De la corrélation des praxis de la méditation et de l’analyse
Docteur George Verne
Il m’a été suggéré de préciser « d’où » – en tant qu’analyste – je m’autorise à parler. Je dirais, des entendus tels que je les propose, qu’ils se présentent électivement comme une amplification critique des entendus lacaniens de la psychanalyse.
Dans ce texte, qui fait suite à l’article paru dans le n° 5 de Dharma, sous le titre : De la psychanalyse ou la fonction paradoxale du signifiant, je vais tenter de suggérer ce qui m’apparaît comme des points remarquables de convergence entre ces praxis ; et aussi leur point remarquable de divergence, en première approximation, en tout cas.
Points remarquables de convergence
J’en retiendrai trois, qui me paraissent électifs :
1. Du manque et de la vacuité
Du manque et de la vacuité sont des équivalents, et ils se situent au « fondement » de la pratique, comme ce qui la porte.
En effet, il est dit des phénomènes qu’ils sont vides d’existence propre, ce que l’on nomme vacuité : i.e. que la vacuité ne peut être posée comme une différence particulière, « spécifique », qui occuperait une place répertoriable et dont il pourrait être dit qu’elle existe ou non-existe ainsi, à sa place. Selon quoi « de la vacuité » s’infère comme ce qui manque, en tout cas, de différence et de place, comme « du manque à la différence et à la place ».
Quant à du manque – manque à la place, manque à la différence – on pourrait aussi bien en dire que c’est ce qui se propose, sur l’écran de contrôle des différences spécifiques à leur place, comme vide d’existence propre : spécifique et placée. Ce qui apparaît, sur cet écran, comme du trou dans la représentation qu’on aurait voulue pleine, du trou que l’on repère à partir de ses bords, qui n’existent eux-mêmes que par le moyen d’une absence – du trou – absence de différence qui n’en est pas une elle-même.
Imaginons que le dharma manque de vacuité ou que l’analyse soit vide de manque – i.e. que rien n’existe ou ne non-existe que comme différence à sa place – que resterait-il de l’analyse et du dharma ?
2. Expérience de dis-continuité
Un autre point remarquable de rencontre, qui se situe en fin de parcours, c’est que l’une et l’autre de ces pratiques conduisent vers une expérience de dis-continuité : dis-continuité comme remaniement profond, un état nove qui n’est pas simple transformation, i.e. une équivalence, sous une autre forme, entre l’état d’arrivée et celui de départ.
Dis-continuité de ladite castration – dont le Sûtra de la Vajracchedika constituait déjà une approche précise – ou dis-continuité de la dite expérience de l’immédiateté, on joue désormais avec un joker qui n’en est pas un, du manque à la différence et à la place – de la vacuité – qui permet le dégagement de la seule dialectique duelle des egos ou différences spécifiques placées.
Selon quoi il peut être dit, du fondement et de la fin du parcours, qu’ils sont non séparables.
3. Visée thérapeutique
Un autre point remarquable encore, c’est la visée thérapeutique de chacune de ces praxis, événement vécu et représentation confondus.
On pourrait les résumer sous deux rubriques :
Le sujet supposé savoir
Le sujet supposé savoir et savoir comment – en particulier – soulager et / ou éradiquer la souffrance, n’est pas extérieur : ce n’est pas un autre que moi-même et ce n’est pas moi-même.
Pour l’analyste, le sujet supposé au savoir se tient au lieu dudit inconscient. Mais ce sujet – qui ne sait ni ne suppose rien, il est lui-même supposé – n’a plus rien à voir ni à faire avec le « moi-je » ou sujet psychologique : il s’agit d’une sortie du sillon psychologique, ce qu’on pourrait nommer – si on aime l’étymologie – un « délire ». Pour le dharma, c’est ledit état naturel de l’esprit : dont le moins qu’on puisse en dire, aussi longtemps qu’il est masqué par les voiles du conscient duel, c’est qu’il est non conscient. A la condition, bien entendu, de ne pas faire de l’état naturel de l’esprit ou de l’inconscient, un « personnage », nanti d’une identité comme différence spécifique située à sa place.
Il importe, évidemment, d’être circonspect et prudent dans l’usage d’expressions du genre : inconscient et / ou état naturel de l’esprit. Il serait trop facile – et la tentation en est prégnante – de leur attribuer une identité particulière comme différence spécifique, les réduisant ainsi – dans une opération de re-normalisation – à la mesure d’egos en état de discursivité duelle, dont ils auraient voulu cependant se proposer comme les libérateurs.
