Les Souhaits de Mahamudra : le sens définitif des enseignements

Les Souhaits de Mahamudra : le sens définitif des enseignements

Rangdjoung Dordjé, Karmapa III et Béro Khyentsé Rinpoché

La traduction du texte tibétain du troisième Karmapa a été révisée par le comité Lotsawa en décembre 1989. Les commentaires qui suivent chacune des vingt-cinq stances du texte tibétain ont été donnés oralement par Béro Khyèntsé Rinpoché en cinq sessions d’enseignements, à Karma-Ling, en août 1989. La traduction était faite au fur et à mesure par Lama Denis Teundroup. Nous vous en présentons ici un condensé, précédé par un guide des stances ; une transcription complète est en préparation aux éditions Prajna.

Pour commencer, nous établissons en nous bodhicitta, la motivation juste pour recevoir l’enseignement. Nous percevons l’état de tous les êtres, qui aspirent au bonheur mais errent dans la confusion et la souffrance ; puis, développant une attitude de compassion et d’amour authentiques, nous faisons le souhait que notre étude de l’enseignement soit utile au bonheur relatif de tous ces êtres, et que finalement elle contribue à les conduire à l’état de bouddha. Cette attitude juste donne une force et une ampleur tout à fait nouvelles à tout ce que l’on peut faire de positif et de vertueux. Une simple vertu est comme une bonne graine à l’origine d’un arbre ordinaire, mais bodhicitta est à l’origine d’un arbre solide et luxuriant, « l’arbre qui accomplit tous les souhaits », c’est-à-dire qui permet d’obtenir spirituellement tout ce à quoi l’on peut aspirer.

Tous les aspects de la pratique du dharma sont inclus dans bodhicitta. Ensuite, l’effort même de la pratique est fondé sur l’expérience de la vacuité comme dépassement de toutes les références et fixations sur lesquelles on s’appuie, ce qui est bodhicitta dans son aspect ultime. Finalement, dans la dédicace, on partage avec tous les êtres les bienfaits engendrés, sans discriminer celui qui dédicace, celui à qui la dédicace est faite, et la dédicace elle-même. C’est alors l’union des aspects relatif et ultime de bodhicitta.

Cet enseignement se réfère aux Souhaits de mahamudra (tibétain Tchatchèn meulam, écrit : phyag chen smon lam), composés par le troisième Karmapa, appelé Rangdjoung Dordjé, le Vajra-apparu-spontanément. Sous une forme poétique, ce texte est structuré en vingt-cinq stances qui formulent des voeux pour arriver à la réalisation de mahamudra. Il en inclut tous les aspects : le fondement, la voie et le fruit, traitant aussi bien la perspective théorique que les moyens de méditation et l’activité qui y est associée. Le texte fait partie des Cinq prières de souhaits (tibétain écrit : smon lam rnam nga), qui constituent les prières les plus utilisées dans la tradition. Elles délivrent une force spirituelle extrêmement profonde.

A. INTRODUCTION : Souhait liminaire (stance 1)

Namo Gourou.
Lamas, Yidams, Divinités des Mandalas,
Vainqueurs et vos Fils des dix directions et des trois temps,
Pensez à moi avec amour,
Accordez l’inspiration par laquelle ces souhaits se réalisent.

L’introduction nous invite à tourner notre esprit vers l’éveil et à prendre à témoin de notre voeu les bouddhas et les bodhisattvas, de façon universelle.

Les premiers mots : Namo gourou, rendent hommage au lama, ce qui définit notre orientation spirituelle et notre rattachement traditionnel à tous ceux qui nous ont précédés dans la lignée, et dont nous sommes aujourd’hui les héritiers. Nous nous tournons ensuite vers les autres aspects du refuge, que sont les yidam des quatre classes de tantras et les différentes divinités ou aspects du Bouddha sur lesquels on médite, ainsi que tous les aspects divins utilisés dans les pratiques des mandala.

L’épithète vainqueurs se réfère aux bouddhas, victorieux entre tous, de qui les fils sont les bodhisattvas. Les dix directions et les trois temps signifient la totalité de tous ceux-ci, qui existent dans l’espace et le temps. On leur demande d’accorder ce qui est favorable, l’influence spirituelle, qui permettra l’accomplissement des souhaits émis.

B. LA PRIERE PROPREMENT DITE

I. Souhait général (dédicace des bienfaits au parfait éveil) (stance 2)

Mes intentions et actes très purs,
Et ceux d’innombrables êtres, sont la montagne neigeuse,
Source des flots vertueux de la triade immaculée ;
Puissent-ils se fondre en l’océan des quatre corps d’un Vainqueur.

Ceci est un souhait préliminaire qui introduit le corps de la pratique. Après le rattachement à la lignée, il convient d’entretenir un état d’esprit et des actes sains en référence à la loi du karma. Il s’agit d’avoir une motivation bienveillante, libre d’agressivité, pure de conceptions erronées et orientée vers la découverte de la vérité profonde. L’intention pure suppose aussi la compassion, l’amour, en lesquels nous souhaitons entendre et pratiquer les enseignements pour le bonheur, et finalement l’éveil, de tout être.

C’est sur la base de cette intention pure que peut ensuite naître une activité juste. C’est sur la base d’une bonne motivation que l’on peut agir de façon saine. L’action juste signifie l’abandon des actes négatifs du corps : tuer, voler, avoir un mauvais comportement sexuel ; au niveau de la parole, elle signifie l’abandon du mensonge, des mots blessants et des paroles futiles. Il s’agit enfin de déployer une activité bienveillante et compassionnée. Cela peut être très simple. Si nous rencontrons des gens dans le besoin, un mendiant par exemple, l’intention juste est de percevoir les difficultés de cette personne, d’y être ouvert, et d’éprouver une compassion véritable. Sur la base de cette intention juste, se développe alors l’action juste : donner ce dont il a besoin, de façon respectueuse, avec les mots justes. Donner de façon humiliante et condescendante ne serait pas juste.

Dans cette stance est exprimé le souhait que les activités positives du corps comme de l’esprit, de tous les êtres, deviennent la source de l’éveil, ce qu’on appelle la réalisation des quatre corps d’un bouddha, d’un vainqueur. L’image poétique est celle d’une pure montagne neigeuse d’où s’écoule le fleuve de l’indissociabilité du sujet, de l’objet et de l’acte (tibétain écrit : khor sum rnam dag). Puissent ces vertus arriver à leur terme qui est l’océan infini des quatre corps d’un bouddha. Ce sont : nirmanakaya, sambhogakaya, dharmakaya, svabhavikakaya, dont les noms peuvent être respectivement traduits comme corps d’émanation (ou corps d’apparitions), corps d’expérience parfaite, corps de réalité, corps d’essence même.

II. Souhaits particuliers, en cinq points

1. Souhaits pour l’obtention de l’excellent support de la voie spirituelle

a. Commun (stance 3)

Jusqu’à leur obtention,
De naissance en naissance, durant toutes mes vies successives,
Sans même que « négativité » ou « souffrance » soient mots entendus,
Puissé-je expérimenter les qualités d’un océan de bonheur et de vertus.

Cette stance nous fait pénétrer dans les souhaits de façon plus spécifique et détaillée.

Le début du premier vers se réfère à l’obtention des quatre corps d’un bouddha, c’est-à-dire la réalisation finale de l’éveil.

La suite évoque l’enchaînement des vies successives, qui se prolonge aussi longtemps que la réalisation n’aura pas été obtenue.

Le troisième vers évoque d’abord les négativités, c’est-à-dire les actes négatifs du corps, de la parole, ou de l’esprit, motivés par les trois poisons que sont l’attraction, la répulsion et l’indifférence. Ces actes négatifs sont des causes qui engendrent comme conséquences des expériences douloureuses et des états pénibles. Inversement, les actes positifs sont la racine d’états heureux.

