L’esprit et ses transformations

2.2 Vies, morts et renaissances

2.2.4. Le bardo du moment de la mort

«Lorsqu’apparaîtra le bardo du moment de la mort
Puissé-je abandonner les attachements
Et les fixations de l’esprit,
Et m’engager sans distraction
Dans la voie éclairée par les instructions.
Mon esprit projeté en la sphère de l’espace incréé,
Séparé du corps de chair et de sang,
Je saurai ce que sont l’impermanence et l’illusion.»
Padmasambhava, Texte Racine du Bardo Tödröl.

Nous allons maintenant aborder une description succincte des quatre grands bardos, en commençant par le bardo du moment de la mort ou bardo de l’agonie. C’est la fin de la vie pendant laquelle les différents facteurs vitaux qui la soutenaient se détériorent et disparaissent. L’extinction de la vie est décrite comme la dissolution ou la « résorption externe » des différents principes élémentaires : terre, eau, feu, et vent, et « interne » des divers types de pensées et différentes consciences. C’est aussi la destruction des différents « souffles » qui animent le corps.

D’une façon générale, notre corps est gouverné par cinq souffles principaux nommés : souffles « de la fonction vitale », « de la fonction d’absorption », « des fonctions inférieures » (abdomi­nales), « des fonctions supérieures » (thoraciques) et « des fonctions omniprésentes ». Ces souffles animent la vie corporelle, leur bon ­fonctionnement assurant une bonne santé. Au moment de la mort, se manifeste un autre souffle, habituellement diffus dans tout le corps, qui s’appelle le souffle « du devenir et du karma ». Sa manifestation dérègle et perturbe les autres souffles ; différents symp­tômes pathologiques apparaissent et évoluent vers la mort.

La dissolution externe

Le premier souffle à être perturbé est celui régissant la fonction d’absorption. Il quitte sa localisation et ses fonctions ; nous ne pouvons plus nous nourrir, la nourriture absorbée n’est plus digérée ou les aliments sont rapidement rejetés. C’est ensuite le souffle de la fonction vitale qui est perturbé et change de localisation ; il en résulte au niveau de l’esprit un manque de clarté et des expériences pénibles. Puis les dérèglements affectent le souffle des fonctions inférieures, la rétention des excréments et urines est perturbée, avec des manifestations d’incontinence ou des possibilités d’occlusion intestinale. C’est ensuite le souffle de la fonction supérieure qui est atteint, nous avons des troubles de la déglutition avec une respiration courte et difficile. Enfin, c’est le souffle des fonctions omni­présentes qui est touché, avec une perte des sensations tac­tiles associée à des problèmes dans la mobilité des membres.

Les perturbations de ces souffles leur font quitter leurs localisations habituelles ; cette migration entraîne la destruction des « canaux subtils » par lesquels ils circulent, ainsi que celle de leurs ramifications centrales, les « roues ».

La destruction de ces canaux et de leurs « centres » est concomitante avec une dégradation des différents principes élémentaires du corps et des aspects physiques en rapport avec ceux-ci : forme corporelle, respiration, chaleur, sang et chair correspondant respectivement aux principes d’espace, de souffle, de feu, d’eau et de terre. Les souffles annexes, regroupés dans les cinq grands cités précédemment, migrent également et disparaissent en même temps que ceux-ci. La destruction de ces souffles fait progressivement disparaître les perceptions sensorielles.

Ce processus de destruction des cinq souffles est concomitant aussi avec la dissolution ou résorption des éléments, laquelle se fait des plus grossiers vers les plus subtils. C’est ainsi que l’élément terre se résorbe en l’eau, celle-ci en le feu, puis le feu en l’air et celui-ci en la conscience.

Chacune de ces étapes est caractérisée par des manifestations ou symptômes extérieurs, intérieurs, et plus intérieurs ou secrets.
– La dissolution commence donc par la résorption du principe élémentaire terre en eau. Les symptômes physiques ou exté­rieurs sont une disparition du tonus corporel telle que la tête a tendance à tomber, le tronc à s’affaisser, la flexion-extension des membres est difficile ; rester assis n’est plus possible, morve et salive s’écoulent.

Les signes intérieurs correspondent à des sensations vécues par le mourant durant cette phase : l’esprit manque de clarté, il est comme plongé dans une grande obscurité. De plus, le mourant a envie de bouger, il voudrait se déplacer, repousser ses couvertures ou se lever, mais il est dans l’incapacité physique de le faire. En fait, le corps immobile devient extrêmement pesant ; le mourant se sent terrassé, lourd, comme enseveli sous une montagne. Les yeux qui ne peuvent plus regarder droit ont tendance à se révulser.

En même temps que ces symptômes extérieurs et intérieurs, se développent aussi les symptômes secrets, les plus intérieurs, qui sont des expériences ou visions particulières. Pendant cette première résorption, en quelque endroit où se pose le regard la vision est instable comme un mirage, il y a des distorsions visuelles semblables à celles qui apparaissent dans le désert brûlant sous un soleil intense.

– La deuxième phase, qui correspond à la résorption de l’élément eau en l’élément feu, est caractérisée extérieurement par le dessèchement du nez, de la bouche et des narines ainsi que, éventuellement, par une perte de contrôle des sphincters entraînant des incontinences d’urine et de selles. Au niveau intérieur, l’esprit est très agité, perturbé par des pensées déplaisantes. Le mourant se sent comme entraîné par un flot et éprouve une impression de chute, d’engloutissement, associée à la perception d’un bruit comparable à celui d’une violente cascade. Au niveau secret, toutes ses expériences visuelles deviennent brumeuses, comme mélangées à des volutes de fumée.

