résumé de l’offrande essentielle. C’est par cette offrande que l’on se consacre à Tchadroupa, qu’on l’honore en tant que protecteur, qu’on le comble, et que l’on entre finalement simplement dans sa présence et dans son pouvoir de protection et d’éveil.
La pratique est précédée d’une prière au lama et d’un hommage à la lignée comme cela est traditionnel dans le vajrayana. Puis on récite l’entrée en refuge, bodhicitta, et le souhait des quatre vertus illimitées,
Après ces préliminaires, vient l’invocation de Tchadroupa, l’invocation de la déité, du yidam qui se développe toujours à partir de la vacuité, c’est-à-dire à partir d’une attitude sans référence, ouverte, claire, lucide. Tchadroupa émerge de la vacuité avec sa forme, avec sa présence et avec ses attributs. Lorsque l’on évoque ainsi une déité, cette présence n’est pas matérielle, sensible, concrète, mais transparente. L’image traditionnelle est de la comparer à un arc-en-ciel, qui est apparent et pourtant vide. Dans l’évocation, il est important d’être dans l’intelligence symbolique, de la forme de la déité dont chaque élément renvoie à un aspect de l’éveil. La nature du symbole est qu’il existe entre la forme et le sans-forme, une relation d’analogie, chaque élément formel renvoyant à une qualité au-delà des formes. Kalou Rinpoché, dans un commentaire, en a fait le descriptif suivant :
« La forme de Tchadroupa n’est pas seulement une formation mentale conceptuelle, sa face unique symbolise sa nature qui a l’unique saveur de l’ainsité de tout dharma. Sa face unique est le caractère unique de la nature ultime de toutes choses. Ses deux jambes symbolisent qu’il ne demeure ni dans l’extrême du samsara ni dans l’extrême du nirvana, pas plus d’ailleurs que de n’importe quel autre couplet dualiste. Ses six bras symbolisent qu’il guide les êtres hors des six états d’existence, (Tchadroupa signifie littéralement six bras, ou six mains) son corps bleu-nuit exprime l’immuabilité de dharmata. Ses trois yeux sa claire vision des trois temps, les deux yeux latéraux étant passé et avenir, et l’oeil central, le troisième, le présent, l’instantanéité. Ses quatre crocs, représentent sa maîtrise des quatre maras, des quatre démons, des quatre types d’illusion. Son diadème de crânes symbolise sa nature qui est celle des cinq intelligences primordiales. Le sautoir de têtes fraîches, la pureté des cinquante et un facteurs mentaux. Les six ornements d’os sont les six perfections, les groupes des cinq types de serpents qui ornent son corps sont la pureté inhérente des cinq poisons de l’esprit. La peau d’éléphant qui recouvre son tronc symbolise la purification de l’intelligence dans le dharmadatu. Son pagne en peau de tigre symbolise sa maîtrise des hordes de maras, démons. Le foulard de soie symbolise qu’il jouit des gratifications sensorielles d’ornements. Les pendentifs en os sont le regroupement de toutes les qualités masculines de l’assemblée des guerriers. Les guirlandes de grelots, le regroupement des qualités féminines de l’assemblée des guerrières, le tiglé de minium, le regroupement des dakinis des trois lieux, trois mondes. Le brasier de connaissance primordiale est la combustion de la jungle de l’ignorance. Sa présence devant l’arbre de santal, exprime qu’aimant tous les êtres comme ses fils, il guide ceux qui sont qualifiés par leur karma. Le couteau-hachoir symbolise l’éradication des passions. Le kapala empli de sang qu’il consomme, la cervelle et le sang de l’ennemi faiseur d’obstacles, de l’illusion. Le mala de crânes, qu’il guide hors des six migrations, des six états du samsara. Le trident qu’il a obtenu le fruit des trois corps. Le damaru, qu’il subjugue les dakini. Le lasso, qu’il ligote l’ennemi destructeur qui a endommagé son samaya. Sa posture ferme, jambes jointes, symbolise que dans son amour, il est prêt à venir guider celui ou celle qualifié(e) par son karma. Il exécute aussi différents pas de danse, parmi lesquels : le bond du jet d’énergie – fléchissant la jambe droite, et tendant la gauche – symbolisant qu’il a le courage et la force de maîtriser la horde des mara turbulents. En résumé, il est l’apparition symbolique, qui représente pour l’inconcevable jeu d’inter-connection illimité, qui, issu de la danse de connaissance primordiale et de l’amour des victorieux des trois temps, discipline les êtres, c’est-à-dire qu’il symbolise l’énergie propre à l’intelligence, rigpa, de la nature propre de notre esprit. Il est le jeu du lama, le protecteur de connaissance primordiale.