On fait le souhait de ne plus connaître d’états douloureux jusqu’à l’obtention de l’éveil, mais au contraire d’expérimenter les états d’existence supérieurs, qui sont bienheureux et comportent des conditions favorables au cheminement et à la pratique.

b. Spécial (stance 4)

Dans la suprême existence humaine, libre et qualifiée,
ayant confiance, énergie et intelligence,
M’en remettant à un excellent maître spirituel
de qui j’obtiens la quintessence des instructions,
Sans rencontrer d’obstacle à leur juste pratique,
Puissé-je, durant toutes mes existences, jouir du suprême dharma.

Le premier vers désigne l’existence humaine dans laquelle on possède les qualités, libertés et loisirs, qui permettent de se consacrer véritablement au chemin spirituel. Quoique nous ayons tous la nature de bouddha, pour que celle-ci soit actualisée, il est nécessaire qu’elle soit manifestée dans un support adéquat.

Dans L’ornement de la libération, (tibétain : dvags po thar rgyen), Gampopa explique que le support adéquat pour la réalisation de notre nature de bouddha est la précieuse existence humaine. Celle-ci n’est dite précieuse que dans la mesure où elle est pourvue de qualifications particulières.

L’existence humaine est dite libre, si elle n’est pas entravée par des handicaps physiques ou mentaux, par la stupidité, ou par une avidité à proprement parler infra-humaine, si elle n’est pas enfermée dans un état infernal ou encore dans une bulle de bonheur éphémère et égotique.

Il faut ensuite pouvoir rencontrer l’enseignement, c’est-à-dire qu’un bouddha soit venu, qu’il ait enseigné, que son enseignement subsiste, qu’il y ait des personnes qui le pratiquent, et c’est notre cas actuellement.

Nous possédons donc cette précieuse existence humaine, et si nous examinons en détails toutes ses conditions, nous voyons que c’est là chose extrêmement rare, et par là même précieuse.

Le premier vers évoque ensuite la confiance. Rinpoché cite La courte invocation de Vajradhara (tibétain : rdo rje chang thung ma), qui dit :

La dévotion est la tête de la méditation, ainsi enseignez-vous.
Le lama ouvre la porte du trésor d’instructions orales ;
Au méditant qui lui adresse continuellement sa prière,
Inspirez une dévotion authentique.

Cette confiance ou dévotion authentique est traditionnellement divisée en trois niveaux. Le premier, celui de la confiance sincère, est celui de la simple ouverture intérieure. Sur cette base, peut naître la confiance de l’aspiration qui nous détermine à vouloir parcourir la voie avec ses différentes étapes. Finalement, la confiance de la certitude consiste en la compréhension véritable et directe de ce dont il s’agit. C’est la confiance qui permet d’établir le contact avec les enseignements et ceux qui les transmettent. On peut avoir entendu parler du Karmapa et de ses merveilles, mais, sans confiance, on manquera de la réceptivité nécessaire pour recevoir l’enseignement et l’influence spirituelle qu’il transmet. Cette situation est illustrée traditionnellement par l’image du crochet et de l’anneau. S’il y a d’un côté la compassion et l’influence spirituelle du lama, le crochet, et de l’autre notre confiance, l’anneau, alors seulement est-il possible d’établir une connexion solide.

La deuxième qualité dont nous avons besoin sur le chemin est l’énergie (tibétain écrit : brtson ‘grus). On entend par là la joie pour ce qui est positif (tibétain écrit : dge ba la spro ba), l’enthousiasme pour la vertu, l’élan pour s’y consacrer. L’énergie est en effet heureuse et joyeuse, non pas quelque chose de laborieux et fastidieux imposé par contrainte.

La troisième qualité, enfin, est l’intelligence, encore appelée connaissance supérieure ou transcendante (tibétain écrit : shes rab), l’intelligence qui discerne parfaitement les caractéristiques des objets de connaissance. Elle a de nombreux domaines d’application aux niveaux relatif et ultime.

Ce n’est pas tout que d’avoir confiance, énergie et intelligence, on a aussi besoin d’un guide ou ami spirituel pour arriver à l’éveil. Agent stimulant, source d’enseignement, guide dans les difficultés, transmetteur direct de la quintessence des instructions, sans lui on ne peut trouver le chemin juste.

Avec lui, on peut s’avancer sur le chemin de la pratique, et jouir du dharma véritable.

2. Souhait pour les intelligences qui nous font comprendre la voie (stance 5)

Etudier écritures et sciences libère du voile de la confusion ;
Réfléchir sur les instructions dissipe l’obscurité des doutes ;
La lumière issue de la méditation éclaire l’état fondamental.
Puisse s’épanouir la clarté de ces trois intelligences.

Cette stance évoque trois types de compréhension, en rapport avec ce que les Tibétains nomment teu sam gom (écrit : thos, bsam, sgom), l’intelligence de l’écoute, celle de la compréhension, et celle de la méditation.

L’intelligence de l’écoute consiste à entendre correctement l’enseignement. Sur cette base, la pratique pourra s’élever.

Il faut ensuite comprendre et assimiler, réfléchir, lever ses doutes, dans la relation à l’ami spirituel, en posant des questions et en obtenant des réponses.

On peut alors s’engager dans la pratique profonde de la méditation. L’intelligence de l’expérience méditative s’éveille alors. Celle-ci est une compréhension immédiate et intuitive (tibétain écrit : bdag med rtoks pa’i shes rab) de l’absence d’entité propre, d’ego, en tous les phénomènes.

Cette expérience intérieure nous amène petit à petit à la vision directe qui est celle du bouddha, avec ses deux aspects : la connaissance immédiate du mode d’être des choses (tibétain écrit : ji lta ba mkhyen pa’i ye shes), et la connaissance immédiate de la manière dont chaque chose se manifeste (tibétain écrit : ji rnyed pa mkhyen pa’i ye shes).

On fait le souhait que ces trois intelligences amènent notre esprit à une expérience pleinement épanouie de lucidité.

Dans cette progression, l’intelligence issue de l’expérience méditative est la plus importante. C’est elle qui nous introduit à la véritable nature de l’esprit et de la réalité, et qui est libératrice. Telle est particulièrement la perspective kagyupa, celle de la lignée de la pratique, celle des grands lamas kagyu du passé, Marpa, Milarépa, Gampopa, et toute la succession des Karmapas. Dans ces conditions, il est possible, à l’exemple de Jétsun Milarépa, d’arriver à l’éveil de son vivant, en un seul corps…

3. Souhait pour une voie sans erreur (stance 6)

Le sens fondamental est double vérité,
libre des extrêmes de l’être et du non-être ;
Par le cheminement suprême du double développement, libre des extrêmes du réel et de l’irréel;
Est obtenu le fruit au double bénéfice,
libre des extrêmes samsara et nirvana ;
Puissé-je rencontrer ces enseignements sans erreur.

Avec cette stance, nous entrons dans le souhait d’un cheminement sans erreur, au travers d’une compréhension générale.

Elle distingue le sens fondamental, ou la base, le cheminement, et le fruit. A ces trois niveaux, se pratique la conjonction qui est, successivement, double vérité, double développement, et double bénéfice.

Le premier vers met en garde contre les extrêmes de l’éternalisme et du nihilisme, ou de la permanence et de la non-existence. Dans la perspective du dharma, on doit toujours utiliser conjointement les deux niveaux de vérité : relatif et ultime. Ainsi, du point de vue ultime, tout est apparences, dénué d’existence intrinsèque ou autonome, semblable à une image dans un miroir. Mais, du point de vue relatif, tous les phénomènes apparaissent constamment ; au niveau de l’apparence, leur existence est réelle.

