L’esprit et ses transformations

2.2 Vies, morts et renaissances

2.2.11. La vie humaine et ses problèmes

«Les bonheurs des trois devenirs
sont tels la rosée sur un brin d’herbe,
Ils sont tous éphémères
et sujets à destruction en un instant,
Aussi, vers le suprême état de la libération immuable,
Toujours déployer de grands efforts,
est la pratique d’un bodhisattva.»
Togmé Zangpo, Les Trente-sept pratiques des bodhisattvas.

Dans le monde humain, l’existence peut être relativement heureuse, bien que tous les hommes, constamment dépendants des trois formes de mal-être, y subissent maintes difficultés.

Les trois formes de mal-être

– La première forme de mal-être ou de dysharmonie est très subtile, c’est le « mal-être inhérent à l’individualité ». Il est dû aux imperfections et limitations inhérentes au seul fait d’exister, au seul fait d’être composé des cinq agrégats constitutifs de l’individualité.

Nous avons déjà parlé de ces agrégats : forme, sensation, conception, facteurs et conscience1Voir supra Les cinq constituants de l’individualité.. L’être composé par ces cinq agrégats est conditionné et imparfait. Ces conditionnements et imperfections constituent la première forme de mal-être dite « inhérente aux agrégats de l’individu­alité ». Elle leur est inhérente tout comme le beurre est potentiellement dans le lait ; étant constitués des cinq agrégats, par cela même, nous existons sous cette forme subtile de mal-être. Néanmoins, elle est tellement subtile qu’elle est imperceptible et, d’ordinaire, nous ne nous en rendons même pas compte. Elle pourrait alors être comparée à un grain de poussière dans notre main. Par contre, quand on atteint un niveau de réalisation avancé, lorsque les souffrances grossières se sont grandement dissipées, cette forme de mal-être devient beaucoup plus présente ; elle est alors perçue avec beaucoup plus d’acuité, comme si le grain de poussière venait se loger dans notre œil !

Ce mal-être de l’individualité est le fondement à partir duquel se développent, sous l’influence d’agents divers, toutes les autres formes de mal-être et de souffrances.

– La deuxième forme de mal-être, qui est déjà beaucoup plus perceptible, est dite « mal-être du changement ». C’est, en fait, un mal-être latent dans ce que nous appelons ordinairement le bien-être, les plaisirs et le confort, qu’ils soient mentaux ou physiques. Il appartient aux désirs, aux attachements et à l’impermanence. C’est la frustration ou le déplaisir éprouvés chaque fois que quelque chose que nous aimons et qui nous est agréable change, se détériore ou disparaît.

– La troisième forme de mal-être est ce que l’on nomme communément « la souffrance », telle qu’elle nous afflige dans la douleur et les malheurs. C’est le « mal-être de la souffrance », constitué des peines et des problèmes qui peuvent se surajouter les uns aux autres dans notre existence quotidienne.

Les principales souffrances humaines

Quatre souffrances principales affectent la condition humaine : la naissance, la vieillesse, la maladie et la mort. Le fait de réfléchir à ces souffrances et de prendre conscience de leur réalité aide à comprendre le caractère insatisfaisant de l’existence dans le samsâra, permet de se libérer des attachements à l’existence ordinaire et ainsi de tendre vers la libération.

–Nous avons déjà évoqué les souffrances de la naissance en par­lant du bardo de la naissance à la mort, aussi n’y reviendrons-nous pas2Voir supra Le bardo de la naissance à la mort..

–Les souffrances de la maladie sont souvent intolérables. Nous subissons la surveillance des médecins, et devons nous soumettre à des examens rigoureux. Nous sommes dépendants et voyons avec peine s’épuiser ce dont nous avons besoin. Nous n’arrivons même plus à tenir assis sur notre lit, nous n’avons le cœur ni à manger, ni à boire, et ne pouvons plus assouvir nos désirs ; quand le jour touche à sa fin, il reste encore à passer la nuit interminable. C’est une période de peines terribles.

