Le pratiquant du tantra

Le pratiquant du tantra

Le Vidyadhara, le vénérable Chögyam Trungpa Rinpotché

L’ensemble du livre  » Journey without goal « , de Chögyam Trungpa Rinpotché propose un tableau vécu et direct du monde tantrique, expliquant l’importance de l’énergie innée, le principe germe du mandala, en dessinant les fondements non théistes du bouddhisme.

Ce premier chapitre du livre introduit le lecteur au tantra, insistant sur le fondement de la pratique : la compréhension de l’absence d’ego. Nous remercions le traducteur et les éditions du Seuil pour leur autorisation de reproduction.

L’introduction du tantrisme en occident

Les enseignements tantriques du bouddhisme revêtent un caractère éminemment sacré et, en un sens, ils sont inaccessibles. A travers les siècles, les pratiquants du tantrisme ont consacré énormément d’énergie et d’efforts à l’étude du tantra. Nous vivons aujourd’hui un moment qui fait époque dans l’histoire du bouddhisme : l’introduction du tantrisme en Amérique du Nord. Pas question donc de se permettre de travestir ces études en marchandises de supermarché.

Un accès à la réalité du monde phénoménal

Il y a plusieurs siècles une révolution tantrique a eu lieu en Inde. La sagesse de cette tradition s’est transmise oralement de génération en génération par le truchement des grands mahasiddhas ou maîtres tantriques. Voilà pourquoi le tantrisme est connu sous le nom de lignée du murmure à l’oreille ou lignée secrète. Mais dans ce cas, la notion de secret ne signifie pas que le tantrisme puisse se comparer à une langue étrangère. Ce n’est pas comme l’histoire de ces parents qui parlent deux langues et n’enseignent à leurs enfants que le français de manière à converser en chinois ou en yiddish lorsqu’ils veulent leur cacher quelque chose. Le tantra, au contraire, donne accès à la réalité du monde phénoménal. Il s’agit d’une des perspectives les plus poussées, les plus pénétrantes et les plus extraordinaires qu’on ait jamais proposée. Le tantra est insolite et excentrique. Puissant, magique, démesuré, voire choquant, le tantra reste pourtant extrêmement simple.

Le tantra, ou bouddhisme vajrayana, est très précis et exceptionnel

Pour faire comprendre le phénomène du tantrisme, ou la conscience tantrique, il faut préciser qu’on ne fait pas allusion ici à un vague processus spirituel. Le tantra, ou bouddhisme vajrayana, est très précis et exceptionnel. Pas question de réduire le vajrayana à une sorte de bouillie spirituelle ou philosophique. Au contraire, il faut l’examiner sur les plans technique, spirituel et personnel – au sens strict de ces mots – et étudier ce que la tradition tantrique peut offrir de singulier aux êtres.

L’expérience tantrique

Dans ce livre, nous examinons le tantrisme d’un point de vue théorique. Nous y entrevoyons une région à laquelle nous finirons peut-être un jour par avoir accès. Il s’agit donc d’une situation quelque peu hypothétique, mais rien ne nous empêche de nous en rapprocher en nous fondant sur notre propre expérience. L’avenir du bouddhisme dépend, à la fois, de notre capacité à continuer de découvrir ce dont le bouddha a fait l’expérience, et du partage de cette expérience avec autrui. Nous devons donc nous identifier personnellement à l’expérience tantrique et non y voir une autre escapade spirituelle.

La continuité de la voie bouddhique repose sur l’expérience personnelle

Le vajrayana est essentiellement le fruit d’une compréhension complète du bouddhisme hinayana et mahayana. L’évolution des trois yana – hinayana, mahayana et vajrayana – constitue un processus ininterrompu. Du reste, le mot tantra ou gyü (rgyud), en tibétain, signifie « continuité ». Un fil continu parcourt toute la voie bouddhique : c’est notre expérience personnelle des enseignements bouddhiques et notre engagement à les suivre. Nous avons généralement l’impression qu’un fil commence quelque part. Selon les enseignements bouddhiques, toutefois, ce fil ne commence nulle part ; c’est pourquoi il y a continuité. En fait, il n’y a même pas de fil, mais en même temps, le fil est continu.

Comprendre la personne qui traverse l’expérience

Nous ne sommes pas en mesure, à ce stade, d’examiner la nature du tantra. Puisque la continuité de celui-ci repose sur l’expérience personnelle, il nous faut d’abord comprendre la personne qui traverse l’expérience. Il faut savoir qui est l’étudiant du tantra : qui est-il ou qu’est-ce qu’il est ? Pour commencer, il nous faut repartir à zéro et déterminer qui perçoit le tantrisme, c’est-à-dire qui est le tantrika ou pratiquant du tantrisme.