Accès à un ultérieur
Il ne s’agit pas non plus d’un retour à l’état antérieur – restitutio in integrum – considéré comme l’état naturel de santé établi autour de la représentation du moi « unique » comme centre ; il s’agit de l’accès à un ultérieur, un ultérieur qui ne peut être dit ainsi que par rapport à la temporalité actuelle vécue par le moi dans son espace-temps conventionnel.
Ce serait l’accès à du manque à la différence et à la place – ou de la vacuité – qui a toujours « existé » sans avoir jamais été « là », un ultérieur et un antérieur confondus dans et par la dilution des « trajectoires ».
D’un point remarquable de divergence
Celui qui – apparemment – « sépare » ces deux pratiques : alors que l’une, celle de l’analyse, en vient à poser que « toute expérience est langagière », l’autre – celle de la méditation – veut considérer ce qu’elle nomme la « libération » comme celle, en tout cas, de la raison discursive.
Il y a là – me semble-t-il – autant d’outrance que de faux-problème, qui relèvent d’un défaut d’écoute de la non-séparabilité.
De l’expérience et de l’information
Dire de toute expérience qu’elle est langagière est une outrance, si on entend par là que toute expérience est de langage : ou, en d’autres termes, que le langage constitue, à lui tout seul, la réalité de l’expérience.
Apparemment, l’expérience se constitue de vécu événementiel, de représentation imagière et d’interprétation langagière : qui sont non séparables. « Il y a » du vécu événementiel qui n’est pas verbalisable, à la condition de ne pas le verbaliser comme « le » non verbalisable ; selon le mot de Guy Bugault, il y a des événements vécus dont on ne peut pas dresser, immédiatement et exhaustivement, procès-verbal.
L’assertion se justifie cependant si on veut bien convenir que la fonction du signifiant n’est pas de traiter de l’information – ce qui supposerait une information pré-établie, en quelque sorte, qui ne dépendrait pas de lui et que le signifiant n’aurait qu’à décoder – mais qu’elle est de création d’information qui, sans son intervention opératoire, n’aurait aucune réalité pré-quoi que ce soit, ni existence ni non-existence. C’est l’anecdote du chat de Schrödinger …
Un chat est dans un panier fermé : est-il mort ou vif ? Réponse aisée, il suffit d’ouvrir le panier et nous le verrons bien. Objection de la physique dite quantique : il n’en est rien ; avant l’ouverture du panier, le chat est un quanton, un possible virtuel, qui n’est ni mort ni vif. C’est le fait de l’ouverture du panier qui crée l’information chat, et accessoirement, celle de son état. Il n’y a pas de variable cachée comme brique fondamentale, pas d’information pré-établie et pré-codée qu’il ne resterait qu’à découvrir et formuler ou formaliser : c’est l’observation – l’ouverture du panier – qui crée l’information, il n’y a pas d’information pré-établie ou simplement pré-codée avant l’intervention opératoire du signifiant.
Einstein l’a contesté, dans un texte connu comme le paradoxe E P R : mais n’épiloguons pas.
Ce que j’entends par information, c’est l’irruption dans le champ du conscient d’un produit de l’activité mentale : l’information apparaît comme ce qui est repéré sur l’écran de contrôle du conscient, la genèse de cette production serait-elle inconsciente.
L’intervention langagière, celle du signifiant, crée l’information « vécu événementiel », comme elle crée, aussi bien, l’information « inconscient ». S’il n’en était pas ainsi, il y aurait peut-être de l’événement vécu et de l’inconscient, mais nul – quel qu’il soit – ne serait « là » pour le savoir : ni « ailleurs », au demeurant.
Ce qui ne dit pas que le vécu de l’événement, c’est le langage, mais que le signifiant en crée l’information. De la même manière, lorsque Johanes, dit Maître Eckart, écrivait dans ses Traités et sermons, que « Dieu, qui est néant, n’existe que lorsque les créatures l’énoncent », il posait que Dieu existe comme un effet de langage : ce qui ne dit pas que Dieu c’est le langage, ni que le langage c’est Dieu, mais que l’information Dieu existe comme un effet de signifiant. Selon quoi il apparaît difficile de séparer l’information Dieu de son éventuelle réalité non langagière ; et selon quoi aussi il peut être dit, de toute expérience, qu’elle est langagière.
S’il n’en était pas ainsi, si le vécu de l’événement devait se borner à être trivialement représenté par l’image – qui est aussi créatrice d’information – « nous » ne pourrions rien faire qu’y être identifiés, sans aucune possibilité critique, ce qui demeure la fonction du signifiant :la création de l’information critique, la critique – par elle-même – de l’information 1.