–Les souffrances de la vieillesse aussi sont immenses. Notre corps, qui était droit et stable, se voûte, se tasse, et doit s’appuyer sur une canne. Nos cheveux changent de couleur et tombent, nous devenons chauves et dépourvus de tout attrait. Notre peau, auparavant douce et fine comme de la soie de Chine, devient un amoncellement de rides épaisses et rêches, tout comme une fleur de lotus, rose quand elle vient de s’épanouir, devient grisâtre et informe lorsqu’elle se fane. La force du corps s’épuise : debout ou assis, il se fatigue. L’esprit s’affaiblit et nous n’avons que peu d’entrain pour quelque activité que ce soit. Les sens perdent leur acuité : les yeux ne voient plus clairement, les oreilles n’entendent plus, le nez ne sent plus, la langue ne peut plus goûter les saveurs, le toucher n’apporte plus de plaisir, les souvenirs ne sont plus clairs : ce qui est un instant présent à l’esprit est oublié dans le moment qui suit. Nous ne pouvons plus nous adapter, nous sentons que nous n’avons notre place nulle part. Notre compagnie n’est plus appréciée, on ne nous regarde plus qu’avec commisération ; nos richesses d’autrefois se dissipent, ainsi que notre autorité. Les possibilités de cette existence sont finies, notre énergie décline et s’éteint. Nous réalisons qu’il ne reste d’autre avenir que la mort, et cela nous déprime.

– Les souffrances de la mort sont telles que lorsque ses affres nous consument, nous sommes coupés de toute joie et pris par les seuls tourments de la maladie. Notre bouche est sèche, notre visage décomposé, et nos membres tremblotants ne peuvent plus se mouvoir. La maladie nous macule de salive, de sueur, d’urine et de vomissures. Dans nos peines, nous laissons échapper des sons rauques. Après l’échec de tous les remèdes, les médecins nous abandonnent. De violents fantasmes s’élèvent alors dans notre esprit, provoquant frayeur et panique. Les mouvements de notre respiration s’arrêtent, puis, bouche et narines béantes, nous nous en allons par-delà ce monde, bouleversés par la grande migration de la mort. Nous entrons dans la grande obscurité, sombrons dans l’abîme et sommes emportés par le grand océan, balayés par le vent du karma.

Au moment du départ inéluctable, il nous faut tout laisser derrière nous et abandonner richesses, privilèges, influence, maison, famille et même notre corps tant chéri. Des larmes perlent sur notre visage et, alors que nous nous en allons, se manifestent progressivement les différents signes du bardo du moment de la mort. Puis, après les expériences du bardo, nous reprenons naissance dans l’état correspondant à notre karma.

Outre ces quatre grandes souffrances, les hommes éprouvent encore celles d’être séparés, par les événements de la vie ou par la mort, de ceux qui leur sont chers : père, mère, enfants, petits-enfants, conjoint, tous ceux qu’ils aiment tendrement et auxquels ils sont attachés.

Ils peuvent aussi souffrir de rencontrer des êtres qui leur sont hostiles, d’être dépossédés de leurs biens, soumis, battus, tués ou traînés en justice, et cela jusqu’à en oublier le jour de manger et la nuit de dormir !

Nous souffrons aussi dans la condition humaine de ne pouvoir obtenir ce que nous voudrions et de ne pouvoir garder ce que nous possédons.

Aujourd’hui plus que jamais, en notre époque de passions, nous sommes continuellement tourmentés, jour et nuit, par des préoccupations et des désirs matériels, par l’attachement et par l’aversion.

Il est maintenant très important que nous reconnaissions ce qu’il y a de nuisible dans les désirs, les attachements aux possessions matérielles et les passions. Si nous comprenons que tous les phénomènes du samsâra sont aussi insaisissables que les rides à la surface de l’eau, qu’ils sont des apparences illusoires, irréelles comme des hallucinations ou des rêves, alors nous pourrons ne pas être attachés, nous saurons nous contenter de ce que nous avons et pourrons demeurer heureux, l’esprit disponible et en paix.

Nous avons ainsi, par la pratique du dharma, la possibilité de nous libérer définitivement du samsâra, et de naviguer jusqu’au-delà de celui-ci, la suprême félicité de l’état de bouddha.

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