La nature tantrique

On peut avancer que certaines personnes ont une nature tantrique. Elles ne manquent pas d’inspiration dans la vie ; elles se rendent compte que quelque chose de réel a véritablement lieu et elles ont le sentiment que l’expérience de l’énergie ne leur est pas étrangère. Il se peut qu’elles se sentent menacées par cette énergie, il se peut aussi qu’elles manquent d’énergie, mais le monde qui les entoure les intéresse personnellement, qu’il s’agisse du monde visuel ou auditif ou de celui des autres sens. Ces personnes s’intéressent au fonctionnement des choses et à la manière dont celles-ci sont perçues. Ce vif intérêt pour les perceptions est par nature tantrique. Un problème se pose néanmoins au pratiquant tantrique en herbe bien inspiré : il arrive souvent que le monde des sens le fascine trop. Quelque chose lui manque : même s’il a de l’inspiration, il n’a peut-être pas établi un lien authentique avec le monde sensoriel, ce qui fait obstacle à la compréhension réelle du tantra. Peu importe, on peut le considérer comme un fœtus tantrique, un membre éventuel de la famille des tantrikas.

L’identité véritable du tantrika

Lorsque nous commençons à chercher l’identité véritable du tantrika, notre recherche nous ramène toujours plus loin en arrière, au fondement même de la pratique bouddhique : les enseignements hinayana. Dans cette optique, le hinayana est tantrisme. C’est une source d’inspiration, pour le hinayaniste, d’entrevoir l’absence du moi, qui correspond aussi à l’absence de Dieu, ou de faire l’expérience du non-moi. Lorsqu’il se rend compte qu’il n’y a pas d’être individuel ni de personnalité qui perçoive les entités externes, la situation s’ouvre. Il n’est pas nécessaire de limiter les choses au moyen d’un être divin conceptualisé, qu’on appelle traditionnellement Dieu. On examine simplement qui on est. On trouve, ce faisant, grâce au regard hinayaniste et tantrique, qu’on n’est personne. On peut se demander :  » Mais comment est-ce possible ? J’ai un nom. J’ai un corps. Je mange. Je dors. Je vis ma vie. Je porte des vêtements « . C’est justement là la question : on comprend mal ce moi, ce moi inexistant. On présume que quelque chose est là parce qu’on mange et qu’on dort, parce qu’on est en vie ou qu’on porte un nom. Cette méprise très courante remonte à très loin, et on refait l’erreur sans cesse, à tout instant. Le simple fait d’avoir un nom ne veut pas dire qu’on ait un moi. Comment saisir cela ? Parce que si l’on n’utilise pas de tels points de référence – nom, vêtements -, si l’on cesse de dire  » Je mange, je dors, je fais ceci et cela « , il y a soudainement une énorme brèche.

Les points de repère relatifs

De la même façon, on a souvent recours à des points de repère pour montrer qu’on n’existe pas. On dit qu’on n’existe pas à cause de quelque chose d’autre. Il arrive qu’on lance  » Je n’existe pas puisque je n’ai pas le sou « . Quelque chose ne tourne pas rond dans cette logique puisqu’on s’accroche encore à l’idée du sou qu’on n’a pas. Cela ne veut pas dire par contre qu’il faille essayer de détruire les points de repère relatifs.

Prenons un exemple extrême. Pendant les années 1960, certains ont tenté, hystériquement, de ne pas exister. Ils espéraient se rendre invisibles en détruisant des pièces d’identité et documents divers, tels des actes de naissance et ordres d’incorporation. Mais le geste même d’éliminer un ordre d’incorporation restait une affirmation délibérée de leur individualité. En se débattant pour ne pas exister, ils étaient encore aux prises avec la question de l’existence.

Un regard direct sans point de référence

Dans la tradition bouddhique, découvrir la non-existence, ou le non-moi, n’a rien à voir avec la destruction des points de référence relatifs ; qu’on essaie de les conserver ou de les détruire, le problème reste le même. La démarche bouddhique n’a pas recours aux points de repère, quels qu’ils soient. Dans ces conditions, on ne découvre pas qu’on existe ou qu’on n’existe pas. Au contraire, on jette un regard direct sans point de référence, sans même regarder pour ainsi dire. C’est peut-être une grande exigence, mais qu’à cela ne tienne. Allons au cœur de la question. Lorsqu’on tente de se voir sans point de repère, il est possible qu’on en arrive à une impasse où l’on ne sache plus quoi faire. Il se peut qu’on se sente tout à fait perdu et qu’on ait l’impression que tout cela est vraiment étrange :  » Je ne peux même pas commencer. Comment puis-je faire quoi que ce soit ? » Il peut arriver à ce stade que l’idée de commencer par le commencement effleure notre esprit. On s’approche de la vérité lorsqu’on doit faire face à la désorientation, lorsqu’on ne sait plus trop comment se prendre en main, sans point de repère. En même temps, on n’a pas trouvé la racine de la réalité, si racine il y a.

