Une logique pour la vacuité ?

Pierre Basso

Nécessité d’une logique “délirante”

« Vous ne pouvez penser Cela qui est le Penseur de la pensée ;
Vous ne pouvez connaître Cela qui est le Connaisseur de la connaissance. »
(brhad-upanishad)

Comment les noms viennent-ils alors aux choses ?

La réponse à une telle question constituera le procès d’identification à condition que cette réponse ne soit pas une explication du style « médecin de Molière », c’est-à-dire un type de réponse qui prétend résoudre un problème par le simple énoncé d’un mot, ou d’un nom, alors que l’on n’a rien fait d’autre que de déplacer la difficulté.

Nommer le « Principe » créateur ne suffit pas pour connaître intimement le secret de son opération génésique car cette nomination occulte la béance de ce secret, insondable au niveau des identités constituées qui structurent le plan de notre expérience empirique.

En fait, ce qu’est Exister peut se dire sans que ce dit épuise le processus existentiel dans lequel le fait même du dire est déjà impliqué. Exister comme une chose, et pas une autre, « un chat est un chat » et « il n’est pas un chien » est le fruit d’un processus subtil d’inter-organisation d’un milieu pré-conceptuel, pré-verbal, de potentialités d’où la représentation conceptuelle est issue, mais qui n’est lui-même repérable qu’à partir de cette représentation.

Compte tenu des bouleversements déjà imposés à la vision classique du monde par la physique quantique, la biologie, et les tout récents développements des sciences cognitives, à un monde d’entités fixes, dont la conception est héritée de la pensée aristotélicienne, il devient nécessaire de substituer une vision entièrement dynamique qui, plutôt que de s’intéresser à des identités constituées, devra porter son attention à leur processus de constitution ; ce qui, entre parenthèses, est le propos d’une critique du langage et de son substrat logique ce qui, d’ailleurs, constitue une des fonctions de la psychanalyse.

La formalisation de ce nouveau paradigme devra alors faire appel à d’autres concepts et procédures opératoires que ceux issus de la théorie des ensembles dont le postulat ontologique implicite est celui d’un monde d’individualités stables.

De divers côtés se fait jour une demande en faveur de la création d’une logique qui, par ses fondements axiomatiques, échapperait au double carcan de la non-contradiction et de l’identité, une logique qui sortirait de l’ornière des identités fixes. En somme, au sens étymologique du terme, une logique « délirante » ; en rappelant que délirer vient du latin delictere, ce qui veut dire littéralement « sortir du sillon ».

La Logique Causale Conditionnelle (LCC) a l’ambition de répondre à cette demande. C’est une logique totalement « délirante », telle est sa gloire. Elle consistera en l’écriture d’un langage mathématique dont les symboles ne réfèrent pas des identités constituées, et des différences entre elles, mais des « évanescences » à partir desquelles vont jaillir ces identités que nous nommons les choses, jaillissement qui constitue le procès d’identification auquel je faisais allusion tantôt.

Lorsque, il y a quelques années de cela, germa l’idée de créer une telle logique, je la conçus comme une formulation de la méthode de réfutation de l’école madhyamaka. Plus particulièrement, j’avais pour dessein de traduire, en une terminologie mathématique, la célèbre Prasannapada de Sandrakırti.

Cependant, certaines tentatives avaient déjà été faites de donner une version mathématisée de la pensée du mahayana, sans aboutir à autre chose qu’à mettre en évidence le fait que les maîtres du mahayana utilisaient une dialectique à base d’identités sémantiques, l’acte, l’agent, le mouvement, etc., liées à une structure logique à base de syllogisme, de valeur de vérité et du principe de contradiction ; c’est-à-dire qu’ils s’exprimaient à l’aide de significations à l’instar de tous les autres humains. Selon quoi quelque chose de neuf s’imposait, à savoir l’éventualité de la création d’un langage qui ne serait plus exclusivement fondé sur les significations tout en permettant leur manifestation : la conception d’un tel langage pouvant trouver son inspiration dans l’intuition mahayanique de la vacuité.

C’est ainsi que naquit la LCC, une mathématique fondée sur la doctrine de la production conditionnée (sanscrit : pratityasamutpada) conformément au célèbre adage du maître Nagarjuna :

« La vacuité c’est la production conditionnée »

ce qui doit être entendu non comme une description exhaustive de la vacuité par cette production conditionnée, mais plutôt que cette doctrine nous suggère la nature fondamentalement insubstantielle de tout ce que nous appréhendons comme existant. Un tel développement de la doctrine de la production conditionnée s’inscrivant parallèlement aux interprétations traditionnelles sans interférer avec celles-ci dans la mesure où leur champ d’application ne peut s’exercer dans le champ scientifique dans lequel la LCC est apte à jouer un rôle, et vice-versa.

