L’esprit et ses transformations

2.2 Vies, morts et renaissances

2.2.10. Les pratiques du moment de la mort

«Sans penser que la mort va venir,
Je m’absorbe en des perspectives à long terme
Mais après avoir maintes fois accompli
les futiles activités de cette vie,
J’en repartirai les mains vides.
Quelle erreur, car j’ai assurément besoin
de la compréhension du dharma excellent.
Aussi, pourquoi ne pas le pratiquer maintenant ?.»
Padmasambhava, Texte racine du Bardo Tödröl.

Au moment de la mort, nous ne sommes pas libres car le karma conditionne notre esprit : il détermine le cours du bardo et la renaissance que nous prendrons. Aussi, ce qui importe le plus, est-il ce karma et notre expérience intérieure véritable. C’est pourquoi il est essentiel, dès maintenant, de prendre conscience de la nécessité d’un travail spirituel, d’étudier et de se consacrer à la pratique, vivant en accord avec la discipline fondée sur le karma, et cultivant autant que nous le pouvons les pratiques qui nous aideront au moment de la mort1Voir infra aussi L’impermanence et la mort..

Les pratiques libératrices dans les différents bardos

Des durées théoriques sont indiquées pour chacun des bardos : pour celui de la mort, le temps d’un repas, pour celui de la vacuité, trois jours et demi, et pour celui du devenir, quarante-neuf jours. Néanmoins, ce sont là des indications très générales : ces durées varient selon la force des actes positifs et négatifs composant le karma. De plus, la durée des jours dont il s’agit ne correspond pas toujours précisément à celle des jours solaires. Aussi, la libération peut-elle survenir après un laps de temps variable. Il est même possible qu’il n’y ait pas du tout de bardo.

Sur la base de la pratique générale du dharma, diverses pratiques spécifiques peuvent, si elles ont été maîtrisées durant la vie, amener la libération lors des divers bardos parcourus au moment de la mort et après.

– Si durant notre vie nous avons réalisé Mahâmudrâ2Voir infra La pratique de Mahâmudrâ., la nature de l’esprit, nous pouvons, à la fin du bardo de la mort, reconnaître la claire lumière et obtenir la libération. À la place de l’état d’inconscience ordinaire, apparaît alors l’essence lumineuse de l’esprit qui, comme un flambeau allumé, dissipe définitivement les ténèbres de l’ignorance.

– Si l’on a pratiqué le sâdhana d’un yidam3Voir infra La pratique d’un yidam., d’un bouddha de méditation, telle que le sâdhana de Chenrézi, le bouddha de la compassion, récité son mantra et développé une bonne habitude de sa méditation, cette pratique sera particulièrement précieuse au moment de la mort. Il peut alors y avoir rencontre de l’influence spirituelle de Chenrézi d’une part, et des habitudes de pensée, des empreintes positives déposées en notre esprit par la pratique d’autre part. Les phases du sâdhana ont le pouvoir de nous libérer lors des bardos. Nous pouvons obtenir la libération à l’une ou l’autre de leurs étapes, devenir réellement Chenrézi, et naître alors à sa présence, en son domaine pur.

– Il existe aussi des méditations et des instructions particulières sur les bardos, telles que celles du Bardo Tödröl, le Livre tibétain des morts. Ces méditations et ces instructions permettent également la libération à différentes étapes des bardos, en nous apprenant à reconnaître la nature des bardos et particulièrement le caractère illusoire des apparitions du bardo du devenir. Ces instructions s’appliquent à partir du moment où prend fin la totale inconscience du bardo de la vacuité, quand l’esprit s’éveille aux manifestations fugaces de rayons, de formes lumineuses et de divinités, puis tout le temps que dure le bardo du devenir.

– Si, de notre vivant, nous n’avons ni réalisé l’expérience de la claire lumière ni médité le sâdhana d’un yidam ni pratiqué les enseignements du bardo, il est encore possible au moment de la mort de pratiquer le « transfert, éjection de la conscience » – « powa » en tibétain –, qui permet de transférer la conscience en un état libre du samsâra. S’il est pratiqué avec succès lors du bardo du moment de la mort, la conscience n’est pas entraînée dans le bardo de la vacuité ni dans celui du devenir. Elle est immédiatement projetée vers un état d’existence supérieure. Cela est possible, que ce soit par l’entraînement effectué en cette vie ou par la compassion d’un lama qualifié qui l’effectue pour nous.

Dans la meilleure éventualité, celle d’une maîtrise complète, cette pratique permet de renaître dans ce qu’on appelle un « champ d’éveil », qui est un état spirituel libéré du samsâra et des dispositions du karma. C’est comme si nous étions catapultés de nos sièges dans le « champ pur de Sukhâvatî » – « Déwachen » en tibétain –, le « domaine de grande félicité », ou encore comme si nous étions un oiseau capable de s’envoler directement au firmament de l’éveil. Powa est une méditation que l’on peut accomplir facilement et qui, pour cette raison, est particulièrement précieuse.