Le deuxième vers expose le double développement des actions justes et de la connaissance primordiale. Il s’agit d’éviter les assertions indues : que ce qui n’est pas est, ou que ce qui est n’est pas, et de combiner de façon juste l’intelligence de la connaissance immédiate de la vacuité et celle de la connaissance concrète des moyens d’action. Si l’on ne met en oeuvre que la première (sanscrit : prajna, tibétain écrit : shes rab), on ne peut voir que la vacuité universelle, depuis le karma jusqu’aux Trois joyaux, et aboutir au nihilisme. A l’inverse, si l’on ne valorise que les moyens d’action vertueux, dits habiles (sanscrit : upaya, tibétain écrit : thabs), on s’enferme dans l’activisme sans aboutir à l’éveil. La pratique juste vient de la combinaison des deux.

Le troisième vers concerne le fruit. Celui-ci est libre des extrêmes du samsara, l’existence conditionnée, et du nirvana, l’au-delà de celle-ci.

La réalisation véritable n’est ni dans la douleur des conditionnements, ni dans la paix du nirvana.

Les actions justes fructifient dans les deux corps formels d’un bouddha que sont le nirmanakaya et le sambhogakaya, lesquels oeuvrent par compassion pour le bien de tous les êtres.

Du développement de la connaissance immédiate, provient le dharmakaya, le corps sans forme, qui est l’état de réalisation spirituelle de l’être éveillé.

4. Souhait pour une pratique sans erreur de cette voie

a. Compréhension générale (stance 7)

Le fondement à purifier est la nature de l’esprit : conjonction luminosité-vide ;
Le purificateur est le yoga-vajra de mahamudra ;
Sont purifiées les impuretés : illusions adventices ;
Puisse le fruit de cette purification,
dharmakaya immaculé, devenir manifeste.

Cette stance énonce successivement la base à purifier, l’esprit ; ce qui purifie, la pratique de mahamudra ; ce qui est éliminé, les illusions adventices ; le résultat de la purification, le dharmakaya.

La base est l’esprit dans sa dimension pure de luminosité-vide, qu’on appelle aussi état adamantin ou nature de bouddha. Son pouvoir d’expérience et d’apparence est sans limite. Cette luminosité est sans fondement, on ne peut ni la cerner ni la discerner, c’est pour cela qu’on l’appelle vide.

Ce qui purifie est la pratique de mahamudra, qu’on appelle le yoga suprême (ou yoga de diamant). Il dissipe le voile des illusions qui masquent l’esprit pur, illusions dites adventices ou accidentelles. Elles sont purifiées par la voie de la connaissance (tibétain écrit : shes rab kyi lam), qui est spécifiquement la pratique de mahamudra dans ses méditations sans formes, et par la voie des moyens qui fait appel aux six yogas de Naropa. Ces illusions sont nos passions ou émotions conflictuelles, qui surgissent lorsque nous prenons nos propres projections comme des objets ayant une existence indépendante du simple fait d’être une projection. On entre ainsi dans la saisie dualiste où se développent, entre le sujet et l’objet, toutes sortes de relations d’attraction, de répulsion, et d’indifférence, les trois poisons de l’esprit.

La comparaison traditionnelle est celle du miroir recouvert de poussière. L’esprit pur, lumineux et vide, est semblable au miroir. Les illusions adventices sont surajoutées accidentellement et semblables à la poussière. Lorsqu’elles sont dissipées, la nature pure de l’esprit se révèle en tant que dharmakaya, luminosité-vide.

Puisse le fruit de cette purification, la connaissance primordiale, immédiate, non dualiste, devenir manifeste.

b. Pratiques méditatives
1) en abrégé (stance 8)

Le retrait de ce que l’on superpose au fondement donne la certitude de la vue juste.
Ne pas être distrait de son expérience et la préserver est l’essentiel de la méditation.
Toujours s’exercer à en pratiquer le sens est l’action suprême.
Puissé-je acquérir la certitude de la vue, de la méditation et de l’action.

Nous abordons la pratique méditative proprement dite, avec un exposé général sur le cheminement.

La pratique du suprême yoga de mahamudra réside dans la dissolution de ce qui est surimposé au substrat qu’est l’esprit pur, la lucidité-vide ; les impuretés sont les superfétations, tel les que Rinpoché les a redéfinies : attribuer une existence indue à quelque chose qui n’en possède pas, ne pas percevoir l’existence de quelque chose qui est. Rinpoché cite une parole du Mahasiddha Saraha :

La vue juste se trouve à l’écart de la saisie dualiste sujet-objet.

Cette saisie dualiste est dissoute petit à petit par la pratique de mahamudra. Comprendre que le point essentiel est de dissoudre ces surimpositions est la vue juste. C’est ce que dit le premier vers.

Le deuxième vers expose le point essentiel de la méditation : garder en permanence, sans distraction, cet état de retrait hors des impuretés plaquées sur l’esprit pur. S’habituer à cette expérience et la stabiliser, tel est le coeur des pratiques méditatives.

Le troisième vers ajoute qu’en toutes circonstances, il convient d’agir dans cet état méditatif, sans distraction. Il n’y a rien de supérieur à cette action.

2) détaillées en trois points :

a) Souhait pour l’élimination des conceptions erronées

(1) en abrégé (stance 9)

Tous les phénomènes sont projections de l’esprit.
Quant à l’esprit, il n’est pas d’esprit : il est vide d’essence ;
Vide, il est illimité et tout peut y apparaître.
Son examen parfait,
Puisse s’interrompre ce qui le fonde.

Cette stance introduit à une explication plus détaillée de la vue juste, la méditation juste viendra ensuite.

Le premier vers nous rappelle que les apparences phénoménales n’ont aucune existence en dehors de l’esprit. Elles sont des fabrications, des projections de l’esprit.

Mais celui-ci, nous dit le vers suivant, est dépourvu de nature propre. On ne peut le saisir, le déterminer, le représenter. C’est cette insaisissabilité qu’on appelle vacuité. En ce sens, l’esprit est vide de toute chose qui le constituerait comme tel : vide d’essence.

Cette vacuité n’est pas incompatible avec le fait que dans l’esprit toute chose puisse apparaître. Rinpoché reprend l’exemple du miroir : sur le miroir vide, toute apparence peut se refléter. Ces apparences ne sont pas différentes du miroir, de même que les apparences ne sont pas différentes de l’esprit. Au niveau de la vérité ultime, l’esprit est vide, au niveau de la vérité relative, toute apparence peut se manifester. Ainsi, la notion d’interdépendance, base à partir de laquelle toutes les apparences se manifestent, et la notion de vacuité, ne sont pas contradictoires, mais complémentaires.

Lorsque cet examen a été amené à sa perfection, dans la pratique méditative, par une vision intérieure non conceptuelle, on souhaite qu’alors disparaisse le fondement de cette croyance en un esprit qui existerait de façon indépendante et permanente.

(2) détaillée en quatre points

I) Arriver à la conclusion que les apparences sont esprit (stance 10)

N’expérimentant pas leur réalité, mes propres apparences m’illusionnent comme objets.
Dans l’ignorance, l’intelligence auto-connaissante développe l’illusion d’un sujet.
Sous l’emprise de cette saisie dualiste, j’erre dans la sphère des existences.
Puissent s’éliminer ces illusions de l’ignorance.

Nous entrons un peu plus en détail dans l’explication de la façon dont les phénomènes sont productions de l’esprit.

Ne reconnaissant pas la nature de l’esprit, nous adoptons l’erreur qui consiste à prendre nos propres projections pour des objets existant indépendamment. En réalité, la nature pure de l’esprit, la claire lumière, la lucidité-vide, est la nature de bouddha, le dharmakaya, l’esprit éveillé.

On explique traditionnellement que son essence est vide (tibétain écrit : ngo bo stong pa), sa nature est lumineuse (tibétain écrit : rang bzhin gsal ba), et ses aspects illimités (tibétain écrit : rnam pa na tsogs su shar ba). Ces trois aspects correspondent aux trois corps du bouddha :

– l’essence vide est dharmakaya,

– la nature lumineuse, le sambhogakaya,

– les manifestations illimitées, le nirmanakaya.

