La voie de la libération

3.3. Le mahâyâna, voie de l’ouverture et de la compassion – Du hînayâna au mahâyâna

3.3.5. Les six vertus parfaites

«Subâhu, pour atteindre rapidement le parfait éveil, un bodhisattva mahâsattva doit toujours et continûment accomplir
les six vertus parfaites. Quelles sont-elles ? Ce sont celles de la générosité, de la discipline, de la patience,
de l’énergie, de la méditation et de la connaissance transcendante.»
Subâhuparipricchâsûtra.

Les pratiques de bodhisattva, ou « bodhicitta comme pratique », consistent, sur la base de bodhicitta comme motivation, en l’exercice des six vertus parfaites ou perfections, que sont : le don, la discipline, la patience, l’effort, la méditation et la compréhension1Sur la pratique des six perfections dans la vie quotidienne, voir chap.4.

Le don, la générosité

La pratique du don, ou de la générosité, est la première perfection ; on distingue dans celle-ci les offrandes, dirigées vers les Trois joyaux, et les dons, destinés à tous les êtres.

• Les offrandes
Connaissant et gardant présentes à l’esprit les qualités des Trois joyaux, nous pouvons leur faire différentes sortes d’offrandes, avec grande confiance. Traditionnellement, nous faisons les offrandes symboliques : d’eau pure, de fleurs, d’encens, de lumière (lampe à beurre, bougie, etc.), d’eau parfumée, de nourritures aux saveurs et aux arômes divers, de sons et mélodies variés. Nous pouvons aussi offrir au sangha nourriture, vêtements, logis ou tout autre bien matériel nécessaire, ou encore différents ornements pour les temples.

Une deuxième catégorie d’offrandes, mentales cette fois-ci, peut inclure tout ce qui a existé depuis toujours, que ce soient les contrées divines ou humaines avec terres, montagnes, rivières, océans, ­toutes les étendues d’eau, les pelouses, les prairies, les forêts, les fruits, les céréales, les habitations, les aliments, les vête­ments, les soieries, les brocarts, les joyaux, les biens et les possessions, les jeunes gens et les jeunes filles, les animaux domestiques, les daims et les biches, les oiseaux et les fauves…

Nous pouvons enfin faire des offrandes mentales, en imaginant de magnifiques formes, d’harmonieuses sonorités, d’exquises fra­grances, de délicieuses saveurs, de douces sensations tactiles empreintes de légèreté, tout objet de connaissance agréable à l’esprit, de même que divers objets concrets ou encore des offrandes symbo­liques comme les huit emblèmes propices, les sept attributs royaux du pouvoir temporel, les huit substances de bon augure… Imaginant toutes ces offrandes s’étendant jusqu’aux confins de l’espace, nous les présentons aux Trois joyaux et aux Trois sources2Voir infra Les Trois sources..

Quelle est l’utilité de telles offrandes ? Ceux à qui nous les offrons, les lamas, les bouddhas et les bodhisattvas, ont parachevé les deux développements de bienfaits et d’intelligence immédiate et ont ainsi réalisé la disposition essentielle de toute chose. La suprême expérience s’étant pour eux actualisée, ils ont acquis sur leur esprit pouvoir et liberté, et sont dépourvus de saisie égocentrique ainsi que d’attachement à toute offrande. Néanmoins, parce qu’ils sont sublimes, ils acceptent avec plaisir ces offrandes pour que grandisse le karma positif de ceux qui ont confiance en eux. Parce qu’ils ont cet amour et ces pouvoirs, si nous leur faisons des offrandes avec confiance et respect, nous pouvons parachever notre propre développement de bienfaits et accéder à celui d’intelligence immédiate. Faire des offrandes nous permet donc d’accroître les deux développements.

La graine d’un arbre porte fruit grâce à l’interaction de divers agents interdépendants tels que la terre, l’eau, la chaleur et l’air. De même, le caractère sublime de ceux à qui offrande est faite, leur acceptation bienveillante, l’excellence de ce que nous offrons et notre dévotion fervente motivant l’offrande, forment un en­semble d’agents et de causes bénéfiques. Par leur conjonction mise en ­œuvre tout au long de la voie, nous parachevons les deux développements et en obtenons le fruit, les Trois corps du bouddha3Voir infra L’éveil et les Trois corps du bouddha..

