La voie de la libération
3.3. Le mahâyâna, voie de l’ouverture et de la compassion – Du hînayâna au mahâyâna
3.3.3. La vacuité, cœur de la compassion
«On resterait prisonnier de l’expérience directe (de la vacuité) sans action (d’amour) ou dans les actions (d’amour) sans expérience directe (de la vacuité).
Aussi ne faut-il délaisser ni l’une ni les autres.»
Atisha, Bodhipathapradîpa.
Quelqu’un qui a reçu les engagements de bodhisattva apprend progressivement bodhicitta relatif : l’amour et la compassion, et bodhicitta ultime : l’expérience de la vacuité. Il pratique finalement la conjonction de la vacuité et de la compassion.
De la compassion à la vacuité
L’attitude intérieure de compassion commence, comme nous venons de l’évoquer1Dans les deux chapitres précédents., lorsque nous prenons conscience de la souffrance des personnes qui nous sont les plus proches et les plus chères ; puis elle se généralise progressivement, jusqu’à l’amour universel. Le bodhisattva qui pratique ainsi dépasse progressivement toute attitude égocentrée et cultive un état d’esprit vraiment tourné vers autrui. C’est bodhicitta relatif ; il introduit au dépassement de l’ego ou du soi, c’est-à-dire au non-soi, qui est la vacuité.
La vacuité : le double non-soi
En pratiquant comme l’enseignent en détail les écritures et les instructions de méditation2Voir supra L’esprit, la réalité et l’illusion, ainsi que La perfection de compréhension., on peut arriver à la conclusion indubitable du « non-soi »3On appelle « soi » une entité qui serait autonome, auto-suffisante, et permanente. Si les choses et les êtres nous donnent bien l’impression d’être de telles « soi-entités », un examen attentif met en évidence qu’ils n’existent pas comme tels. Cette absence de soi-entité est nommée « non-soi ». On distingue, dans nos expériences habituelles, le soi du sujet ou de la personne, c’est-à-dire l’entité apparente que je suis, moi, dans mon identité habituelle, et le soi des objets, c’est-à-dire les soi-entités que sont tous les objets, les phénomènes de notre monde extérieur. Le caractère relatif, fictif et illusoire de ces deux soi, leur absence de réalité véritable, est appelé « le double non-soi ». Ce double non-soi est la vacuité de tout phénomène, sujet et objets, ce qui signifie qu’ils sont tous dépourvus de soi, d’existence propre ou intrinsèque. Leur existence émerge en interdépendance.. Cette compréhension commence par l’expérience d’absence d’existence propre du sujet ; le soi ou le moi est dépourvu d’existence intrinsèque.
Ce que nous appelons communément notre esprit, moi, le sujet, n’a pas de caractéristiques en termes de formes, couleurs ou quoi que ce soit. Ce n’est pas une chose autonome ou identifiable ; il est indéterminable et indéfinissable. Cette absence d’existence comme chose indépendante et définissable est ce qu’on appelle sa vacuité. Mais si nous pensions que l’esprit est vide parce qu’il n’est rien du tout, il nous faudrait le reconsidérer en tant que connaisseur de toute chose et producteur de la variété de nos pensées et émotions. C’est ainsi, au moyen d’investigations et d’examens, qu’arrive progressivement, par l’expérience directe, une compréhension indubitable de la nature de l’esprit et de l’absence de « soi-sujet ».
D’ailleurs, les objets du monde extérieur, tout ce qui se présente à nous comme formes, saveurs, sensations tactiles ou comme objets de connaissance de l’esprit, consistent en projections de cet esprit qui est vacuité. Toutes ces expériences sont par nature semblables à une illusion ou à un rêve. Elles consistent en l’agencement de facteurs interdépendants et sont dépourvues d’existence propre.
La méditation permet la conclusion certaine de l’absence d’entité autonome dans tout objet de connaissance, l’absence de « soi-objet ».
L’absence d’entité autonome, de soi, tant dans le sujet que dans les objets est le « double non-soi ». Demeurer absorbé en son expérience est méditer la perfection de compréhension transcendante ou encore bodhicitta ultime.
De la vacuité à la compassion
Tous les êtres qui n’ont pas la réalisation du sens de ce double non-soi ont été nos parents, nos proches, nos enfants, ceux qui veillèrent sur nous et nous firent du bien. Aveuglés par leur ignorance, ne reconnaissant pas la nature de la réalité, du double non-soi, ils sont illusionnés par cette propension fondamentale qui leur fait saisir un je là où il n’y en a pas, et appréhender comme entité autre ce qui n’en est pas une.
Entre les deux pôles de cette dualité sujet-objet, je-autre, naissent toutes les passions de l’esprit, sous l’emprise desquelles les êtres accomplissent d’innombrables actes nuisibles, qui les font errer sans fin dans le cycle des existences, et éprouver les diverses souffrances des six états d’être. Bien qu’aucun ne désire souffrir, tous accomplissent les actions nuisibles qui sont l’origine des souffrances. Tous n’aspirent qu’au bonheur, mais sont incapables de l’obtenir, ignorant que sa source est la pratique des vertus ! Une compréhension et une expérience profondes de cette situation paradoxale et douloureuse nous emplissent de compassion pour eux.
Cet exemple montre comment un début de compréhension de la vacuité peut faire se développer une profonde compassion4La conjonction ultime de la vacuité et de la compassion s’exprime dans la compassion sans référence d’un bouddha. Voir supra La compassion..
Le bodhisattva médite ainsi sur la conjonction de la vacuité et de la compassion, et finalement sur la vacuité qui a pour cœur la compassion. C’est le fondement des pratiques du mahâyâna, la voie sans erreur qui conduit à l’état de bouddha.
Milarepa attaqué par les démons
Alors que Milarepa était en retraite, un jour en rentrant dans sa grotte, il se trouva face à une horde de démons terrifiants avec des yeux grands comme des soucoupes. Ils exhibèrent leurs pouvoirs, faisant trembler le sol et déployant toutes sortes de manifestations terrifiantes. Milarepa essaya différents moyens pour les chasser : il adressa des prières à son lama Marpa, médita sur sa divinité protectrice, menaça les démons, et tenta toutes sortes de stratagèmes. Ils se moquèrent de lui :
« À en croire son attitude, il semble qu’il ait perdu son équanimité et que nous l’ayons troublé. »
Alors, Milarepa se dit : « Marpa Lodrakpa m’a enseigné que toutes les apparences sont projections de l’esprit, et que la nature de celui-ci est vide et lucide ; considérer ces démons comme extérieurs et vouloir les expulser est illusion. »
Réalisant alors que la nature de l’esprit ne pouvait être affectée par ses manifestations, et qu’elle demeurerait inchangée même devant une myriade des démons les plus terribles, il comprit les démons comme l’expression des fixations et des pensées dualistes de son esprit. Alors, dépassant ses peurs, il accepta la présence des démons, et fit naître envers eux une compassion authentique.
Il se dit : « Si ces démons veulent mon corps, je le leur offre ; la vie est transitoire, il est bon que je puisse aujourd’hui faire ainsi une offrande bénéfique. »
Cette attitude de profonde compassion et de compréhension de la vacuité apaisa les démons et finalement leur chef s’adressa à Milarepa :
« Croyant que tu avais peur de nous, nous pensions pouvoir te nuire ; mais si la pensée des démons n’apparaît jamais dans ton esprit, tu n’as nulle crainte à avoir. »
Puis, ils disparurent.
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