La voie de la libération

3.3. Le mahâyâna, voie de l’ouverture et de la compassion – Du hînayâna au mahâyâna

3.3.2. La compassion

«Comme la terre et les autres éléments
Pourvoient immensément et perpétuellement,
De nombreuses manières, aux besoins des êtres,
Puissé-je, de toutes les manières possibles,
Pourvoir aux besoins des êtres emplissant l’espace,
Jusqu’à ce que tous aient atteint le nirvâna.»
Shântideva, Bodhicaryâvatâra.

La compassion, la bonté et l’amour constituent ensemble l’attitude d’esprit essentielle du mahâyâna ; leur fondement est une disposition d’esprit non égoïste tournée vers autrui, aspirant au bien et au bonheur de tous les êtres, humains et non humains, amis et ennemis.

Les trois niveaux de la compassion

On distingue trois aspects de la compassion :

– la compassion en référence aux êtres ;
– la compassion en référence à la réalité ;
– et la compassion sans référence.

Ils apparaissent successivement.

La compassion en référence aux êtres naît avec la perception de la souffrance des autres. C’est la forme de compassion qui se développe en premier et qui nous fait profondément aspirer à mettre en œuvre tout ce que nous pouvons, pour aider tous ceux qui souffrent. Elle naît lorsque nous percevons la peine, la souffrance d’autrui. Ne plus être insensible aux souffrances des êtres et aspirer à les aider, à faire tout ce qui est possible pour soulager leur souffrance est cette forme de compassion.

La compassion en référence à la réalité apparaît avec l’expérience véritable de la force des illusions, lorsque nous percevons comment les êtres créent leurs propres souffrances. Elle naît lorsque nous voyons vraiment comment tous aspirent au bonheur et souhaitent éviter la souffrance, et comment, ne connaissant pas les causes du bonheur, ni les moyens d’éviter les souffrances, ils produisent les causes de la souffrance et ne savent cultiver celles du bonheur. Ils sont aveuglés par leurs illusions, et leurs motivations et leurs actions sont en contradiction. Fondée sur la compréhension de la nature illusoire de la réalité, la perception véritable de cette situation engendre cette deuxième forme de compassion, plus intense et plus profonde que la précédente.

La compassion sans référence est sans notion de sujet ni d’objet et sans intention ; c’est l’ultime forme de compassion d’un bouddha ou d’un grand bodhisattva. Elle dépend de la réalisation de la vacuité. Il n’y existe plus de référence à moi et à l’autre. Cette compassion œuvre naturellement, spontanément.

Il est important de connaître ces trois types de compassion, d’en comprendre la succession et de commencer à travailler au premier niveau, qui nous est le plus directement accessible.

Tonglen

Nous avons transmigré dans le cycle des existences un nombre incalculable de fois, à tel point que tous les êtres ont déjà été notre père ou notre mère. Le Bouddha a enseigné qu’ils ont ainsi été nos parents un nombre de fois indéfini. Dénombrer les grains de sable qui constituent la terre serait encore possible, mais il n’est pas possible de compter combien de fois tous les êtres ont été nos propres parents !

Pour cultiver envers tous ces êtres compassion et bonté, nous pensons d’abord à l’amour que nous ont donné nos parents en cette vie, à la façon dont ils nous ont élevés, éduqués, aidés, protégés, et à tout ce qu’ils ont fait pour nous. Nous imaginons combien nous serions touchés si la personne qui nous est la plus chère – généralement notre propre mère – était dans un état de souffrance intense devant nous : nous ne pourrions pas rester insensibles, et ferions tout de suite quelque chose pour lui venir en aide et la secourir. C’est ainsi que se découvre une capacité d’amour et de compassion qui consiste à être réceptif aux autres et à sou­­haiter leur bien.

Dans cette disposition, nous accomplissons encore et encore la pratique de « tonglen », littéralement « donner et accepter », qui nous entraîne à donner mentalement à l’autre toutes nos vertus et tous nos bonheurs, et à accepter en échange toutes ses négativités et ses peines. Nous pratiquons cela d’abord vis-à-vis de la personne qui nous est la plus proche et, petit à petit, nous étendons notre méditation à tous les êtres jusqu’à y inclure même nos ennemis. Puis, nous considérons que tous les êtres de l’univers qui ont été, depuis des temps sans commencement, nos propres parents, ont eu à notre égard cette même bonté, ce même amour, ce même dévouement.

Si nous pouvons sincèrement les voir ainsi et réaliser qu’ils sont maintenant dans l’océan de souffrances du samsâra, alors naissent spontanément pour eux amour, compassion et souhait sincère de les aider.

Maitri-Yogi et le chien

Il y eut un grand lama Kadampa, Maitri-Yogi, un des maîtres d’Atisha, qui avait une profonde réalisation de bodhicitta. Un jour qu’il était avec ses disciples, donnant un enseignement, on entendit non loin hurler un chien, puis celui-ci se tut ; au même moment, Maitri-Yogi poussa un cri de douleur, s’affaissant, sur le point de s’évanouir.

Tout le monde, étonné, le questionna. Il montra sur son dos une large ecchymose, puis expliqua qu’on avait lancé une pierre au chien et qu’il avait pris sur lui la souffrance pour l’en libérer. Sa réalisation de bodhicitta était telle qu’il avait la capacité de prendre concrètement sur lui les douleurs d’autrui.

La compassion et la bonté permettent d’aider véritablement au­trui ; quand nous pouvons faire quelque chose concrètement pour aider qui que ce soit, nous le faisons simplement ; sinon, nous rendant compte de notre incapacité présente à vraiment aider, nous faisons le souhait de progresser vers l’éveil pour acquérir les qualités qui nous permettront ensuite d’aider vraiment et profondément. En méditant ainsi encore et encore, nous développons l’aspiration à libérer tous les êtres de leurs souffrances et à les établir en un état de bonheur véritable. C’est ainsi que se développe bodhicitta.