L’esprit pur et l’ignorance innée naissent ensemble depuis des temps sans commencement, de même que toute plante qui pousse développe son ombre : les deux sont coexistants. L’absence de perception de sa propre nature par l’esprit, cet état d’illusion créé par ses propres projections, est ce que l’on appelle ignorance.

A partir de cette ignorance, se développent les formations karmiques, ou propensions (sanscrit : samskara), le deuxième des douze facteurs interdépendants. Sur la base de ces propensions, se développe la conscience discriminative : à la place de la vacuité surgit l’expérience d’un sujet, à la place de la luminosité surgit l’expérience d’un objet, à la place de l’infinitude, surgissent les relations développées entre les pôles du sujet et de l’objet.

Tel est le mental souillé, à partir duquel se différencient les six consciences, relatives aux cinq sens et au mental. Les connexions s’établissent entre les objets et la conscience concernée au travers des organes et, petit à petit, l’illusion se solidifie dans le cycle des douze facteurs interdépendants, cet ensemble d’illusions qui constitue le monde dit objectif du samsara.

On distingue deux types d’ignorance, l’ignorance innée dont nous avons déjà parlé, et l’ignorance conceptuelle. La première consiste à ne pas réaliser la connaissance primordiale non dualiste. La seconde consiste en toutes les illusions ou projections qui naissent sur cette base : prendre par exemple une fleur artificielle pour une fleur naturelle, ou pire, être halluciné et prendre ses propres images projetées pour une réalité externe authentique.

Cette ignorance engendre toutes les illusions, à commencer par l’ego et la scission sujet-objets, ainsi que toutes les émotions conflictuelles. Il n’est pas d’autre illusions, ni d’autre conditionnement que le dualisme.

Puissent les illusions s’éliminer.

Les deux stances qui suivent sont une réfutation des perceptions de l’esprit, soit comme existant objectivement, soit comme ayant des caractéristiques propres.

II) Arriver à la certitude que l’esprit est dépourvu d’existence propre

(a) Abandon des déterminations d’existence et de non-existence (stance 11)

L’esprit n’existe pas : même les bouddhas ne le voient ;
Il n’est pas inexistant : fondement de tout, samsara comme nirvana.
Sans contradiction, en l’union transcendante de « la voie du milieu »,
Puisse, par delà toutes représentations, sa nature fondamentale être réalisée.

On a tendance habituellement à dire : l’esprit existe, véritablement. Si c’est le cas, il faut se rendre compte qu’il n’en est rien. L’esprit n’est pas quelque chose qui ait été vu, même par un bouddha avec sa connaissance transcendante. Aucun des bouddhas du passé, du présent ou du futur, ne l’a vu, ne le voit, ni ne le verra.

Mais si l’on pensait qu’il est inexistant, ce serait une autre perspective erronée. Bien qu’il n’ait pas d’existence comme une chose qui peut être trouvée et vue, il a un pouvoir de production d’apparences, qui en fait la base des expériences du samsara. Enfin, dans son aspect pur, il est la base de l’expérience de l’éveil. Il est donc fondement du samsara comme du nirvana.

La perspective de la voie du milieu, ou madhyamika, dépasse la contradiction des opposés. L’esprit ne peut être dit ni à la fois existant et non existant, ni à la fois ni existant ni non existant. Toutes les combinaisons possibles des concepts d’existence et de non-existence sont inaptes à l’expression du réel. La voie du milieu consiste en une compréhension-expérience, au-delà des catégories d’existence ou de non-existence, et d’ailleurs de toute catégorie quelle qu’elle soit. Elle est l’au-delà des représentations et des concepts, l’expérience de l’esprit pur. Il s’agit de ne reposer sur aucun point d’appui. Madhyamika signifie « milieu », non au sens de moyen terme, mais d’au-delà des opposés, de toute paire de contraires. Au-delà des contradictions, elle est l’union transcendante.

Nous avons déjà parlé de cette union, au niveau de la base c’est l’union de la double vérité, au niveau du chemin c’est l’union de la connaissance et des moyens, au niveau du fruit c’est le double bénéfice au-delà du samsara et du nirvana.

Nous avons déjà vu que deux aspects sont réfutés dans la nature de l’esprit : son existence comme sa non-existence. Nous allons voir qu’il en va de même au travers des attributs qui permettraient de l’appréhender.

(b) Abandon des déterminations attribuant des qualités à l’esprit (stance 12)

Rien ne peut l’exprimer comme étant « cela ».
Rien ne peut la limiter comme n’étant pas « cela ».
Cette nature, transcendant l’intellection, est inconditionnée ;
Puisse le sens de la vue juste devenir certain.

La nature de l’esprit est vide. On ne peut dire qu’elle est cela en terme de forme, de couleur ou de quelque chose. Rien ne peut la désigner comme une chose définie.

Inversement, rien ne peut la limiter. Tout ce qu’on pourrait nier d’elle, dire qu’elle n’est pas, serait également erroné, car en son sein demeurent toutes manifestations, toutes expériences, tout ce que l’on connaît.

Il n’y a rien qui soit en dehors de l’esprit. Une parole célèbre du Bouddha l’exprime :

L’esprit est incréé, il est illimité, il a l’essence de l’espace, il est inexprimable, il est simplement connu dans la lucidité auto-connaissante, qui est un état de connaissance lucide de lui-même en lui-même.

Cet état de l’esprit est au-delà du mental, de ses formulations, représentations ou conceptions, comme le dit le troisième vers. Sa nature est inconditionnée, non fabriquée, non composée. Elle est vacuité sans parties, sans séparation, non susceptible de devenir un objet du mental. Ceci est du domaine de la vérité ultime, alors que tout ce qui est conçu par le mental est du domaine de la vérité relative.

Puisse le sens ultime devenir certain.

(3) Exposition de la non-contradiction des deux vérités : relative et ultime (stance 13)

Celle-ci n’étant pas réalisée, la ronde samsarique tourne ;
Celle-ci réalisée, bouddha n’est ailleurs ;
Elle est tout, et rien n’est autre. Réalité fondamentale, substrat universel,
Puisse ce qui l’altère être compris.

La stance treize stipule qu’il n’y a pas d’incompatibilité entre l’expérience de la vacuité et la production de l’existence en interdépendance.

Si l’on ne réalise pas la nature de l’esprit, les douze facteurs de l’existence conditionnée s’enclenchent et constituent l’océan du samsara. Si l’on réalise cette nature fondamentale, on comprend que cette production interdépendante a lieu à l’instant même. La compréhension de l’illusion de cette interdépendance est alors libératrice : elle amène à l’expérience de la vacuité et à l’éveil. La réalisation de l’état de bouddha n’est autre que la compréhension du mode d’être de toute chose en interdépendance.

La différence entre l’état ordinaire du samsara et l’éveil est une question de reconnaissance. Si l’on reconnaît la lucidité-vide de la nature fondamentale de l’esprit, c’est l’éveil ; si cette nature n’est pas reconnue, s’engage un processus cognitif erroné, c’est l’ignorance. L’ignorance est le premier des douze facteurs de l’existence conditionnée. L’état de bouddha et l’état d’ignorance dépendent de cette reconnaissance.

C’est pourquoi il est dit :

Celle-ci n’étant pas réalisée, la ronde samsarique tourne,
Celle-ci réalisée, bouddha n’est ailleurs.

Le troisième vers indique que tout est « ainsité », « telléité », c’est-à-dire dharmakaya, corps sans forme dont la nature est omniprésente. Puisque sa nature embrasse et pénètre toute chose, se diffuse en toute expérience, rien n’est différent de celle-ci.

Il est important de bien comprendre ce qu’on entend par vacuité. Lorsqu’on dit qu’un objet est vide, cela signifie que la forme de l’objet est vide de réalité indépendante : cette forme n’a pas de réalité en soi. La réalité d’un objet dépend de facteurs multiples produisant l’expérience connue comme cet objet. L’interdépendance de ces facteurs met en évidence la vacuité de réalité autonome. La compréhension juste est celle de la concomitance et de l’inséparabilité de la vacuité et de l’interdépendance.