De l’expérience comme dés-information ?
Si maintenant, on entend établir et maintenir une distinction drastique entre vécu de l’événement et représentation / interprétation, il s’agirait sans doute d’une autre forme d’outrance, qui entérinerait la faillite de la non-séparabilité.
L’exigence de dichotomie radicale entre raison discursive et « réalisation » ne se soutient – c’est une dichotomie, qui est un effet de langage, on l’a assez souvent dénoncé – que de l’illusion qu’il « existerait » – ici, là, ailleurs ou nulle part – de l’information pré-établie qu’il ne resterait qu’à découvrir en l’actualisant : le dit, par exemple, état naturel de l’esprit, dont on dirait qu’il a toujours été là, sans ajouter qu’il n’y a jamais été. Une brique fondamentale, en quelque sorte, qui fonctionnerait comme variable cachée, i. e. une différence spécifique placée, ou encore un ego…
C’est en quoi l’opération de dégagement de la raison discursive apparaît parfaitement légitime, si on entend par concept un produit de l’activité mentale, une information, centré autour de l’ego, qui établit et construit des différences spécifiques, uniques, identiques à elles-mêmes et qui occupent leur place ; et si on nomme discursif la relation dialectique qui s’instaure entre ces egos et les rend possibles.
Alors, effectivement, le dégagement de l’impérialisme de ce mode discursif conceptuel – que l’on nomme, aussi bien, la « vérité conventionnelle » – s’impose comme une urgence. Mais sans doute pas au bénéfice d’une « vérité ultime » ou d’un « vécu événementiel » qui, s’ils étaient proposés comme identités particulières, ne se raient rien qu’une information produite selon ce mode. Croire qu’on se serait ainsi dégagé de l’information constituerait alors, sans doute, la grande illusion : établir une équivalence entre « réalisation » et « dés-information », qui ne seraient rien que des informations selon le mode dichotomique duel ; faux problème, qui entérinerait la faillite de la non-séparabilité, non-séparabilité qui constitue, elle-même, une information langagière.
Pour autant qu’il convienne de vider la baignoire, il n’est pas impérativement nécessaire de vouloir jeter le bébé avec l’eau de son bain.
Des bénéfices, respectifs et réciproques de l’une et de l’autre pratique
De l’impact de l’éclairage du dharma sur l’analyse
Il est simple. L’analyse propose une novation de la discursivité – ce qu’elle nomme le changement de discours – fondée sur l’intégration d’un paramètre nouveau, dit par Lacan le Réel, et qui est proposé comme la place du manque, ce que repère – électivement – ladite topologie ; mais la place du manque n’est peut-être pas « de la vacuité » comme manque à la place et du manque à la différence.
L’expérience de la place de la perte n’est pas un équivalent de celle de la perte de la place ; et l’insistance de « de la vacuité » conduit à réaliser que le signifiant ne se borne pas à constater la rencontre manquée avec de l’absence – que sa fonction est d’occulter – mais qu’il en est aussi fait et pétri.
Ainsi se trouverait écarté le risque – délétère – que l’analyse s’enferme dans le ghetto du discours, dans le piège intelligent d’une discursivité novée, dans une esthétique systématique de l’équivoque.
De l’impact de l’éclairage analytique sur le dharma
Il est à la même mesure, inversée. D’abord, en « interdisant » aux enseignements de continuer à user de l’illusion du discours en négatif, dit « apophatique » : non mental, non duel, non conceptuel, non verbalisable et j’en passe.
L’affaire est bien connue, à travers cette assertion usée et abusée : « la vérité ultime est non dicible », ‘ »la vérité est au-delà des mots ».
Sans doute … mais sous réserve de quelque vigilance.
« Vous dites » que la vérité est non dicible et c’est déjà un dit. Mais, de surcroît, vous dites que la vérité peut être dite comme telle, dans un énoncé signifié, vous dites qu’on peut la dire dans un mot que vous avez dit, même si vous ne pouvez pas dire quelles seraient ses spécifications éventuelles plus précises : vous l’avez posée – en tant que telle – comme différence spécifique énoncée dans un mot ; et cette vérité-là est effectivement mot-dite, re-normalisée à la mesure de quoi elle aurait prétendu échapper.