L’amour universel

Le bouddha Shâkyamuni, dans sa connaissance supérieure, a enseigné les six classes d’êtres et leurs souffrances spécifiques.

Dans les états infernaux, sévissent les affres du chaud et du froid ; pour les esprits avides, celles de la faim et de la soif ; dans la condition animale, les souffrances issues de l’opacité mentale et de l’asservissement. Chez les hommes, dominent celles de la naissance, de la maladie, de la vieillesse et de la mort. Les dieux jaloux souffrent de leurs querelles, et tous les dieux de devoir transmigrer et redescendre dans les existences inférieures.

Tous les êtres vivants dans le samsâra méritent notre amour et notre compassion. Une bonne compréhension étend leur rayonnement à tous, sans distinction, alors qu’une compréhension partielle le limiterait à ceux que touche la misère. En effet, nous éprouvons facilement de la compassion pour un pauvre, mais pensons que les riches, les puissants, les personnes apparemment heureuses n’ont pas à être objets de compassion.

Une juste compassion se dirige vers tous les êtres, sans oublier les riches et les puissants. Ils ont été, comme tous les êtres, nos mères et nos pères lors de vies passées, et chacun a ses peines. Leur situation présente, leur richesse ou leur puissance résultent d’un karma positif antérieur, mais ils n’en sont pas moins marqués par un fort sens de l’ego et par de nombreuses passions.

Il a été dit par le bouddha Shâkyamuni :

La cupidité est la compagne des richesses,
Les actes négatifs sont les compagnons des puissants.

Cette cupidité et ces actes négatifs les conduisent dans les ­mondes inférieurs et dans les souffrances qu’ils impliquent. Aussi, ces ­personnes doivent-elles être des objets privilégiés de notre compassion.

Dans un premier temps, nous essayons, par la méditation, de sentir et de développer ce désir d’aider, cet état de compassion, envers un être pour qui cela nous est facile. Ensuite nous élargissons cette attitude de bonté à d’autres, à tous ceux que nous rencontrons dans notre vie quotidienne, puis de proche en proche, à tout les humains et non-humains et, à la limite, même à ceux envers lesquels c’est le plus difficile, nos ennemis et ceux qui nous haïssent, sans aucune exception.

La rencontre d’Asanga et de Maitreya

Asanga était en retraite, accomplissant les pratiques du bouddha Maitreya. Mais, après six années d’intense méditation, il n’avait toujours pas obtenu le moindre signe de succès ; aussi, découragé, abandonna-t-il sa retraite et sortit. En route, il rencontra un homme qui frottait une barre de fer avec un chiffon.

     « Que fais-tu ? lui demanda-t-il.
– Je frotte cette barre pour l’affiner car j’ai besoin d’une aiguille. »

Stupéfait par l’effort et la persévérance de cet homme, il pensa : « Tant d’énergie pour une chose de si peu d’importance ! Comment puis-je en manquer pour continuer la pratique la plus essentielle ? » Il retourna alors en retraite et médita de nouveau sur Maitreya pendant trois ans, toujours sans aucun succès. À nouveau découragé, il quitta sa retraite et, sur son chemin, rencontra cette fois un homme qui frottait un énorme rocher avec une grande plume.

     « Que fais-tu ?
– Ce rocher fait de l’ombre sur ma maison, aussi je le frotte pour l’user et le faire disparaître. »

De nouveau il se dit : « Comment peut-on dépenser tant d’énergie pour un objectif aussi absurde? » et il pensa qu’il lui fallait, lui qui pratiquait vers l’éveil, en avoir bien plus. Il reprit donc sa retraite. Trois ans plus tard, toujours pas le moindre signe de succès dans la pratique… Complètement découragé, il sortit. Chemin faisant, il rencontra une vieille chienne infirme au corps couvert de plaies suppurantes, infectées par des vers dont elle essayait désespérément de se débarrasser. Pris d’une profonde compassion pour cette vieille chienne, il voulut l’aider mais se rendit vite compte qu’en enlevant les vers avec ses doigts, il les écrasait. Éprouvant également une grande compassion pour les vers et pensant pouvoir sans leur faire de mal les enlever avec sa langue, il surmonta sa répugnance, ferma les yeux et se pencha pour lécher. Mais au lieu de rencontrer les plaies, sa langue toucha le sol. Il ouvrit les yeux et, dans un halo de lumière, vit devant lui le bouddha Maitreya. Stupéfait, Asanga dit :

     « Voici douze ans que je médite sur vous et espère vous rencontrer, pourquoi ne m’apparaissez-vous qu’aujourd’hui ? »

Maitreya lui expliqua qu’il avait été à ses côtés depuis le début, mais que ses nombreux voiles l’avaient jusqu’à maintenant empêché de le voir, et que ce n’était qu’aujourd’hui, dans la grande compassion qu’il venait d’éprouver pour la vieille chienne, que ses derniers voiles s’étaient dissipés. Il ajouta :

« Si tu as des doutes, prends-moi sur ton épaule et allons au village. »

Asanga prit Maitreya sur son épaule et, rencontrant des villageois, il leur demanda, tout content : « Voyez-vous qui est sur mon épaule ? »

Mais personne ne voyait rien. Il n’y eut qu’une vieille femme, dont le karma était particulièrement bon, qui vit une vieille chienne infirme avec des plaies suppurantes !
Asanga devint un grand maître du mahâyâna, et Maitreya lui transmit le cycle d’enseignements connu comme les « Cinq enseignements de Maitreya ».

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