Tous les phénomènes, au niveau de la vérité relative, sont donc interdépendants et produits par le jeu des relations existant entre différents facteurs. Etant interdépendants, ils n’ont pas d’existence propre. Cependant, on accole sur ces phénomènes des noms, des concepts et des étiquettes, ce processus conceptuel constitue l’illusion.

Dans le dernier vers, on fait le souhait d’arriver à la compréhension véritable de la réalité de l’esprit et de ses manifestations.

(4) Arriver à la certitude fondamentale en ayant examiné ainsi. (stance 14)

Les apparences sont esprit, le vide l’est aussi ;
La réalisation est esprit, l’illusion est notre esprit;
L’origine est esprit, la fin l’est aussi ;
Puissent toutes les conceptions superflues se résoudre en l’esprit.

La stance quatorze parle ensuite de la compréhension qui se développe progressivement.

Tout d’abord, le premier vers exprime que l’esprit est la base de toutes les apparences, et celles-ci sont, par nature, vides de réalité autonome. Toutes les apparences que nous percevons sont interdépendantes, elles sont la conjonction de l’apparence et de la vacuité. Lorsqu’on comprend la nature véritable des apparences, on les expérimente sans qu’il y ait vis-à-vis d’elles de saisie ou de fixation.

Dans le vers suivant, on dit :

la réalisation est esprit, l’illusion est notre esprit.

La réalisation est l’état de l’esprit lorsque les différents voiles, conditionnements et impuretés, ont été enlevés ; c’est l’esprit dans sa nature pure. Cependant, si l’esprit n’est pas reconnu tel qu’il est, s’il est encore recouvert d’enveloppes et de voiles, ces illusions sont aussi des productions de l’esprit.

L’esprit est la succession ininterrompue et constante d’évènements. La notion d’esprit naît dans la perception de la continuité de l’expérience dans les trois temps : passé, présent et futur. Prenons comme exemple la continuité d’un cours d’eau : l’eau se renouvelle à chaque instant dans le fleuve, pourtant le passage de l’eau donne le sentiment d’une continuité, l’illusion d’une identité de fleuve. Il en est de même pour l’esprit : il est le lieu de toutes les apparitions et disparitions. Cependant, sa nature véritable est au-delà de ce qui les caractérise et au-delà de la succession dans les trois temps.

La nature de l’esprit est dite « sans fondement ni racine », sans base ni appui. La notion d’esprit, telle que nous la percevons, vient des différentes productions du mental qui perçoivent une situation en lui attribuant une réalité qu’elle n’a pas. C’est ce qu’on définit comme conception superflue, ou superfétation, la surimposition d’une réalité fondamentalement inexistante.

Le quatrain se termine par le souhait que toutes ces superfétations se résolvent et disparaissent de l’esprit.

b) Méditation (méthodes de pratique)

(1) en abrégé (stance 15)

Inaltéré par une méditation conditionnée par l’intellect,
Non ébranlé par le vent des tumultes ordinaires,
Non agissant, savoir laisser l’esprit « tel quel » en l’état naturel, est la pratique essentielle de l’esprit.
Puissions-nous bien la reconnaître et préserver sa continuité.

Jusqu’à présent, nous avons vu la perspective de la « vue juste », la façon juste de concevoir et de comprendre la réalité et les illusions de l’esprit. Dans les stances suivantes, il sera question de la pratique de la méditation. Nous allons voir ce qu’elle est, et il est alors clair qu’elle n’est véritablement possible que sur la base d’une relation suivie avec un guide qualifié.

La pratique de la méditation, dans sa dimension fondamentale, est l’apprentissage d’un état libre des conditionnements induits par l’intellect, le mental et ses jeux de projections.

Le deuxième vers nous dit d’apprendre à laisser l’esprit hors des agitations, des tumultes, que sont les faits et gestes, les activités ordinaires. Investi dans l’agitation extérieure, l’esprit est ballotté, perturbé, et ne peut trouver l’état méditatif juste. Au début de la pratique, et comme base de celle-ci, il est essentiel d’avoir une attitude de non-attachement.

Comme il est dit dans La courte invocation de Vajradhara :

Le non-attachement constitue les jambes de la méditation.

Cette notion est aussi rappelée dans les trois attitudes qui consistent à rester à l’écart :

– Laisser le corps à l’écart des faits et gestes multiples, et rester assis dans un lieu calme et tranquille ;

– Laisser la parole à l’écart des mots futiles et des bavardages ;

– Laisser l’esprit à l’écart des objets qui sont sources d’attachement et d’aversion, ou de distraction.

En outre, la réflexion sur les quatre idées fondamentales et les pratiques préliminaires sont très importantes.

Ensuite, la pratique proprement dite de la méditation commence avec la posture du corps. Le corps contient les canaux subtils où passent les souffles subtils. Ces souffles sont le support des mouvements de l’esprit et de ses différentes expériences. Souffles et esprit sont indifférenciés. Si l’on dispose le corps dans la posture convenable, les canaux subtils seront droits et l’on permettra la libre circulation des souffles et un équilibre de l’esprit. La posture du corps se résume en ce qu’on appelle les sept points de la posture du Bouddha Vairocana. Au début d’une session de méditation, on commence par respirer profondément plusieurs fois. Mains sur les genoux, on expire profondément en pensant que l’on exhale toute tension et négativité. Après avoir ainsi respiré, on dispose les mains dans le mudra de la méditation, laissant la respiration s’établir naturellement.

Il faut ensuite avoir l’attitude juste au niveau de l’esprit. Ne pas le contraindre en essayant de produire un état particulier, mais le laisser dans son état naturel de repos où il est spontanément clair et lumineux. Sans s’investir dans les pensées des trois temps, laisser l’esprit tel quel dans ce qu’on appelle la connaissance de l’esprit ordinaire (tibétain : thamel qui ché pa, tibétain écrit : tha mal gyi shes pas), l’ordre initial de celui-ci avant qu’il n’ait été altéré par quelque fabrication, conception en relation avec les trois temps. Dans cet état, si des pensées apparaissent, sans les rejeter, on ne doit pas les suivre, et rester simplement lucide, dans la reconnaissance de l’apparition et de la disparition simultanées de la pensée. Laissant l’esprit dans cet état de repos naturel, on n’essaye ni de produire ni d’arrêter les pensées. L’esprit est laissé tel quel, dans son état naturel, appelé rangbap (écrit : rang babs) en tibétain. Si l’on médite ainsi, la nature de l’esprit en tant que lucidité-vide se révèle progressivement.

Toute la pratique de la méditation consiste d’abord à comprendre cet état, puis à le trouver, à le préserver, enfin à en garder la continuité en toute circonstance. Ceci est exprimé dans le dernier vers.

(2) détaillées en trois points

I) Les yogas de samatha et de vipasyana

(a) samatha (stance 16)

Les vagues de pensées subtiles ou grossières d’elles-mêmes s’apaisent,

Sans agitation, le cours de l’esprit de lui-même vient au repos,

Non pollué par l’opacité de la torpeur,

Puisse l’océan de samatha être stable et immobile.

La pratique de la méditation se développe en étapes : d’abord samatha qui amène la stabilité du mental, puis vipasyana qui permet de développer une expérience intérieure immédiate de la nature de l’esprit, et enfin les pratiques conjointes de samatha-vipasyana.

Dans cet ordre, la stance 16 fait référence à samatha. L’exemple choisi pour illustrer la pratique de samatha est celui de l’océan. A la surface de l’océan, les vagues s’élèvent, agitées par le vent.

De même, pendant la méditation, les vagues de pensées apparaissent, produites par l’esprit. Pensées grossières, concrètes et bien structurées, ou subtiles, ténues et moins perceptibles. Sans qu’il y ait nécessité de les arrêter, ces deux types de pensées s’apaisent d’elles-mêmes.