• Les dons
Le don est animé par la compassion envers tous les êtres ballottés au gré des vagues des apparences illusoires.
On distingue quatre principaux types de dons :

a) Les dons matériels : donner à manger aux affamés, à boire aux assoiffés, des vêtements à ceux qui en sont dépourvus, des biens aux indigents, etc.
b) Le don de la protection : offrir un refuge à ceux qui ont peur, des médicaments aux malades, etc.
c) Le don de l’amour : réconforter les malheureux. Par grand amour, il peut être fait don de ses propres biens et même de son corps.
d) Le don du dharma : dire à l’oreille des êtres, quels qu’ils soient, les noms du Bouddha, de profondes formules sacrées, des mantras, ou encore donner à ceux qui le désirent les enseignements du dharma, etc.

La générosité a pour objet les êtres, pour cause une grande compassion, pour activité les quatre types de dons. Sa pratique permet le parachèvement des deux développements ; son fruit est double : l’obtention pour soi-même du dharmakâya, et des deux corps formels qui se manifestent pour aider les vivants4Ibid..

Geshé Ben attendant ses bienfaiteurs

Il était une fois un certain Geshé Ben qui, attendant des bienfaiteurs importants, entreprit de faire le ménage chez lui et d’arranger de ­grandes offrandes sur son autel, pour les impressionner et les laisser penser du bien de lui. Quand il eut terminé, se rendant compte que sa motivation n’était pas juste, il jeta sur toutes ses offrandes de la poussière et de la terre. Lorsqu’ils arrivèrent, ses bienfaiteurs furent déconcertés, mais ils apprécièrent l’honnêteté de Geshé Ben ; et il fut dit qu’il ne pouvait pas avoir fait meilleure offrande.

En toute offrande, il est important d’observer sa motivation.

La discipline

Par les différents engagements (du refuge, de fidèle laïque, de l’ordination monastique mineure, de l’ordination monastique majeure, de bodhisattva et du vajrayâna), nous abandonnons tous les comportements négatifs, c’est-à-dire tous les actes ayant un impact nuisible et qui, d’une façon directe ou indirecte, entraînent perturbations pour soi-même et dommages pour autrui. Nous évitons de transgresser ces engagements et préservons continuellement la discipline, fondement du bonheur et du bien d’autrui. Elle apaise et fait user de précaution attentive, de sorte que faiblissent les passions et s’accroissent confiance, énergie et sagesse.

Cette discipline est la cause qui permet de parachever les deux développements.

La patience

La patience est la capacité d’endurer, par confiance, par compassion ou par compréhension de la vacuité, toutes les souffrances et adversités que nous pouvons rencontrer, quelle qu’en soit la cause : qu’elles nous soient infligées, directement ou indirectement, par les êtres qui errent dans les apparences illusoires de la dualité, ignorants liés par la notion d’ego, par notre esprit ébranlé par ses passions, ou encore par des interruptions ou des obstacles contrariant notre pratique du dharma.

L’effort

Quand nous pratiquons le dharma, en voie vers l’obtention de la délivrance, que ce soit en écoutant les enseignements, en y réflé­chissant ou en méditant, il y a beaucoup d’efforts à faire et d’énergie à développer pour surmonter le froid, la faim, la soif et autres difficultés variées, et pour abandonner tout désir de bien-être, toute distraction et toute souffrance.

Le buisson de Karak Gomchung

Il était une fois un méditant, Karak Gomchung, qui pratiquait en un endroit isolé. À l’entrée de sa grotte de retraite, un buisson d’épines accrochait ses vêtements chaque fois qu’il passait.

« Un jour, se disait-il, il faudrait que je coupe ce buisson… », mais, gardant toujours l’impermanence présente à l’esprit, il retournait vite à sa pratique. Pendant des années il médita ainsi, avec énergie et sans distraction. Quand il quitta sa retraite, le buisson était toujours là, mais Karak Gomchung était un maître accompli parvenu à la réalisation.

La méditation, stabilité de l’esprit

La pratique de la méditation est en premier lieu, suivant le sens littéral du terme tibétain : « stabilisation de la pensée ». Pour acquérir un esprit, une pensée stable, il est nécessaire de commencer par abandonner les attachements sensoriels et toutes les activités distrayantes. Pour ce faire, nous nous mettons en retrait, modérons nos désirs et apprenons à nous contenter. Nous prenons la posture corporelle et observons un parfait silence : l’esprit peut alors apprendre à demeurer en une absorption unifiée, que ce soit en la clarté vide, en l’absence de fixation, dans les allées et venues du souffle, dans la contemplation d’un aspect du bouddha, de lettres symboliques, de grains de lumière ou de différents supports de méditation.