En somme, la LCC serait une manière de traiter de questions telles que la logique, l’épistémologie, les sciences cognitives, et peut-être la biologie et la physique, selon le point de vue de la production conditionnée.

Causes et conditions de la détermination

Ce qui intéresse la LCC n’est pas tant l’objet classé, ou déterminé dans le langage de cette logique, que l’opération de détermination elle-même. La LCC ne part pas de l’idée que « il existe un objet x qui est un arbre » mais elle s’intéresse au processus par lequel un système cognitif va élaborer la notion « ceci est un arbre » à partir d’un acte vécu de perception.

Pour parvenir à cet objectif, la LCC va associer à tout concept déterminé une notion appelée la fonctionnalité qui, elle, est non-déterminée, et qui a pour rôle d’introduire une sorte d’écart entre le concept et son extension ; à chaque concept est associé un univers, ou la collection de ses occurrences, lesquelles ne sont pas déterminées d’un coup par la définition du concept, mais se créent dans des moments où cette fonctionnalité devient efficiente.

Pour illustrer ces notions quelque peu abstraites, en logique classique déterminer un concept tel que « arbre » constitue une définition exhaustive de tous les arbres possibles et imaginables. Par contre dans l’expérience de la vie courante, et pour la LCC, la représentation conceptuelle « arbre » n’épuise pas la réalité de ce qu’est un arbre et, encore moins, celle de tous les arbres possibles. C’est cela qui correspond au fait que, dans la LCC, un univers n’est donc pas une totalité achevée mais ouverte et, même, indéfiniment ouverte, en état de « création » perpétuelle : en théorie classique une chose existe dès qu’elle est définie, en LCC elle n’existe que par l’opération dite de détermination par efficience.

C’est de là qu’émerge la dualité chose-représentée / concept-représentant, dualité reconnue par la LCC, sans être donnée a priori : elle n’est pas postulée mais établie par un calcul propre à la LCC. Les fonctionnalités ne sont pas des pré-codages non déterminés d’objets déterminés. Par efficience la fonctionnalité se concrétisera comme une chose, un arbre par exemple, qui sera appelée une cause déterminante. Cette sélection dépendra de l’état dans lequel se trouve l’univers du déterminé qui constitue un contexte de conditions déterminantes. D’où la notion de détermination par causes et conditions qui, entre parenthèses, justifie l’appellation « Logique Causale Conditionnelle ».

La mathématique de la LCC reproduit ainsi la doctrine de la production karmique par causes et conditions (sanscrit : hetupratyata) pour laquelle l’univers n’est pas une collection figée d’objets déterminés, à l’instar des éléments d’une base de connaissance d’une intelligence artificielle, mais plutôt un univers ouvert, sans détermination préalable, sans commencement ni fin, empli non de choses substantielles mais de phénomènes résultant de la convergence de facteurs provenant de l’histoire personnelle de l’être – ou de ce qu’a posteriori on appelle ainsi– mais aussi de l’histoire du milieu ambiant.

Il y a, bien sûr, une sortie nirvanique de ce processus sans limite, mais ceci est une autre histoire dans la mesure où, parvenu à ce point, … il n’y a plus d’histoires.

Une mathématique de l’océan du possible

En définitive, le monde de la LCC est à l’image de la conception bouddhique du samsara. Si la LCC gère un monde d’objets du type de ceux de notre expérience courante, comme le fait toute autre logique canonique, la différence fondamentale vient de ce qu’elle tient compte de ce qui manque à leur détermination totale, exhaustive. Et réaliser « qu’il y a du manque » à toute détermination, c’est bien là le chemin du nirvana.

Cela ne pourrait pas se faire à partir d’une logique canonique basée sur l’hypothèse d’un monde d’objets parfaitement déterminés. Alors que les objets de l’univers du déterminé répondent aux principes canoniques de l’identité – « un chat est un chat » – et de la non-contradiction – « un chat n’est pas autre chose qu’un chat » – la logique du manque va opérer une véritable sortie du déterminé formalisée, dans le langage de la LCC, par la notion de négateur fondamental, opérateur correspondant à la négation dite « nagarjunienne » utilisée dans la méthode de réfutation spécifique à l’école madhyamaka. En quelques mots, cette méthode consiste en l’examen d’une thèse concernant un objet donné de réflexion: l’éternité du monde, la réalité du soi, la causalité par substances, etc. Ce qui est soumis à la critique est, en fait, la question soit de l’existence, soit de la non-existence, soit une synthèse des deux possibilités, soit ni l’une ni l’autre, concernant l’objet en question. Ce qui est recherché n’est pas tant d’établir une de ces positions possibles afin de la tenir pour seule vérité que de constater qu’aucune d’elles, en fait, ne peut prétendre à s’identifier à la vérité. Cette méthode, loin de vouloir confirmer son adepte dans une position doctrinale vise plutôt à l’amener à se libérer des attachements inhérents à l’adoption d’une de ces positions, y compris la position nihiliste. Cette négation est surtout une relativisation par évacuation de toute idée d’existence intrinsèque : la négation « nagarjunienne », de même que le négateur fondamental, révèlent qu’il y a « du manque » à tout objet, ou toute conception objective.