Autrement, si powa n’est que moyennement maîtrisé, la naissance se fera encore dans le samsâra, mais en un état céleste et bienheureux, favorable à la libération. Dans l’éventualité la plus défavorable, nous reprendrons une existence humaine pourvue des conditions favorables à la pratique spirituelle.

Par la réalisation de powa, la libération a lieu sans passage par les bardos. L’absence de bardo peut aussi arriver, à l’extrême inverse, dans le cas de personnes responsables d’actes négatifs extrêmement graves : la force de ceux-ci est tellement intense qu’au moment où ces personnes expirent, elles reprennent naissance immédiatement dans des états infernaux, sans l’intermédiaire des autres bardos.

– D’une façon générale, si durant notre existence nous avons pris l’habitude d’adresser des prières à notre lama, aux Trois joyaux ou à un aspect particulier du bouddha, ces habitudes, imprimées en notre esprit, établissent dans le bardo du devenir, une connexion nous mettant en contact avec leur influence spirituelle qui nous protège et nous conduit à la libération.

Souhaits pour renaître en un champ d’éveil

Les imprégnations de l’esprit sont déterminantes au moment de la mort et dans le bardo : même si nous n’avons pas fait de pra­tiques spécifiques ni reçu leurs instructions, les prières et les souhaits accomplis de notre vivant et dont notre conscience est imprégnée, dirigent spontanément notre esprit vers un champ d’éveil libre des conditionnements du samsâra.

Parmi les divers aspects du bouddha vers lesquels il est possible de diriger son esprit, Amitâbha, Chenrézi et leur champ d’éveil Sukhâvatî, sont particulièrement importants.

Si, de notre vivant, nous faisons des souhaits pour renaître en Sukhâvatî, à notre mort, sans que nous nous y rendions comme en un lieu physique ordinaire, nous y naîtrons vraiment, par la seule pensée des souhaits de Sukhâvatî. En effet, notre corps de cette vie, « corps de karma à pleine maturité », est composé d’éléments substantiels auxquels nous nous identifions, ce qui empêche l’esprit de se rendre librement où il le souhaiterait. Par contre, dans le bardo du devenir, ce corps matériel n’étant plus, le corps mental a le pouvoir de se déplacer comme la pensée. C’est alors que, par le pouvoir des souhaits formulés par le bouddha Amitâbha, par Chenrézi et par nous-mêmes, peut s’établir une connexion qui dirige l’esprit vers Sukhâvatî et l’y fait vraiment naître. Cela est particulièrement possible durant la première semaine de l’existence dans le bardo du devenir ; lorsque nous prenons de nombreuses fois conscience que nous sommes morts, alors, par la force des habitudes installées de notre vivant, nous adressons à Amitâbha et Chenrézi nos prières pour renaître en Sukhâvatî et, par le pouvoir de celles-ci, en un seul instant, nous pouvons y reprendre naissance effectivement. Ainsi, si pendant notre vie nous récitons régulièrement et sincèrement les souhaits de Sukhâvatî, nous porterons en nous, à notre mort, l’aspiration à y aller. Cette aspiration agira sur notre esprit et deviendra le moyen d’y renaître et d’y obtenir la libération plus rapidement que si nous voyagions en avion ou en fusée !

Cependant peuvent se présenter des obstacles à cette naissance en Sukhâvatî. Si, par exemple, notre famille ou notre conjoint nous pleurent ou nous demandent de revenir à la vie, si l’attitude de nos proches provoque en nous tristesse, attachement ou colère, notre esprit ne pourra alors se diriger vers Sukhâvatî, partagé qu’il sera entre deux pensées : l’aspiration à se rendre en Sukhâvatî et le souvenir de ceux qui lui sont chers. Les liens de l’attachement peuvent être alors suffisamment contraignants pour rendre vain l’élan de la pensée vers Sukhâvatî. Il en sera de même si nous demeurons attachés au monde que nous venons de laisser, à nos possessions ou à notre position sociale. Ces liens dirigeront notre esprit de nouveau vers ce qu’il vient de quitter et le détourneront de Sukhâvatî. Fort heureusement, il existe un moyen pour parer ce danger : s’habituer dès maintenant à considérer tous ceux qui nous sont chers, ainsi que ce que nous possédons, comme une offrande définitive à Amitâbha et à Chenrézi. La pensée que les êtres et les choses ne nous appartiennent plus neutralise le mouvement affectif qui, autrement, nous y lierait. D’une façon générale, nous offrons ­ainsi à Amitâbha et à Chenrézi, tout ce à quoi nous pourrions être ­attachés et, leur ayant ainsi fait cette dédicace pleine et complète, nous ne conservons aucun attachement.