Laisser l’esprit « absorbé uniquement » est la pratique de la méditation. Au départ, l’esprit n’a ni liberté ni autonomie et il ne reste pas en place, serait-ce un seul instant : des pensées variées y apparaissent continuellement. En demeurant attentif à une seule chose, il acquiert pouvoir sur lui-même, ce qui est le sens de cette pratique qu’on appelle la « méditation de stabilisation de l’esprit » ; c’est l’apprentissage de la tranquillité de l’esprit, « shamatha » en sanscrit5Voir infra Shamatha-Vipashyanâ., rester tranquille, « shiné » en tibétain.

Il existe de nombreux niveaux de stabilité de l’esprit : les quatre principaux sont caractérisés par la présence ou l’absence de conception, d’évaluation, de joie ou de bonheur6Voir supra Le karma de la méditation..

Par cette stabilisation de l’esprit, apparaît tout d’abord dans le corps et dans l’esprit une grande félicité : nombre de défauts habituels s’effacent et de multiples qualités se font jour. Finalement, nous obtenons la vision claire et évidente de l’ultime vérité : l’intelligence primordiale autoconnaissante. Nous gagnons alors le premier degré de bodhisattva, puis les suivants ; les qualités qui s’épanouissent alors sont aussi vastes que l’océan7Voir infra Les étapes de la réalisation..

La perfection de compréhension

Comme nous l’avons vu précédemment8Sur l’esprit et ses manifestations, voir supra L’esprit, la réalité et l’illusion., tous nos objets de connaissance sont des apparences illusoires de la vérité relative : ils sont vacuité, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas de réalité autonome. Mais ils sont aussi clarté car, bien que vides, ils apparaissent dans toute la variété de leurs aspects. Leur manifestation est semblable aux huit exemples d’illusion, ils ont la nature fugace de ce qui est impermanent et changeant, et sont dits semblables à une illusion, à un rêve, à la lune dans l’eau, à un arc-en-ciel, à une ombre, à un mirage, à la réflexion d’un miroir, à un écho. Si nous les reconnaissons ainsi, nous transcendons les fixations qui les tiennent pour réels et n’y sommes plus attachés.

Dans l’ultime vérité, l’esprit connaissant qui projette toutes ces apparences, n’a ni origine, ni fin, ni localisation. Il n’est pas un objet de connaissance caractérisable comme forme, couleur, etc. Il ne peut être déterminé comme un ou multiple, existant ou non existant, créé ou incréé, apparaissant ou disparaissant. Sa disposition essentielle est ainsi vacuité, qui est comparable à l’espace céleste9Voir aussi supra La vacuité : le double non-soi.

Cette reconnaissance de la nature illusoire des apparences et de l’esprit connaissant qui les projette est la « perfection de compréhension ». Il faut en faire une expérience directe et il faut que sa réalisation soit stable, l’esprit demeurant absorbé en elle, car la comprendre seulement intellectuellement n’a pas de pouvoir libérateur.

L’oisillon de la pratique n’a pas, à la naissance, le pouvoir de s’envoler au firmament de l’éveil. Il doit, pour l’acquérir, se préserver des dangers par une conduite disciplinée, vivifier ses forces par la générosité, rester au nid de la méditation, préserver la continuité de son énergie, garder patiemment sa chaleur ; ce n’est qu’après avoir achevé l’exercice de la connaissance transcendante qu’il peut enfin prendre son envol. De façon similaire, en nous aidant des cinq autres vertus pour développer la connaissance transcen­dante, nous en aurons une réalisation stable, et obtiendrons l’état de bouddha.

Sans la réalisation du sens de la perfection de compréhension, nous sommes comme un oiseau sans ailes : nous pouvons avoir toutes les forces, les cinq premières perfections, nécessaires pour marcher jusqu’aux existences supérieures, mais rester incapables de nous envoler au nirvâna, l’état de bouddha.

Sans la véritable compréhension de la profonde vacuité, générosité, discipline, patience, effort et méditation ne peuvent, à proprement parler, être nommées « perfections » ou « vertus parfaites » car elles n’ont pas, à elles seules, la capacité de nous faire transcender les illusions du samsâra. Ce n’est en effet que lorsque la compréhension supérieure – c’est-à-dire la réalisation du caractère illusoire du sujet, de l’objet et de l’acte – est réalisée, que les autres vertus deviennent parfaites, ou « perfections », et qu’elles sont alors la cause de l’obtention de l’état de bouddha.

