Les cinq tantras insurpassables

Lama Denys Rinpoché

Le sadhana des cinq tantras qui réunit cinq déités de l’anuttara tantra en un seul mandala, est une pratique majeure de la lignée shangpa. Le rituel des cinq déités (gyu dé lha nga) n’est qu’un des aspects du sadhana qui peut inclure différentes pratiques de yoga. Cet enseignement de Lama Denys donne un aperçu des différentes dimensions de cette transmission du grand Kyoungpo Neldjor.

Le tantra est la toile de l’union absolue, Tantra signifie continuité, fil, trame, toile. Les fils de cette toile se tissent dans le souffle, dans l’air. L’air est partout. L’air est dans la voix. L’air subtil nous anime, anime notre esprit, notre mental. Il y a, dans la perspective de l’anuttara yoga tantra, la sphère intérieure et la sphère extérieure. La première est ce qui est à l’intérieur et la seconde ce qui est à l’extérieur. Mais pour qu’il y ait sphères interne et externe, il faut qu’il y ait une membrane, une séparation entre l’intérieur et l’extérieur. La membrane est constituée par les voiles de l’ignorance et la pratique permet la réunion de l’intérieur et de l’extérieur. A un certain moment, une partie du souffle de vie s’est intériorisée en une psyché, une âme séparée, un esprit intérieur et la notion d’extérieur est née en même temps. Dans cette séparation on a oublié que les sphères interne et externe sont toutes deux constituées de souffle, d’air et qu’ainsi elles sont indifférenciées.

Dans la pratique du dharma il y a différentes façons pour passer de l’intérieur à l’extérieur : la sphère intérieure réintègre la sphère extérieure ou la membrane, la bulle entre les deux se dissout. C’est là qu’intervient la magie du tantra qui consiste à établir une connexion. Le tantra part d’un énoncé, de lettres. De nama, (mot sanscrit pour nom) et aussi de rupa (mot sanscrit pour forme). Un nom est celui d’une forme et une forme a un nom, même si c’est une forme sans nom, cela a quand même le nom de sans-nom. Dans le tantra, on évoque donc la forme par la puissance du nom, on évoque la forme par la puissance du verbe. Le verbe du sadhaka va devenir le logos incarné dans une forme imaginaire, dans un aspect imaginé, généré par le pratiquant. Ainsi lit-on dans les sadhanas : «sur un lotus, le disque du soleil et dessus la lettre…», etc. La syllabe germe est prononcée et la parole évoque la forme imaginée. En récitant le texte, on passe, grâce au souffle de la parole, du niveau du mental discursif de l’écrit, à une expérience imaginaire qui elle-même est en continuité avec la nature primordiale. L’expérience imaginaire est kyé rim et la nature primordiale est dzo rim. La pratique du tantra tisse ainsi une continuité depuis l’alphabet jusqu’à la nature primordiale.

Le tantra est incorporation dans la chair de l’expérience. Nous sommes « décorporés » dans la bulle de la sphère intérieure. La pratique du tantra, de kyé rim et de dzo rim permet d’opérer cette réintégration. En partant de la parole supportée au départ par un écrit on change la bulle ordinaire en une bulle divine. On fait l’expérience d’une bulle qui est certes imaginaire mais qui est une image de la nature primordiale et qui nous y amène, nous y dissout. Kyé rim, la phase de génération, s’appuie sur le monde des cinq sens, de leur champ, de leur domaine, de leur expérience. Et l’expérience directe des cinq sens, des cinq essences est dzo rim, la phase de dissolution.

Entre le monde imaginaire de kyé rim et dzo rim immédiat, il y a un aspect de dzo rim, qui est celui du corps subtil et qui peut être une phase intermédiaire. Il y a le corps grossier, le corps habituel, na min gui lu, comme on dit en tibétain et le corps subtil qui est le corps imaginaire, le corps de la déité. Dans le mandala intérieur constitué par le corps de la déité, sont les cinq tiglés, les cinq grains principiels au cœur des différents centres ou chakras. On peut donc distinguer le mandala intérieur avec les tiglés blanc, rouge, bleu, jaune et vert et le mandala extérieur avec aussi dans les différentes directions les mêmes couleurs, les mêmes tiglés : blanc, rouge, bleu, jaune et vert.

Certains exercices pratiques du yoga qui travaillent sur le souffle permettent de relier le corps intérieur, le corps subtil et le corps extérieur, le corps de la nature. Il s’agit dans ces exercices de respirer, de se reconnecter avec ses souffles, de les harmoniser ses et même de les réintégrer. Les souffles externes réintègrent les souffles internes, les souffles grossiers réintègrent les souffles subtils.

Les six yogas de Naropa, de Nigouma ou de Sukkhasiddhi eux-mêmes nous amènent à dzo rim qui est la participation immédiate, la présence ouverte de Mahamudra-Dzogchèn.