Lorsqu’on médite, deux principaux obstacles peuvent être rencontrés : l’agitation et la torpeur. L’esprit s’ankylose, s’engourdit, s’opacifie et finalement sombre dans un état de torpeur et éventuellement de somnolence.

Comme remède à la torpeur, on peut réajuster la posture physique, respirer profondément, stimuler l’esprit et l’ouvrir en faisant l’expérience d’un espace dégagé.

Petit à petit, l’esprit s’apaise ; l’état de samatha, repos-stabilité, se développe. C’est l’océan calme, sans vague, exprimé par le vers : Puisse l’océan de samatha être stable et immobile.

Dans cette stabilité, l’océan acquiert une transparence équivalente à l’état de lucidité de l’esprit, base sur laquelle se développe la pratique de vipasyana. Vipasyana signifie voir véritablement la nature de l’esprit et de ses productions.

(b) vipasyana

A) le corps de la pratique (stance 17)

Observant encore et encore l’esprit inobservable,
Vipasyana voit clairement le comment de son sens invisible.
Les doutes sur ce qu’il est et n’est pas, supprimés,
Puisse, libre d’illusion, ma propre face être reconnue.

La pratique de samatha seule ne peut pas permettre de développer les différentes qualités des degrés spirituels et des terres de bodhisattvas. Vipasyana ne peut pas se développer seul sans la pratique de samatha. La pratique juste se trouve dans l’utilisation de samatha et de vipasyana conjoints.

Après la pratique de samatha, vient la pratique de vipasyana : voir la nature de l’esprit. Observer l’esprit signifie observer ce qu’il est véritablement et fondamentalement. Essayer de trouver l’esprit, chercher où il demeure etc., est la façon de procéder dans vipasyana. On observe encore et encore la nature de l’esprit et petit à petit, dans cette observation, se développe la connaissance transcendante. Cette connaissance, (tibétain : chérab, écrit : shes rab), transcende les conceptions, les perspectives habituelles de l’esprit, et c’est gr‰ce à elle que progressivement l’expérience de l’essence de l’esprit se révèlera. Voir directement et clairement la nature de l’esprit, c’est l’expérience de vipasyana. Par cette pratique, tous les doutes et hésitations sur ce qu’est ou n’est pas l’esprit se dissipent. Cette expérience claire et précise de la nature de l’esprit est ineffable, inexprimable, au-delà des mots et concepts, et ne laisse pas place au moindre doute. C’est une expérience directe, immédiate, au-delà de la notion d’un expérimentateur, d’un expérimenté, et d’une expérience. La pratique de samatha peut être comparée à un terrain, celle de vipasyana est la graine qui germe dans ce terrain et pousse petit à petit.

B) l’expérience définitive du fondement de l’esprit (stance 18)

Observant les objets : il n’est pas d’objet, on voit l’esprit.
Observant l’esprit : il n’est pas d’esprit, il est vide d’essence.
Observant les deux : la saisie dualiste d’elle-même se libère.
Puisse la claire lumière, ultime état de l’esprit, être réalisée.

Lorsqu’on dit « observant les objets », il s’agit de différents types d’objets sensoriels : visuels, auditifs, olfactifs, gustatifs, tactiles et mentaux. Petit à petit, on reconnaît que la perception de ces objets est en fait une production de l’esprit.

Ensuite, on observe, on contemple l’esprit, et cette observation en montre le caractère insubstanciel. Contemplant encore et encore l’esprit, on ne peut pas trouver en celui-ci quelque chose de tangible : il est vide d’essence.

On médite ensuite en laissant l’esprit libre de toute fixation. Cette expérience qui ne saisit pas les objets ni le sujet est non dualiste. Cette expérience d’indissociabilité des apparences et de l’esprit est l’expérience de la réalisation de vipasyana.

Par le vers : Puisse la claire lumière, ultime état de l’esprit, être réalisée, on fait le souhait que par cette pratique, progressivement, cette expérience s’éveille et se développe. L’état véritable de vipasyana qui est finalement obtenu est un état spontané, non fabriqué, naturellement libre. Il existe des instructions et des directives de méditation permettant d’arriver progressivement à la compréhension de cette nature spontanément et naturellement libre.

C) les pratiques combinées de samatha et vipasyana (stance 19)

L’absence de fabrication mentale est Mahâmudrâ ;
L’absence de détermination est Madhyamaka ; « Tout résumé ici » est Mahâ-Ati ;
La connaissance d’un comprend le sens de tous;
Puisse cette certitude de la réalisation être obtenue.

Cette strophe évoque les différents aspects de l’expérience ultime de vipasyana, la réalisation, qui, suivant les traditions, s’appelle mahamudra, madhyamaka, ou maha-ati. Il s’agit de différents noms donnés pour une même expérience qui, dans sa nature, est au-delà de tout nom. Il existe trois traditions principales :

  • Mahamudra

– La première s’appelle mahamudra, (tibé-taina: tchaguia tchènpo, écrit : phyag rgya chen po). La pratique s’explique par les différentes syllabes du mot : tcha se réfère à la connaissance primordiale non dualiste (tibétain : nyimé yéché, écrit : gnyis med ye shes). Cette connaissance est au-delà du sujet et de l’objet, c’est l’union de la félicité et de la vacuité. On parle aussi de é wam, deux syllabes symboliques représentant l’union des moyens (é) et de la connaissance (wam), ou bien de la félicité (é) et de la vacuité (wam). Tcha se réfère à cette union non dualiste et aux différents aspects qu’elle peut prendre. Guia signifie être toujours absorbé dans cette non-dualité. En bref, tchaguia tchènpo est l’état constant et permanent d’expérience de la non-dualité.

  • Madhyamaka

– La seconde est madhyamaka, (tibétain : ouma tchènpo, écrit : bu ma chen po). Sa perspective est l’au-delà de la détermination, l’absence de détermination. Il y a quatre ou huit déterminations fondamentales qui peuvent appréhender la réalité. Ce sont : l’existence, la non-existence, la simultanéité des deux, et la négation de cette simultanéité. Selon Nagarjuna, les huit déterminations sont celles de la vérité comme étant éternelle, comme n’étant rien, comme étant une, multiple, allant, venant, comme ayant une origine, et comme ayant une fin. Au-delà de toutes ces déterminations, dans l’attitude de non-pensée, de non-conception, de non-appui, se trouve la réalisation de madhyamaka.

  • Maha-ati

– La troisième de ces traditions est maha-ati, (tibétain : dzokpa tchènpo, écrit : rdzogs pa chen po). Dans la perspective de cette tradition, toutes les qualités de l’éveil, les trois corps d’un bouddha, ou les cinq corps et les cinq sagesses, ne sont pas des éléments à réaliser ou à fabriquer, mais ils sont là, présents, existants d’eux-mêmes spontanément. Maha-ati met l’accent sur cette expérience immédiate de la perfection et de toutes les qualités éveillées, ici même.

Que l’on parle de l’une ou de l’autre approche, pour l’essentiel, il s’agit exactement de la même chose : ce sont des noms différents donnés à une même expérience.

La connaissance d’un comprend le sens de tous.

Quelle que soit la technique, l’approche que l’on ait suivie dans ces trois traditions, elle nous amène à cette expérience unique de la compréhension de la nature fondamentale de l’esprit. On dit en tibétain « la connaissance d’une libère toutes » (tibétain : tchik ché kundreul, écrit : gcig shes kun sgrol). Lorsqu’est obtenue l’expérience de la nature de l’esprit par l’une ou l’autre de ces méditations, cette expérience libère la compréhension de toutes les autres également.

Le quatrain se termine par le souhait que par notre pratique, progressivement, cette expérience soit développée.