Conformément à cette démarche, la logique de la LCC est celle d’un langage « médiatique », celle d’un processus de passage entre le monde des objets déterminés et ce qui manque à toute détermination. C’est ce qui justifie le qualificatif de délirant, utilisé précédemment , pour cette logique qui est vraiment celle de la « sortie du sillon ».

Cette mathématique « du passage », que j’appelle l’epsilon-langage, aura alors pour objet des symboles formels, les epsilon-connexions, sans caractère propre, ni déterminés ni non déterminés, mais dont les règles de calcul permettent de déduire les objets déterminés. Ces epsilon-connexions n’obéissent plus ni au principe d’identité ni au principe de contradiction. Leur règle est celle d’un monde qui n’est plus celui de notre expérience courante ; elle pourrait être celle du monde du rêve. Elle est à la logique mathématique classique, dominée par la théorie des ensembles, ce qu’est le koan zen par rapport à notre usage ordinaire des significations. Ni chose, ni néant, tout ce que l’on pourrait faire, pour en parler, serait de s’exprimer comme le fit le maître chinois Shou Shan, en levant sa canne de bambou :

« Moines, si vous appelez ceci canne de bambou, vous la fixez. Si vous ne l’appelez pas canne de bambou, vous allez à l’encontre d’un fait. Dites-moi, dites-moi : comment l’appellerez-vous ? »

Il faut, cependant, être bien conscient que l’epsilon-connexion n’est pas un symbole représentatif de négativité radicale, elle ne peut être une identité apophatique, ce qui aurait pour effet de la re-situer dans le monde des significations comme « la place du manque » et ne nous ferait pas sortir d’une logique reposant sur la non-contradiction. La négativité de l’epsilon – connexion provient, non pas d’une signification, ou d’une place, qui serait donnée au départ, mais des règles de calcul de l’epsilon- langage qui l’empêchent de trouver une place définie.

En définitive, on pourrait suggérer la nature de ces epsilon-connexions, et leur mathématique paradoxale, par l’image d’un océan qui peut se révéler parfaitement calme et homogène, ou bien être parcouru de quelques ondes frémissantes, ou enfin être violemment agité en une multitude infinie de vagues, chacune ayant sa propre particularité, toutes possédant la nature intégrale de la masse fluide de laquelle elles participent. Ce « monde » des epsilon-connexions est celui de l’océan du possible qui pourrait même « manquer de possibilité ».

La genèse des identités

Selon une conception qui prévaut dans le cognitivisme classique, la connaissance consiste en un processus de traitement de l’information en provenance d’un milieu réel, extérieur au système cognitif.

Selon l’épistémologique de l’école yogacara, puisque pour eux la logique n’est pas quelque chose séparé de l’épistémologie, la connaissance est un processus non pas de traitement mais de création des significations. Une telle conception largement développée, avec des nuances diverses selon les auteurs, par Dignaga, Dharmakhirti d’abord, puis Shantaraksita était conforme à l’optique non réaliste du mahayana : pas de choses réellement objectives dont nos conceptions seraient les représentations fidèles. Au lieu de cela, la notion de choses émerge dans le domaine du conscient en raison de sa « conformité » (sanscrit : sarupya). Sans pouvoir développer cette théorie yogacarin, je ne pense pas en trahir l’esprit par cette traduction en une terminologie plus moderne selon laquelle un système auto-poiëtique (du grec auto, soi-même, et poien, produire), crée ses représentations comme des facteurs de couplage au milieu ambiant : il crée la notion de chose conformément à son histoire individuelle – son karma – à l’histoire de l’espèce ainsi qu’à la nature du milieu ambiant – le karma cosmique.

Ainsi feraient les systèmes vivants dont le mode de cognition fonctionne non comme une intelligence abstraite, détachée du monde, mais, au contraire, incorporée et « jetée » dans le monde.

La LCC constituerait alors une interprétation mathématique de cette théorie de la cognition. L’univers des objets déterminés n’étant pas, lui-même, une chose déterminée, mais un univers où « il y a du manque », des propriétés de l’epsilon-connexion résulte la capacité interne de passage du possible virtuel au déterminé actuel. Autrement dit, il y a comme une sorte d’épanchement ininterrompu du domaine des epsilon-connexions vers cet univers du déterminé, un processus de genèse, sans commencement ni fin, des identités constituées.