Ainsi, ce qui est nommé « perfection » advient quand tout ce qui devait être abandonné l’a été et qu’il n’y a plus rien à chercher : toute la pratique est parfaite, parvenue au-delà des illusions, à la perfection.

Les méfaits et les épreuves de Milarepa

Le père de Milarepa, un homme riche du pays de Ngari, mourut alors que Milarepa était encore très jeune, le laissant seul avec sa mère et sa sœur. L’oncle de Milarepa, avide, s’empara de tout l’héritage et les laissa dans le dénuement le plus complet.

Alors, la mère supplia Milarepa de faire quelque chose pour les venger et l’exhorta à apprendre la magie. Il apprit à jeter des sorts, à faire tomber la grêle et finalement, lors d’une fête donnée par son oncle et sa tante, il provoqua par sa magie l’effondrement de la maison, tuant trente-cinq invités, dont le fils et la bru de son oncle. Il se vengea aussi des gens du pays, qui l’avaient maltraité, en faisant tomber une grêle qui détruisit les récoltes et de nombreux animaux.

Après ces méfaits, il se rendit compte de leurs conséquences karmiques et, pris de remords, décida de pratiquer le dharma. Il rencontra d’abord un lama qui enseignait Dzogchen, la « Grande perfection », et reçut de lui des enseignements dans lesquels il était dit : « Si tu médites le jour, tu es bouddha le jour, si tu médites la nuit, tu es bouddha la nuit. » Milarepa pensa : « J’ai rapidement obtenu des signes de succès en magie, et voilà que je reçois des enseignements qui permettent de devenir instantanément bouddha ; je dois avoir un karma très positif. » Il resta à se reposer sans rien pratiquer. Au bout de quelques jours, le lama lui dit :

« Tu m’avais dit en arrivant que tu avais commis beaucoup d’actes négatifs, c’est bien vrai, et je t’ai trop vanté mon enseignement. Je ne te guiderai plus, mais va voir Marpa Le Traducteur : tu as une connexion avec lui. »

À la seule perception du nom de Marpa, Milarepa frémit de joie et partit à sa recherche.

À ce moment, Marpa et son épouse firent des rêves présageant sa venue. Dans l’attente de Milarepa, Marpa alla labourer un champ. Quand Milarepa arriva, ne sachant à qui il avait à faire, il demanda au laboureur où demeurait Marpa Le Traducteur, lequel répondit :

« Oui, je te le dirai, mais finis d’abord de labourer mon champ. »
Il lui donna une cruche de bière et partit. Milarepa but toute la bière et laboura le champ ; quand il eut terminé, Marpa revint et se fit connaître. Milarepa se prosterna devant lui, expliqua tous ses méfaits, et dit :
« Je vous offre mon corps, ma parole et mon esprit, veuillez me prendre avec vous et me donner les enseignements. »

Marpa lui répondit :
« Je n’y suis pour rien si tu as commis beaucoup d’actes négatifs. Tu ne peux tout avoir : ou bien je te donnerai la nourriture et le vêtement et tu iras chercher l’enseignement ailleurs, ou bien je te dispenserai l’enseignement et tu pourvoiras à tes besoins. »

Milarepa dit :
« Soit, puisque je suis venu pour le dharma, j’irai chercher ailleurs de quoi manger et m’habiller. »

Quelque temps plus tard, il alla donc mendier dans la région, il reçut beaucoup d’orge dont il utilisa une partie pour acheter une marmite en cuivre avec quatre anses, et rentra offrir le tout à Marpa. En arrivant devant Marpa, posant son lourd chargement, il fit trembler la maison. Marpa se leva, furieux :

« As-tu aussi l’intention de nous tuer en détruisant cette maison ? Sors ce sac d’orge ! » Après quoi Milarepa lui offrit la marmite vide.

