L’esprit et ses transformations

2.2 Vies, morts et renaissances

2.2.9. Les douze facteurs interdépendants et les bardos

Moines, quand ceci est, cela vient ;
Quand ceci naît, cela apparaît ;
Ainsi en est-il depuis : « l’ignorance qui cause les facteurs »,
Jusqu’à « la naissance qui cause vieillesse et mort ».
Shâlistambhasûtra.

Toute existence du samsâra dépend des conditions et des fac­teurs qui la composent : aucune n’a de réalité autonome. Avec le changement des conditions, les phénomènes que sont ces existences naissent et meurent ; ils ne sont ni permanents, ni indépendants.

Tous les états d’existence conditionnés du samsâra apparaissent, demeurent puis disparaissent, dans les interactions et les transitions de facteurs interdépendants. Apparition et disparition, naissance et mort, se succèdent ainsi constamment.

Le diagramme traditionnel présenté ci-contre, nommé « cycle du samsâra », « ronde des naissances » ou « roue de la vie », illustre la séquence de douze éléments constituant l’apparition et la disparition de la conscience et de ses expériences : le samsâra. Ces douze éléments ou facteurs, que nous avons déjà évoqués1Voir supra Karma, interdépendance et vacuité., peuvent être mis en parallèle avec la succession des bardos et les transformations de l’esprit que nous venons de décrire dans les chapitres ­précédents. Ce sont des présentations complémentaires qui se recoupent.

Les divers maillons de ce processus de réactions en chaîne existent les uns par rapport aux autres ; chacun naît des précédents et produit les suivants ; ainsi, par exemple, là où il y a devenir, il y aura naissance, puis détérioration et finalement mort.

– À la mort, pour un être ordinaire, survient la période d’inconscience ou d’ignorance du bardo de la vacuité. Cette « ignorance » est le point de départ du cycle de l’illusion, le premier des voiles de l’esprit à partir duquel tous les autres se constituent. Dans les maillons à la périphérie de la roue de la vie, elle est symbolisée par un aveugle cherchant sa voie à tâtons avec un bâton. Elle est aussi, au cœur de celle-ci, dans le moyeu autour duquel tourne tout le samsâra.

– Puis, sur la base de l’ignorance et sous l’influence des « facteurs formateurs » latents en la conscience fondamentale, il y a un renouveau d’expérience, de conscience individuelle. Ces facteurs formateurs sont les empreintes du karma subsistant dans la conscience fondamentale, après la mort et la disparition de la conscience individuelle. Au moment de la mort, l’action du karma, comme facteur composant de la conscience et de son existence, disparaît temporairement. Puis elle reprend comme facteurs formateurs, reconditionnant l’esprit en la conscience individuelle et toutes ses productions. Ils agissent sous forme de propensions et d’habitudes. Le karma, les facteurs formateurs qui font réapparaître l’illusion de « je suis », c’est-à-dire la conscience individuelle, sont ici un point de départ, mais continuent leur action dans la suite du cycle. Cette renaissance de la conscience est symbolisée par un potier qui modèle la terre. Elle correspond à la fin du bardo de la vacuité, au moment où la conscience se rétablit avant de commencer sa migration dans le bardo du devenir.

– La « conscience individuelle » est le troisième maillon symbolisé par un singe remuant. C’est le mode cognitif qui expérimente en termes de sujet et d’objets et à partir duquel s’instaurent toutes les activités dualistes.

La roue de la vie et les bardos

–Le quatrième maillon est nommé « nom et forme ». Il est représenté par une barque dans laquelle se trouvent deux ­hommes : ces deux termes se réfèrent respectivement à la conscience et au corps mental, tels qu’ils sont dans le bardo du devenir. La conscience-sujet correspond au nom, alors que la forme est celle du corps auquel elle s’identifie dans l’expérience de « je suis cela », « je suis cette forme ».

–Le cinquième maillon, les « six domaines », est représenté par une maison pourvue de six ouvertures. Celles-ci correspondent aux six champs sensoriels dans lesquels se développe la conscience de l’être du bardo.

–Le sixième maillon est « contact ». C’est l’établissement d’une connexion entre la conscience-sujet et ses projections-objets, entre la conscience identifiée au corps mental et le monde qu’elle perçoit illusoirement comme extérieur. On peut ici se souvenir de l’analogie avec l’état de rêve, qui est explicite2Voir supra Les deux réalités..

–Le septième, « sensation », est l’expérience initiale issue de cette rencontre du sujet avec ses objets.

–Le huitième, « soif », est l’appétence qui pousse le sujet à saisir ses objets.

–Le neuvième, « saisie », est l’appréhension proprement dite, dans laquelle le sujet prend la chose pour objet ; il y a alors fixation.

Les tableaux correspondants sont, respectivement : une flèche qui entre en contact avec l’œil d’un homme (contact), l’étreinte d’un couple (sensation), un homme qui boit (soif), et un homme qui s’empare d’un fruit (saisie).

Ces maillons sont sous-jacents à nos perceptions d’une façon générale, et ici plus particulièrement à celles du bardo du devenir.

–Le dixième maillon représenté par une femme enceinte est nommé « devenir ». La saisie, la fixation de la neuvième étape, a un devenir qui se concrétise en la naissance à un état d’existence complet.

– Le onzième maillon est la « naissance » au monde constitué par cet état d’existence. Il est représenté par une femme qui accouche. C’est l’entrée dans le bardo de la naissance à la mort.

– Tous les maillons précédents sont comme un courant électrique, dont l’énergie induit la naissance à un tel état d’existence. Enfin, l’épuisement de ce courant entraînera celui de l’état induit, et sa disparition, la mort. Ainsi, après la naissance, la vie évolue, se détériore dans le vieillissement et se termine par la mort. « Vieillissement et mort », représentés par un cadavre emporté au charnier, sont le douzième et dernier maillon. À son terme est le bardo du moment de la mort suivi par celui de la vacuité, etc.
Ainsi tourne la roue du samsâra.

Les multiples naissances successives se font dans les six mondes du samsâra, représentés à l’intérieur du cercle des douze maillons par six lettres tibétaines3Voir supra Les six mondes.. Tout ce cycle tourne autour des trois poisons de l’esprit : attraction, répulsion et indifférence, ou encore : ­désir-attachement, aversion et aveuglement, qui sont respectivement représentés dans le moyeu de la roue par le coq, le serpent et le cochon. Le centre du moyeu est l’ignorance.

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