Mais il y a mieux – ou plus – comme on voudra. J’entends bien que ce que les enseignements traditionnels proposent, c’est la libération du discursif – de la relation – quel que soit son degré : mais le fait demeure qu’ils ne connaissent que la langue naturelle, ce degré de discursif et que le discursif, ils ignorent radicalement ce qu’il pourrait être, sauf à l’inférer à partir de celui-là. Or il se trouve qu’on ne passe pas directement de ce discursif à son dégagement, sans la médiation d’une novation des modes, et du discours et de la relation.
On ne passe pas directement de l’Imaginaire – les uniques à leur place de la langue naturelle – à du manque à la différence comme vacuité, sans la médiation du Symbolique, ou discursivité des uns quelconques et non plus spécifiques 2 : s’il n’en était pas ainsi, l’information langagière aurait tôt fait de re-normaliser, à sa mesure, la leçon démesurée à quoi la praxis avait permis d’accéder.
Je crois que mon bon maître Nagarjuna avait déjà – depuis longtemps– dénoncé cette absurdité.
D’une corrélation en détermination réciproque
J’en dirais qu’elle se propose comme l’expérience de « de la différence pure », ce lieu et cet instant qui cessent de l’être, qui le sont aussi et pas seulement, où se révèle le vide d’existence propre des mots et des choses, l’abolition du privilège inconditionnel jusque là en acte dans la relation discursive des différences spécifiques entre elles, tenue pour la réalité incontournable de ladite nature humaine.
Mais cette expérience constitue une information, qu’il conviendrait sans doute de formuler autrement qu’à l’aide d’un discours re-normalisé, comme le dégagement d’un mode qui ne sait rien faire qu’établir des relations entre egos : serait-ce celui du non-ego ; et dont l’intervention a pour résultat de naturaliser à sa mesure, la leçon de l’événement vécu à quoi la pratique avait permis d’accéder, en le réalisant.
Ce que la corrélation d’un vécu et d’une information novée montre, c’est que le fait du conscient n’est pas – comme on aurait peut-être pu le croire – inexorablement lié à une telle discursivité égotique.
Qu’en est-il, maintenant, de ce qui ne serait plus expérience ni information, de du manque à l’expérience et à l’information ? Le vrai m’oblige à convenir que je n’en suis pas informé.
Ce que je puis faire, c’est représenter pour ce à quoi, en tant que tel, je ne puis avoir accès ; un représenter pour qui n’est pas une représentation triviale, qu’on aurait prise pour argent comptant : ce serait davantage comme un chèque – éventuellement en bois – une réponse approximative, provisoire et peut-être même dérisoire, à ce qui n’en a pas.
On pourrait se demander à quoi rime tout ceci, à quoi ça sert ? Je dirais simplement, de ce qui vient d’être dit, que s’y propose peut-être une méthodologie de dégagement du piège où nous avons du commencer par choir, au bénéfice de l’entrée dans l’ordre des mots et des choses, et de l’affirmation de soi-même, ce qu’on nomme parfois, aussi, les « voiles de l’ignorance ».
Pour plus « d’informations », cf.
Georges Verne : « Manque à la différence et pourpastoute » in. Cahiers de lecture freudiennes n° 19, éditions la Lysimaque, Paris, à paraître en mai 1990.
Georges Verne : Séminaire : Un bal masqué, Lyon 1989 / 1990.
1 Le signifiant peut être décrit comme un opérateur créateur d’information :
– d’abord d’entrée dans l’ordre des mots et des choses, par le moyen de l’occultation de la « béance », de la « faille » dont il se constitue cependant ;
– puis de révélateur de ce « manque », par son impuissance à assurer le manque de manque. C’est cette expérience de l’impuissance que je nomme sa capacité d’information critique, la mise en question – par lui-même – de son aptitude à créer l’information comme identité, sans raté et sans défaut.
S’il n’en était pas ainsi, si l’expérience n’était pas faite, on pourrait bien constater l’impuissance du signifiant à tout signifier :; mais on donnerait alors à ce qu’il n’identifie pas la signification de ce qui n’en a pas, l’identité de l’identité-non.
2 Qu’est-ce que le « un quelconque » ? C’est ce qu’on nomme aussi la différence libre, la différence en tant que telle, sans aucun trait particulier, ou encore le un de différence. Si je dis « un » c’est anonyme, quelconque : mais si je dis un cheval ou un lacanien – ou encore moi-je ou le un de l’unité – on passe de la différence libre à la différence spécifiée, au un d’attribut, chargé de signification.
Si la médiation de la discursivité des uns quelconques n’est pas assurée, si on ne sait rien faire d’autre qu’établir des différences spécifiques comme signification … de la vacuité serait alors « prise en masse » dans une telle signification, y compris celle du rien, comme quelque chose qui ne le serait pas.