Les personnes âgées dont l’engagement dans le dharma est récent peuvent penser, à juste titre, qu’elles n’auront pas le temps d’aborder beaucoup de pratiques profondes, comme celle de Mahâmudrâ et d’autres, qui permettent d’atteindre l’éveil en cette vie ; elles peuvent se dire qu’elles n’ont plus les capacités ni le temps de se consacrer à des pratiques longues et difficiles. Ce ne doit pourtant pas être une cause de découragement ; avoir grande confiance en Amitâbha et Chenrézi, faire des souhaits sincères pour renaître dans le champ pur de Sukhâvatî et réciter le mantra de Chenrézi ont pour résultat infaillible d’y naître juste après la mort.

La naissance en Sukhâvatî est apparitionnelle, c’est-à-dire que l’être qui renaît apparaît immédiatement en présence d’Amitâbha et de Chenrézi. La vision directe que nous en avons alors est telle qu’elle fait atteindre immédiatement la première terre de bodhisattva, nommée « joie extrême4Voir infra L’éveil et les trois corps du bouddha. ». Cet état correspond à l’éveil initial, à partir duquel il n’est plus de retour dans les chaînes du samsâra : c’est la libération initiale. Le nom de ce champ pur d’Amitâbha, « Sukhâvatî », signifie « grande félicité », car l’esprit, libéré de toutes les souffrances et douleurs du samsâra, n’y connaît que bonheur et joie. Renaître en cet état spirituel met un terme au cycle des renaissances ; l’esprit y est libéré du voile du karma, ses qualités éveillées commencent à se révéler et à œuvrer pour le bien des êtres. Mais si l’esprit est alors bien purifié du voile du karma et de la plus grande part du voile des passions, il lui reste encore des impuretés subtiles. Il s’agit néanmoins d’un état qui jouit de qualités éveillées importantes, à partir desquelles il est possible d’aider les autres êtres, tous ceux qui sont restés dans le samsâra. Il est possible de mettre en œuvre divers moyens pour leur venir en aide et les conduire vers la libération.

D’une façon générale, il existe de nombreux domaines d’éveil : au niveau du corps informel du bouddha, le dharmakâya ; au ­niveau du corps d’expérience parfaite, le sambhogakâya, et au niveau du corps d’émanation, le nirmanakâya5Voir infra Les étapes de la réalisation.. Sukhâvatî est un domaine d’éveil avec des formes, au niveau du nirmanakâya, le corps d’émanation. De ce fait, il est encore soumis à certaines limitations. Pour donner un exemple, en Sukhâvatî, demeure une sorte de changement, une forme d’impermanence. Ce ne sont certes pas l’impermanence et le changement grossiers que nous connaissons dans le plan d’existence qui est le nôtre, mais c’est cependant une forme subtile de changement.

Il y a quatre facteurs déterminants pour renaître en Sukhâvatî :

– Le premier est de se représenter clairement la présence de Sukhâvatî, d’Amitâbha et de Chenrézi, de développer intensément le sentiment de leur présence réelle, leur magnificence et leur domaine où toutes les apparences sont brillantes et lumineuses comme si elles étaient faites de joyaux.

– Le deuxième est notre pratique du dévoilement-dévelop­pement6Voir Le double développement., la purification des voiles de l’esprit et le double développe­ment de bienfaits et d’intelligence immédiate.

– Le troisième est la motivation altruiste de bodhicitta, l’esprit d’éveil7Voir infra Bodhicitta et l’engagement de bodhisattva..

– Fondé sur bodhicitta, le quatrième facteur est l’aspiration qui ­provient de souhaits puissants et sincères pour renaître en Sukhâvatî.
De ces quatre facteurs, c’est l’aspiration qui est la plus importante et la plus déterminante.

Ces instructions sur Sukhâvatî ne sont pas seulement une pro­messe pour l’avenir ; être convaincu de leur validité et les appliquer dissipent de nombreuses souffrances en cette vie même.

La vieillesse est habituellement accompagnée d’un cortège d’afflictions : manger beaucoup crée des troubles, manger peu en crée d’autres ; nous ne sommes pas à l’aise dans des vêtements épais et chauds, mais des vêtements légers ne garantissent pas du froid… Plus encore que ces incommodités physiques, pèse la souffrance mentale de l’approche de la mort. Par contre, si nous faisons des souhaits dès maintenant pour renaître en Sukhâvatî et si nous avons la conviction que ces souhaits se réaliseront, la vieillesse, loin d’être cause de tourments, devient source de joie, par l’espérance de quitter rapidement ce monde pour un autre, meilleur.

Si vous ne pouvez faire ces diverses pratiques ni même des souhaits pour renaître en Sukhâvatî, vous pouvez au moins vous informer de ce que sont les dix actes positifs et les dix actes négatifs, vous exercer à adopter les premiers et à abandonner les seconds ; cela vous conduira, ultérieurement, à obtenir une existence humaine heureuse, dans laquelle vous pourrez rencontrer le dharma et avancer progressivement sur la voie de l’éveil.

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