Ainsi l’apparence exprime les qualités de l’éveil au-delà des apparences. Dans l’invocation, il y a d’abord ce qui est nommé : l’invocation de la présence symbolique, c’est-à-dire la représentation de Tchadroupa avec tous ses attributs, tels que nous venons de la décrire, puis ensuite, il y a l’invocation de la présence authentique, au sens où les qualités, la présence éveillée qui est celle des qualités même de Tchadroupa descendent où l’on s’ouvre à leur présence dans et par la forme qui a été imaginée. Dans la représentation, ce sont les formes même de Tchadroupa qui viennent se fondre en la forme imaginée, signifiant que celle-ci intègre la présence réelle de celui-ci. Ainsi, ayant invoqué la présence de Tchadroupa et étant en sa présence, dans sa forme et dans sa présence réelle, on lui rend hommage par offrandes et louanges.
La pratique d’offrandes se fait avec la participation du corps, de la parole et de l’esprit, les mudras du corps, les mantras de la parole et le samadhi de l’esprit. L’offrande suit le protocole des sept offrandes traditionnelles qui symbolisent ce que l’on offre à un hôte de marque. Ces sept offrandes symbolisent tout ce qu’il y a de bon, de plaisant et d’agréable, au niveau des expériences sensorielles.
Après les offrandes vient la récitation des mantras qui est une façon d’animer la présence de la déité. Le mantra est une formule d’invocation, une forme archétypale de prière, qui, dans une parole efficace invoque, manifeste et rend présente la divinité. Les mantras sont alors adressés à Tchadroupa et son entourage constitué de ses différents “assistants” dans son mandala qui sont autant de principes émanant de lui, autant de facettes de ses qualités et activités.
Puis vient l’offrande du torma qui a été préalablement consacré. Le torma est une effigie qui représente tout ce que l’on est et tout ce qui est nôtre. Il s’agit d’une forme d’offrande universelle, générale, en laquelle on se donne pleinement et complètement à Tchadroupa. Le torma qui est offert représente tout ce qui est bon, agréable, tout ce à quoi on pourrait être attaché. Cette offrande exprime, de façon rituelle, notre dédicace, notre aspiration entière et complète.
Vient ensuite une requête qui est aussi une injonction à l’activité éveillée. Cette propitiation de Tchadroupa, le protecteur indifférencié du lama, requiert la protection de l’éveil,
Puis on en arrive à la conclusion du rituel, avec la récitation du mantra aux cent syllabes, c’est une forme de purification générale et globale, une requête d’indulgence pour tous les manquements que l’on a pu commettre.
Vient alors la dissolution de tout ce qui a été évoqué et la résorption dans le torma, support de la présence de Tchadroupa. Puis l’on conclut par quelques souhaits et formules propices et la dédicace.
Ce rituel d’offrande peut être combiné avec une ganapuja, une agape rituelle. Il est important de faire aussi la pratique de Tchènrézi en parallèle car Tchènrézi est l’aspect paisible, et Tchadroupa l’aspect courroucé d’une même compassion éveillée qui oeuvre pour le bien des vivants.
Extrait d’un enseignement donné à l’Institut Karma Ling le 30 octobre 1998.
Exergues :
« On entend par compassion l’attitude de réceptivité, de disponibilité, d’ouverture la plus essentielle »
« Tchadroupa émerge de la vacuité avec sa forme, avec sa présence et avec ses attributs »
« Le torma est une effigie qui représente tout ce que l’on est et tout ce qui est nôtre »
« Tchènrézi est l’aspect paisible, et Tchadroupa l’aspect courroucé d’une même compassion éveillée »
Définitions
– bodhicitta : l’esprit d’éveil, l’aspiration à la libération pour le bien de tous les vivants.
– quatre vertus illimitées : l’amour ; la compassion, la joie et l’équanimité.
– dharmata : la nature du dharma, la nature de la réalité.
– six perfections : (skt : paramita) six vertus qu’un pratiquant du mahayana développe dans la voie : la générosité, la discipline ; la patience, l’énergie, la méditation et l’intelligence immédiate.
– dharmadatu : la sphère du dharma, le domaine de la réalité, de la vacuité qui embrasse et pénètre tout.