– La troisième phase est la dissolution de l’élément feu en l’élément air. Les symptômes extérieurs en sont le refroidissement de la bouche et des narines, une respiration courte, une perte de sensibilité associée à la diminution de la chaleur vitale qui, ensemble, quittent jambes et bras depuis les extrémités et se résorbent de l’extérieur vers l’intérieur du corps. Les symptômes intérieurs sont des moments d’absence de clarté et de lucidité de l’esprit. Plus rien n’est vu clairement. Les symptômes secrets sont des apparences flamboyantes, il y a une sensation d’embrasement comme si l’univers était en feu ; elle est associée à des visions de points lumineux semblables à des lucioles.

– Vient ensuite la résorption de l’élément air en la conscience. Les symptômes extérieurs sont une respiration haletante avec une expiration longue, une inspiration courte et difficile. Les yeux se révulsent. La respiration finit par s’arrêter. Les symptômes intérieurs sont l’apparition de fantasmes en rapport avec le karma du mourant. Au moment de la mort, le corps est très faible mais, par contre, l’esprit est très fort. Cette faiblesse du corps associée à la force de l’esprit produisent des apparences illusoires très in­tenses. Si l’on a commis beaucoup d’actes négatifs dans sa vie, les fan­tasmes seront en rapport avec ceux-ci et feront s’élever peurs et craintes. Par exemple, un meurtrier qui aurait tué beaucoup d’animaux pourrait voir ces animaux le poursuivre et le dévorer. Le corps et la parole peuvent à ce moment manifester des signes d’effroi en émettant des cris ou des gémissements. Par contre, un pratiquant du dharma, dont le karma est positif, pourra vivre cette phase de façon extrêmement heureuse en rencontrant divers êtres divins, des êtres célestes de lumière. Intérieurement, peuvent aussi être entendus des sons qui rappellent le bruit d’un vent très violent, une sorte de vrombissement, de grondement très fort. Les symptômes secrets sont l’impression de s’évanouir et l’expérience d’une apparence semblable à la lueur d’une lampe à beurre.

La dissolution interne

La conscience se dissout ensuite en la vacuité. À ce moment, le corps reprend un peu de couleur, la respiration cesse et la chaleur se rassemble au-dessus du cœur. C’est le moment final de la mort. Cette dissolution de la conscience en la vacuité est caractérisée par des expériences de lumière appelées « luminosité blanche », « luminosité rouge » et « luminosité noire ». Elles correspondent à la résorption des principes masculin et féminin contenus dans le corps.

Notre corps subtil comprend en effet deux principes, respectivement masculin et féminin, localisés au sommet de la tête pour le premier et au niveau du nombril pour le second. Au moment de la mort, ils se résorbent l’un dans l’autre au niveau du cœur :
– Le principe blanc masculin descend d’abord du sommet de la tête vers le cœur. C’est le moment de l’expérience de luminosité blanche comparable à la clarté lunaire.

La résorption de la conscience est concomitante avec celle de ses pensées. Celles-ci se ramènent à quatre-vingts types, dont trente-trois sont issus de l’aversion, quarante du désir et sept de l’opacité mentale. Pendant cette première phase, ce sont les trente-trois ­types de pensées connectées avec l’aversion, la haine et la colère, qui se dissolvent. Même si notre ennemi le plus féroce ou l’assassin de nos parents était devant nous, nous n’aurions plus d’aversion envers lui.

– Puis le principe rouge féminin se résorbe, il monte du nombril vers le cœur ; c’est alors l’expérience de luminosité rouge compa­rable à la lumière solaire. Pendant celle-ci, ce sont les quarante types de pensées connectées avec le désir et l’attachement qui ­cessent. Même si un être divin, une déesse ou un dieu, merveilleux et charmant, se présentait, nous n’éprouverions plus aucun désir.
– Lorsque les deux principes se résorbent dans le cœur, la cons­cience perd sa faculté de connaissance. C’est l’expérience de « luminosité » noire semblable à un bleu profond ou à une nuit obscure. Chez un être ordinaire, l’esprit sombre dans l’obscurité. À ce moment, les sept types de pensées en rapport avec l’opacité mentale cessent. Quel que soit alors le spectacle qui puisse apparaître, nous n’en penserions plus rien de bon ou de mauvais.
Tout ce processus de dissolution, depuis le début jusqu’à cette expérience de luminosité noire, est appelé le « bardo du moment de la mort ».

– À la fin de cette dissolution se révèle la claire lumière, la nature fondamentale de l’esprit. Tous les êtres en font l’expérience, mais un être ordinaire ne la reconnaît pas et, pour lui s’y substitue une période d’absence d’expérience, d’inconscience. C’est l’absence de réalisation, l’ignorance, qui fait sombrer l’être ordinaire dans cette phase d’inconscience complète qui remplace l’expérience de la claire lumière. Mais, même si elle est extrêmement fugace et n’est pas reconnue, cette expérience de claire lumière apparaît chez tout être.

Par contre, si l’on a, de son vivant, reconnu la véritable nature de l’esprit, c’est-à-dire si l’on a réalisé ce qui est nommé « Mahâmudrâ », à ce moment final du bardo de la mort, l’esprit peut reconnaître la claire lumière fondamentale et, dans la mesure où la réalisation en est stable, y rester absorbé.

Pour un tel yogi, la claire lumière fille, celle qui a été expérimentée pendant sa vie, et la claire lumière mère, fondamentale, s’unissent. C’est alors l’état de bouddha.

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