Il existe de nombreux tantras généralement divisés en quatre classes. La plus haute de ces classes est celle de l’anuttara yoga tantra ou tantra de l’union insurpassable. La pratique des cinq déités, Gyu Dé Lha Nga en tibétain, réunit cinq tantras de l’annutara yoga en un seul mandala. Cette pratique dont avait hérité Khyoungpo Neldjor est maintenant spécifique à la tradition Changpa. Il y a plusieurs rameaux qui ont convergé en Kyoungpo Neldjor. Les cinq Enseignements d’Or sont la transmission de Niguma. Quant aux cinq tantras, la filiation est un peu plus compliquée dans la mesure où il a reçu des transmissions de différents mahasiddhas dont Maitripa, mais la forme synthétique des cinq en un, lui fut conférée par Dorjé Denpa, le détenteur du trône adamantin. (Bodhgaya)

Les cinq tantras n’apparaissent donc pas explicitement dans les Cinq Enseignements d’Or mais finalement les deux sont étroitement imbriqués et dans les cinq tantras, sont inclus cinq yogas : Guyasamaja pour le yoga du corps illusoire et de la claire lumière, Mahamaya pour le rêve, Hévajra pour tou mo, Chakrasamvara pour le karma mudra et Vajra Bhairava pour l’activité éveillée. Si on considère les trois principaux yogas, de Niguma : tou mo, mi lam, gyu lu, ils sont là réunis. En fait ce que l’on nomme les six yogas de Naropa ou de Niguma viennent de différents enseignements contenus dans différents tantras. Suivant les tantras, tels ou tels aspects sont plus ou moins présents. Dans Chakrasamvara, est particulièrement développée la notion de karma mudra qui est une forme de pratique de tou mo avec partenaire.

La pratique des cinq déités, gyu dé lha nga, ou la pratique de Chakrasamvara père-mère, yab yum, peut être vue comme une histoire d’amour. Il y a l’amant et l’aimée, l’aimé et l’amante. Le père aime la mère, la mère aime le père. C’est une histoire d’amour sensuel, d’amour des sens. Le père est bleu, la mère est rouge. Le ciel est bleu, la terre est rouge. C’est l’intelligence de la terre dans l’ouverture du ciel ou encore l’intelligence des sens sans blocages.

Il y a donc l’intelligence et l’ouverture, la clarté et l’espace, le père et la mère. Dans le sadhana des cinq déités cette communion, cette union des sens est largement évoquée. Le père dans la mère, le yab dans la yum, le yang dans le yin, le vajra dans le lotus… Il s’agit vraiment de quelque chose d’incorporé.

La vacuité est pleine de compassion, l’ouverture est emplie de l’expérience de la grande compassion spontanée. Nous avons ici la transition entre la pratique de Tchènrézi et celle de Chakrasamvara. L’énergie de grande compassion, est félicité : dé tchen ou mahasukkha : la grande félicité. La grande félicité est vacuité : dé tong, la félicité vide, le vide plein de félicité. Cette ouverture pleine de félicité est Chakrasamvara, yab en yum, père et mère, père-mère. Le père bleu et la mère rouge, l’intelligence et son domaine. Père et mère en union constituent l’œuf du monde, l’œuf cosmique, l’œuf universel, la totalité absolue. Houng est le son de ce grand bindu qu’est l’œuf primordial.

Durant le sadhana des cinq tantras il y a différentes phases de thro dou. Ce sont les phases d’échange, d’expansion et d’incorporation. Il ne s’agit pas tant de visualiser de la lumière qui émane dans un espace abstrait, que de vivre une expansion jusqu’aux Bouddhas des dix directions, jusqu’à la bouddhéité omniprésente, jusqu’à la nature primordiale. C’est une expérience des sens, plus que du mental. Le thro dou est comme la respiration, inspirer-expirer et communiquer avec l’environnement, avec le monde. Il s’agit de s’ouvrir à l’environnement, de l’accueillir, de l’incorporer. Dans cette expérience la récitation du mantra est comme le bruissement d’une cascade ou comme le souffle du vent dans les branches. Le sadhana est une façon de chanter le monde, d’enchanter le monde. Le sadhana est un chant du monde,

Extrait d’un Séminaire de Lama Denys à l’Institut Karma Ling en Février 1998

Exergues :

« On a oublié que les sphères interne et externe sont toutes deux constituées de souffle, d’air et qu’ainsi elles sont indifférenciées »

« Le tantra est incorporation dans la chair de l’expérience »

« La pratique de Chakrasamvara, père-mère, yab yum, peut être vue comme une histoire d’amour »

« Le sadhana est une façon de chanter le monde, d’enchanter le monde. »

Définitions :

– sadhaka : personne qui s’adonne à un sadhana, c’est-à-dire qui pratique de façon régulière et intense un rituel, un yoga ou une méditation.

 

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