On ne découvre rien du tout

Impossible de déterminer d’où part le fil tantrique sans en arriver à la conclusion qu’on n’existe pas. On peut essayer d’y aboutir par la voie de la logique. Mais il faut tirer cette conclusion à partir de sa propre expérience et dépasser la stupidité et le brouillard. A ce stade, la confusion consiste à ne pas savoir comment démarrer. C’est à partir de là qu’on peut commencer à sentir que le fil n’a pas de point d’origine et que, du reste, il n’a pas de fin. On avance donc, mais on a peut-être l’impression d’être assez stupide, comme une espèce de méduse ou de robot. On ne découvre rien du tout et l’aventure, au total, semble plutôt morne.

Danser avec l’humour

D’après la tradition tantrique, la seule façon de sortir du brouillard, ou d’y pénétrer, c’est de voir avec humour le fait qu’on est dans de beaux draps. On essaye de se retrouver, mais ça ne marche pas. On éprouve une grande lourdeur ; c’est le calme plat, on a l’impression de bloquer la route. Quelque chose nuit, mais on est incapable de trouver ce qui fait obstacle exactement. N’empêche que quelque chose, quelque part, est encombrant. Ou peut-être pas ? Avec un peu d’humour, on commence à trouver que même la monotonie, le manque d’inspiration, la solidité et le brouillard ne cessent de danser. Il faut apprendre à s’enthousiasmer et être de la danse au lieu de se contenter bêtement de mieux se sentir. Lorsqu’on commence à danser avec l’humour, la stupidité apparente perd un peu de sa lourdeur. Mais un doute subsiste : on ne sait pas vraiment si l’on ne fait que se regarder avec humour pendant que la stupidité gagne de plus en plus de terrain, ou s’il est réellement possible de s’en sortir. L’incertitude plane, quelque chose demeure dans le brouillard absolu, quelque chose de très ambigu.

Découvrir l’ambiguïté

C’est à ce moment-là qu’on peut finalement établir un rapport avec l’ambiguïté. Dans la tradition tantrique, découvrir cette ambiguïté s’appelle  » découvrir la syllabe-germe « . On appelle l’ambiguïté une  » syllabe-germe  » lorsque celle-ci devient un point de départ plutôt qu’une source de problèmes. Lorsqu’on accepte l’incertitude comme base de travail, on commence à découvrir qu’on n’existe pas. On peut faire l’expérience de l’ambiguïté et l’apprécier en tant que source de confusion et source d’humour. La découverte de la non-existence est issue de l’expérience de l’énergie et de l’humour, et de celle de la lourde « chosité » ou forme de la confusion. Mais la « chosité » ou la forme ne prouve pas l’existence de l’énergie, et l’énergie n’est pas une preuve de l’existence de la forme. Il n’y a donc aucune confirmation, il y a seulement une ambiguïté. On reste encore perplexe. Mais à ce stade, toutefois, la désorientation qu’on éprouve a un goût de liberté plutôt qu’une apparence de brouillard.

Qui pose la question

L’expérience de l’ambiguïté est personnelle plutôt qu’analytique. On commence à se rendre compte que, dans les faits, on n’existe pas. On n’existe pas parce qu’on existe : voilà la conclusion joyeusement mordante de notre ambiguïté. Et le monde existe à cause de notre inexistence. On n’existe pas, par conséquent le monde existe. Une énorme plaisanterie se cache derrière tout ça, une farce gigantesque. On peut se demander :  » Qui nous a fait le coup ?  » C’est difficile à dire. On n’en sait vraiment rien. A telle enseigne qu’il peut même s’avérer impossible de mettre un point d’interrogation à la fin de notre phrase. Mais cela reste néanmoins l’objet de notre étude du tantrisme : trouver qui pose la question, qui a monté ce coup, si tant est que quelqu’un en soit responsable.

Faire personnellement l’expérience de la non-existence

Le débutant doit s’appliquer à se rendre compte de la non-existence, à la comprendre et à en faire l’expérience. Il est capital de saisir que la vue, l’odorat, les couleurs, les émotions, la non-forme et la forme sont autant d’expressions du non-commencement, de la non-existence et du non-moi. Il faut faire personnellement l’expérience de la non-existence plutôt que de recourir à la voie analytique ou philosophique pour y arriver. Cette expérience intime est extrêmement importante. Pour s’engager convenablement dans le tantra et devenir de bons élèves tantriques, il faut faire l’expérience de l’inexistence, même si la voie semble embrouillée, pénible ou ennuyeuse. Sinon, la démarche est complètement stérile.

©ChögyamTrungpa Rinpotché

© Traduction française, Les Traductions Nalanda, 1990.

Ce texte est le premier chapitre de la traduction française de  » Journey without goal « , qui sera bientôt publié intégralement en langue française. Nous remercions chaleureusement Stéphane Bédard pour son aimable autorisation de reproduction dans la revue.

 

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