Ce bref exposé des propriétés génésiques de l’epsilon-connexion laisse entrevoir quelques applications de cette LCC. Elle pourrait jouer le rôle d’une logique des systèmes auto-poiëtiques, naturels ou, peut-être un jour, artificiels.

Le problème actuellement se pose dans le passage d’une conception de l’intelligence artificielle, entièrement dominée par la notion de traitement de l’information, au paradigme connexionniste où apparaît la notion de création de l’information. Un réseau connexionniste est constitué par une masse d’unités, sans caractères spécifiques, s’organisant en représentations sous l’influence de stimuli externes. Ces représentations ne sont donc pas des données établies et stockées en mémoire, comme cela est le cas dans l’informatique actuelle, mais des résultantes d’organisation de paquets de ces unités, primitivement indifférenciées, en structures déterminées.

Ceci n’est pas sans rappeler le processus de détermination de la LCC qui pourrait ainsi remplir le rôle d’une logique des réseaux connexionnistes dont il existe sans doute des modèles opératoires, basés sur la statistique, mais aucune logique mathématisée de leur fonctionnement.

L’univers du déterminé selon la LCC évolue par rupture de continuité. Si mes amis physiciens veulent bien accepter cette expression, la LCC est une logique « quantifiée » au sens où elle opère par quanta d’actions ou plutôt d’efficiences. Selon la LCC, le connu, le déterminé, est comme une série d’îlots flottants sur ce que j’ai appelé l’océan du possible. En fait, si l’on veut pousser l’imagerie plus loin, ces îlots seraient de glace dans la mesure où le déterminé se présente comme une sorte de concrétion de l’epsilon-connexion. De même les particules, dites élémentaires, apparaissent comme des concrétions du vide quantique, réservoir de possibles phénoménaux. Là aussi il faut envisager une logique à deux niveaux, celui de l’océan du possible et celui des objets actualisés, apparaissant à notre connaissance. Serait-il donc invraisemblable d’imaginer que la LCC puisse trouver une application dans ce domaine ?

Retour au dharma

Ainsi conçue dans une totale indépendance – formelle, bien entendu– des enseignements mahayaniques, la trame de cette LCC ne se devine pourtant qu’à partir de la doctrine mahayanique de la vacuité. En retour, des travaux tels que cette LCC seraient susceptibles d’apporter un nouvel éclairage en ce qui concerne l’enseignement du dharma et sa finalité.

Bien entendu l’enseignement traditionnel ne subirait aucune modification du fait de l’introduction de ces nouvelles conceptions : le mode traditionnel d’enseignement restera toujours parfaitement adéquat en ce qui concerne l’entrée dans la pratique de la voie parce qu’il est basé sur le discours en langue naturelle, c’est-à-dire la langue dans laquelle nous nous exprimons quotidiennement, et que celle-ci reste le meilleur instrument de communication en ce qui concerne notre vie empirique, celle de nos sentiments, de nos émotions, et de nos expériences quotidiennes. Il ne me paraît dès lors guère pensable que cette forme d’enseignement puisse être dispensée sous forme d’un discours en langage mathématique.

Cependant, tous ces éléments de notre vie empirique, dont les identités signifiantes sont les représentations fidèles, ce sont bien eux que le dharma se propose de nous montrer qu’ils sont vides d’existence intrinsèque. C’est que la langue naturelle, fondée sur ce que l’école lacanienne nomme « l’identité métaphorique du signifiant », ne sait rien faire d’autre que poser l’existence d’identités et de relations et, ainsi, créer les conditions de notre propre incarcération.

Il n’est donc pas étonnant que la critique de cet instrument, le langage, par lequel nous identifions, a été le souci primordial des maîtres d’antan du madhyamaka.

Ce dont ils ne disposaient pas, c’est de l’instrument conceptuel qui leur aurait permis de réaliser cette critique dans un langage qui ne soit pas lui-même régi par une logique au premier degré reposant sur les principes d’identité, de contradiction, ou du tiers-exclu, et obéissant à la règle du modus ponens qui s’énonce : « si A est vrai ; si ‘A implique B’ est vrai, alors B est vrai ».

Je pense donc, et ce sera là ma conclusion, que le rôle de la LCC serait cette mise en évidence d’une structure logique, inhérente à la doctrine mahayanique de la vacuité, essentiellement différente de toute logique basée sur la notion d’identité, c’est-à-dire une logique de la sortie de la « prison » : ce que les enseignements nomment « la libération des voiles »

Ingénieur de recherche au CNRS, travaillant dans le domaine de l’intelligence artificielle à la faculté des sciences de Luminy à Marseille, Pierre Basso a entrepris la formalisation mathématique d’une logique qui constituerait un défi à la logique canonique. Pierre Basso est membre du Groupe de recherche dans le dharma depuis 1985, date de sa fondation.

 

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