II) Genèse des expériences spirituelles et de la réalisation

(a) les expériences de méditation (stance 20)

Sans attachement, la grande félicité n’a de cesse.
Sans conceptualisation, la luminosité est sans voile.
Par delà l’intellection, la non-pensée est spontanément réalisée.
Puissent ces expériences, sans contrainte, être ininterrompues.

Nous avons vu les noms de l’expérience ultime de la pratique de vipasyana. Le texte continue en expliquant les différentes expériences et la réalisation qui naissent des pratiques conjointes de samatha et vipasyana.

Il faut d’abord comprendre la différence entre expériences et réalisation. Une expérience spirituelle est quelque chose qui nous vient par le pouvoir de la méditation à un certain moment. Elle est temporaire, voire fugitive, apparaît puis disparaît. Une réalisation est une expérience devenue un état intérieur, fondamentalement stable, constant.

Il existe trois catégories principales d’expériences, appelées félicité, clarté, et non-pensée (tibétain : déoua, sèloua, mitopa, écrit : bde ba ; gsal ba ; mi rtog pa). Au cours de la méditation, toutes sortes d’expériences peuvent apparaître : agréables, désagréables, variables dans leur intensité, leur aspect.

Ce qu’on appelle expérience de félicité est un état de joie et de bonheur très intense, intransmissible par les mots ordinaires. Les expériences de clarté, lucidité, donnent l’impression de perceptions vues dans un miroir dont on vient d’enlever la poussière ; elles ont une brillance et une luminosité particulières.

Il est important de rester libre de tout attachement et de toute fixation sur cela, et d’en expérimenter la vacuité. C’est ainsi que l’expérience de félicité se développe dans la félicité-vide (tibétain : détong, écrit : bde stong) ; celle de la lucidité-vide (tibétain : sèltong, écrit : gsal stong). Sans d’orgueil, sans fixation, quelle que soit l’expérience qui surgisse, on la laisse se développer naturellement, en laissant l’esprit tel quel, au repos de lui-même, sans contrainte. Il est important d’être sans attente et sans fixation. Lorsqu’on s’y attache, elles deviennent sources d’erreur. Ces expériences de félicité, clarté et non-pensée sont sans effort ni contrainte (tibétain : tseul mé, écrit : rtsol med), spontanées. Lorsque l’esprit arrive à un état de stabilité, les souffles s’équilibrent ; cette stabilité du souffle et de l’esprit amène spontanément ce genre d’expériences.

Il existe des expériences supérieures, agréables ; il en existe aussi d’effrayantes et désagréables. Il ne faut pas s’inquiéter, laisser l’esprit au repos dans son état naturel, et continuer à pratiquer avec régularité et stabilité.

(b) l’apparition de la réalisation (stance 21)

L’attachement aux bonnes expériences de lui-même se libère.
L’illusion des mauvaises pensées naturellement se purifie en l’espace de vacuité.
L’esprit « ordinaire » n’abandonne ni ne prend, ne rejette ni n’acquiert.
Puisse, au-delà de toute référence, la vérité de dharmata être réalisée.

La stance vingt et un parle plus particulièrement de l’accès à la réalisation. Il y a un grand danger à confondre expériences et réalisation.

– Les expériences sont instables, et sont dépendantes de facteurs conditionnant leur venue.

– La réalisation est quelque chose de stable et de définitif, libre de tout attachement et de toute fixation, elle n’est plus aléatoire ni transitoire. La réalisation est l’expérience directe et immédiate de la nature ultime de l’esprit.

Le premier vers rappelle que toutes les formes de fixation et d’attachement sur ces bonnes expériences se dissolvent d’elles-mêmes, sans qu’il soit besoin de les arrêter intentionnellement. En continuant la méditation sans artifice et sans contrainte, attachements et fixations se dénouent d’eux-mêmes.

Dans le deuxième vers, les mauvaises pensées évoquées sont les différents types de conceptions, idées, distractions, qui viennent de l’esprit. Sans qu’il soit besoin de les arrêter intentionnellement. L’esprit est laissé dans son état naturel, ses pensées se dissolvent en l’espace de la vacuité.

C’est alors qu’apparaît l’esprit « ordinaire » dans son ordre fondamental (tibétain : tha mèl gui chépa, écrit : tha mal gyi shes pa). On l’appelle aussi l’esprit du présent instantané ou esprit naturel. C’est un état d’esprit dans lequel apparaît la connaissance-vide, (tibétain riktong, écrit : rig stong). Elle apparaît nuement, elle n’est pas voilée par quelque conception ou pensée que ce soit.

C’est à ce moment là que l’expérience de la nature fondamentale de la vacuité se stabilise définitivement, et devient réalisation. On l’appelle aussi félicité-vide, lucidité-vide. Cette connaissance-vide est un état non conceptuel, au-delà de tous les appuis que sont les références ordinaires du mental. Cet état de l’esprit est au-delà des catégories du mental (tibétain : treudrèl, écrit : spros bral), au-delà des notions d’allées et venues, d’un et de multiple, il n’est ni né ni non né, n’a ni début ni fin. Cette réalisation au-delà de toute référence est ce dont parle le dernier vers. La vérité de dharmata est celle de la vacuité, au-delà de la notion de quelque chose à abandonner et de quelque chose à obtenir. Au-delà même de la notion d’obtention du nirvana et d’abandon du samsara.

III) Souhaits pour la pratique qui unit amour et vacuité

(a) la compassion (stance 22)

Bien que leur nature soit à jamais bouddha,
Les êtres ne la reconnaissant pas errent sans fin dans le samsara,
Pour eux qui éprouvent d’immenses souffrances,
Puisse naître en moi une irrésistible compassion.

La stance vingt-deux parle des pratiques conjointes de la vacuité et de la compassion.

De la réalisation de dharmata s’élèvent la compassion et l’amour les plus profonds et authentiques : amour libre de référence et de toute forme de fixation : amour-vide (tibétain : tsé tong, écrit ; brtse stong). La véritable réalisation de la vacuité a une dimension énergétique, dynamique et compatissante.

Les deux premiers vers indiquent que les êtres ordinaires n’ayant pas reconnu cette vérité ultime errent indéfiniment dans le samsara avec ses douleurs et ses illusions, et l’on éprouve pour eux une compassion véritable.

Lorsque la réalisation apparaît, simultanément se développent amour et compassion envers les êtres, ainsi qu’une profonde dévotion.

Par les deux derniers vers, on fait le souhait qu’envers tous ces êtres qui, par manque de réalisation, errent dans le samsara, naisse et se développe en nous cette compassion naturelle et irrésistible.

La réalisation se développant, cette attitude de bienveillance, de compassion, se stabilise, de même que l’ensemble des qualités exprimées par les paramita : le don, la discipline, la patience, l’énergie enthousiaste, la stabilité mentale, et la connaissance transcendante.

(b) la concomitance de la compassion et de la vacuité (stance 23)

Sans que la manifestation de cette compassion irrésistible ne soit entravée,,
Dans l’instant d’amour, nûment apparaît la vacuité essentielle.
Leur union est la voie suprême sans déviation ;
Puisse-t-elle être constamment méditée jour et nuit, sans interruption.

La pratique juste est la conjonction de l’expérience de la vacuité et de la compassion. La stance vingt-trois exprime la simultanéité de ces deux expériences. Une compassion irrésistible surgit envers tous les êtres dans leurs illusions, leurs souffrances. La manifestation de cette compassion irrésistible est une puissance de l’esprit qui survient au moment même où s’élève cette expérience d’amour. La situation est en même temps perçue dans son caractère vide, sans que soient dissociés l’amant, l’aimé, et l’amour. La conjonction de l’amour et de la vacuité signifie une expérience de compassion et d’amour non dualistes. Il n’y a pas de distinction entre l’expérience de l’esprit et la vacuité. Prenons un exemple : une forme apparaît dans un miroir. Bien que cette forme apparaisse, elle n’est pas réelle, c’est une simple réflexion, une apparence-vide.

De même, s’élèvent simultanément l’expérience de la compassion et de la vacuité. C’est cette simultanéité qui permet l’absence de déviation dans une approche unilatérale de la réalisation.

L’attitude d’amour et de compassion libre de référence fait qu’un être éveillé ne reste pas dans la quiétude du nirvana, mais agit perpétuellement pour le bien des êtres dans le samsara. Ainsi agissent les trulkou, les lamas, et les bodhisattvas. D’une part, la réalisation de la vacuité libère des conditionnements du samsara et évite de tomber dans un extrême. D’autre part, la dimension d’amour et de compassion évite de rester dans la quiétude du nirvana et de demeurer dans l’autre extrême. La réalisation est la conjonction de tab et chérab (écrit : thabs dang shes rab), les moyens : amour et compassion, et la connaissance transcendante : la vacuité. La conjonction des deux est la voie sans déviation, mentionnée au troisième vers.

Le dernier vers formule le souhait que cette pratique sans erreur soit sans cesse cultivée, jusqu’à la réalisation ultime de l’état de Vajradhara.

c) Conduite (implicite dans la stance 23)

5. Souhaits pour le fruit ultime de cette voie (stance 24)

Par le pouvoir de la méditation : les yeux et les facultés authentiques apparaissent ;
Les êtres sont amenés à maturité ; les innombrables champs d’éveil sont purifiés,
Et sont parfaits les souhaits pour la réalisation des qualités de Bouddha.
Dans la maturité, la pureté et la perfection ultimes, puisse l’état de Bouddha être obtenu.

La pratique de mahamudra est fondée sur la dévotion, une attitude de respect et d’admiration qui permet la transmission de l’expérience de mahamudra : c’est la voie directe. Si l’on suit celle-ci, par le pouvoir de la méditation, apparaissent ce qu’on appelle les cinq yeux, et les cinq facultés authentiques, qui permettent l’expérience véritable de choses ordinairement imperceptibles.

– L’oeil divin est une aptitude à percevoir un champ beaucoup plus vaste que notre ail ordinaire, comprenant les autres états d’existence.

– L’oeil des bodhisattvas voit non seulement les états d’existence du samsara, mais comprend aussi les origines et les conséquences des actes des êtres.

– L’oeil de la connaissance transcendante voit immédiatement l’absence d’entité intrinsèque, le caractère vide de tout phénomène.

– L’oeil de la réalité est caractéristique des bodhisattvas et des êtres éveillés : c’est l’ultime vision de la réalité, la connaissance de ce qui est authentique et de ce qui ne l’est pas.

– L’oeil du bouddha englobe toutes ces perspectives. Un bouddha voit clairement et précisément tout objet de connaissance et toute expérience, aussi bien du samsara que du nirvana.

Ces différentes qualités, visions, et pouvoirs extraordinaires se développent lorsqu’on atteint l’éveil. Ils sont mis en oeuvre pour le bien d’autrui, et permettent d’amener les êtres à maturité. Ils leur font abandonner les tendances négatives, développer les positives, et les conduisent progressivement vers la réalisation. En arrivant à l’éveil, un être a accès à un champ d’expériences pur, qui est un domaine de bouddha, et il peut, pour le bien des êtres, exprimer un nombre incalculable de domaines purs.

Les deux derniers vers expriment que la réalisation permet l’accomplissement de tous les souhaits et la perfection de toutes les qualités de bouddha.

Au terme de la réalisation, toutes les qualités spécifiques à l’état d’éveil sont parachevées et elles s’expriment pour le bien des êtres au travers de l’enseignement.

C. CONCLUSION

I. La conclusion proprement dite

Par la compassion des Vainqueurs et de leurs Fils des dix directions,
Par le pouvoir de toutes les vertus positives qui existent,
Puissent, tels quels, s’accomplir
Mes vœux excellents et ceux de tous les êtres.

C’est le souhait final pour que tout ce qui a été évoqué précédemment se réalise. Les bouddhas et bodhisattvas des dix directions sont pris à témoins de nos souhaits. L’on demande que, par leur compassion sans limite, ces souhaits se réalisent.

Par le pouvoir de toutes les vertus positives, qu’elles aient été produites par nous ou par autrui, par ceux qui cheminent ou ceux qui sont déjà dans un état avancé de réalisation, puissent ces vaux excellents se réaliser, tels quels.

II. Le colophon de l’auteur

Ces souhaits de mahamudra résument et présente de façon succincte les différents points de mahamudra, la progression le long de cette voie, ainsi que le fruit de la pratique.

Question :

Quels sont les erreurs et les dangers de la méditation ?

Son Eminence Béro Khyèntsé Rinpoché : Ils sont nombreux. On entendra ici par erreurs celles que l’on peut faire, à un niveau avancé, dans la relation aux expériences spirituelles qui se produisent. Il y a des expériences de lucidité et de luminosité, des expériences de félicité, et des états non conceptuels, de non-penser. Les trois erreurs classiquement décrites consistent à s’y investir et à s’y fixer. Dans ce cas, l’attachement pour les expériences de félicité entraîne une renaissance dans un état samsarique du monde des désirs, l’attachement pour les expériences de luminosité cause une renaissance dans le monde de la forme pure, cependant que la fixation aux états aconceptuels engendre la renaissance dans un monde sans forme, toujours samsarique.

Nous ne parlerons pas des quatre déviations, trop subtiles, et sans doute difficiles à comprendre maintenant. Elles consistent en des représentations de la vacuité, nihiliste, etc.

Qu’est-ce que la triade immaculée ?

Dans n’importe quelle activité, nous opérons une tripartition en sujet, objet, et acte qui se déploie entre les deux premiers. Dans une dédicace par exemple, l’attitude immaculée serait celle où est reconnue l’identité fondamentale de la personne à qui le souhait est destiné, de celui qui fait le souhait et de la formulation même du souhait. La notion d’immaculé se réfère à une expérience non souillée par la scission en terme de sujet, d’objet et d’acte. Le degré le plus profond de toutes les vertus est celui où elles sont accomplies dans cet état d’union non dualiste.

Le troisième type d’intelligence permet-il d’aider, et d’expliquer le dharma sans que l’on ait beaucoup étudié ?

Le plus important est effectivement l’intelligence de l’expérience authentique, celle de la compréhension immédiate de l’esprit de la réalité. On s’y réfère en tibétain comme la chose unique qui libère la compréhension de toutes choses (écrit : gcig shes kun sgrol). Si l’on a véritablement l’expérience intérieure de la méditation, même en l’absence d’érudition, il est possible de transmettre l’essentiel.

Je n’ai pas très bien compris la notion de nirvana. En quoi est-ce mauvais ? La personne éveillée n’est-elle pas en paix ?

Qu’entend-on par paix du nirvana envisagé comme un extrême ? Il s’agit d’une attitude d’éveil qui chercherait une paix pour soi-même, une quiétude et un bien-être en lesquels demeurer, sans la dimension d’amour et de compassion qui fait se consacrer à la cause de tous les êtres. Ce genre de libération est une perspective d’approche inférieure de l’enseignement. Le mahayana met en évidence la nécessité de combiner l’intelligence immédiate, qui libère des illusions et des conditionnements, avec la compassion et l’amour qui mettent cet état de réalisation au service des autres.

Comment expliquer que nous percevions tous de la même façon ?

Nous avons des perceptions similaires dans la mesure où nous avons des conditionnements communs, ceux de l’existence humaine. Les animaux ont une perception du monde différente. Notre esprit modèle les différents types d’apparences. Par exemple, la table faite de bois est mise en forme par le menuisier. Mais la perception que chacun de nous en a est colorée par ses propres expériences, son histoire, qui créent des réactions et des émotions particulières. Dans la table il n’y a ni passion ni émotion conflictuelle. C’est l’esprit qui les crée dans la relation entretenue avec sa propre perception de la table.

 

<<Retour à la revue