Une autre fois, Marpa lui dit :
« Certains de mes disciples, qui viennent du Tibet central, se font attaquer et voler ; envoie de la grêle à leurs malfaiteurs ! Tu agiras ainsi pour moi, et je te donnerai les instructions. »

Milarepa s’exécuta et revint demander les enseignements.
« Tu crois que je vais te donner le précieux enseignement que j’ai ramené à grand-peine d’Inde, pour quelques grêlons que tu as fait tomber ? lui dit Marpa. Si tu veux les instructions, jette un sort à ceux qui ont battu mes disciples et qui m’ont manqué de respect ; alors je te donnerai les enseignements de Nâropa qui permettent d’atteindre l’éveil de son vivant. »

De nouveau, Milarepa utilisa sa magie. Quand les signes de succès se manifestèrent, il revint demander l’enseignement.
« N’imagine pas que je vais te donner mes enseignements pour avoir commis de tels méfaits ! Si tu les veux, rends d’abord aux paysans les récoltes que tu as détruites par la grêle, et ressuscite les animaux que tu as tués. Alors je te donnerai les instructions, sinon va-t-en ! »

Milarepa, désespéré, fondit en larmes. Le lendemain, Marpa vint le trouver et lui dit :
« Hier soir, j’étais un peu énervé. Puisque tu sais bien travailler, construis une maison pour mon fils Darma Dodé, et je te donnerai les enseignements. »

Milarepa, inquiet des conséquences de ses méfaits passés, demanda :
« Mais, si je meurs avant ? »
Marpa lui assura qu’il veillerait à ce que cela n’arrive pas, et que s’il pratiquait ses enseignements, il pourrait atteindre l’éveil de son vivant. Il lui fit ainsi construire, l’une après l’autre, trois maisons : une ronde vers l’est, une en forme de demi-lune à l’ouest, et au nord une rectangulaire. Chaque fois qu’elles étaient à mi-hauteur, Marpa venait réprimander Milarepa, prétextant que ce n’était pas ce qu’il lui avait dit de faire, qu’il avait parlé par erreur, ou qu’il était saoul quand il avait donné l’ordre. Il lui faisait démolir les maisons et replacer chaque pierre là où il l’avait trouvée. À cause de ces travaux, une énorme blessure s’ouvrit sur son dos, mais il n’osa la montrer, de peur d’encourir à nouveau les foudres de Marpa.Daméma, l’épouse de Marpa, intercéda alors en sa faveur et Marpa invita Milarepa à déjeuner. Il lui donna alors le refuge et lui expliqua brièvement la vie et les épreuves de son maître Nâropa, en lui disant :
« Si tu veux ces enseignements, tu dois faire comme lui. »

Milarepa ressentit une dévotion dont l’intensité le fit pleurer. Peu de temps après, Marpa désigna un endroit au sud-est, et lui dit :
« Construis là une maison à neuf étages, avec un faîte, ce qui en fera dix ; je te promets que celle-ci ne sera pas détruite, et qu’après je te donnerai les enseignements ! »

Milarepa commença. Un jour pendant qu’il travaillait, d’anciens disciples de Marpa vinrent et, pour s’amuser, firent rouler un énorme rocher qu’ils intégrèrent au bas du mur. Alors que Milarepa avait déjà terminé deux étages, Marpa vint, et demanda :
« D’où vient cette énorme pierre ? »
Milarepa lui raconta ce qui s’était passé.
« Mes grands disciples ne sont pas là pour te servir, lui répondit Marpa, enlève ce rocher et remets-le à sa place ! »

Milarepa dut démolir ce qu’il avait déjà fait et replacer la pierre ; après quoi, Marpa lui demanda de la réintégrer au bâtiment. Quand il eut fini le septième étage, il avait à la taille une grosse plaie. Marpa lui dit d’arrêter cet édifice et de bâtir devant celui-ci une maison avec un temple. Milarepa s’exécuta, mais il eut vite de nouvelles plaies.

À cette même époque, des disciples de Marpa vinrent demander l’initiation de deux bouddhas de méditation très importants : Chakrasamvara et Guhyasamâja. Milarepa pensa que ses travaux lui donneraient maintenant le privilège de participer à l’initiation, et il prit place dans l’assemblée. Marpa, furieux, le chassa avec force coups. Son dos était toujours plein de plaies ; mais il reprit pourtant son travail, s’arrangeant pour porter les fardeaux différemment. Quelque temps plus tard, un autre disciple vint demander à Marpa l’initiation d’Hevajra. Daméma ayant procuré à Milarepa comme présent d’initiation une turquoise qui lui appartenait en propre, il se présenta une nouvelle fois. Mais Marpa le battit et le chassa encore. Complètement désespéré, pensant ne jamais recevoir les enseignements, il partit. Il fut alors engagé par une famille pour faire la lecture des textes de la Prajnâpâramitâ, la perfection de compréhension : il lut alors l’histoire de Taktungu, un maître qui, pour plaire et obéir à son lama, s’appliquait et faisait des efforts extraordinaires. L’histoire le fit réfléchir, et il retourna auprès de Marpa qui le reçut encore fort mal. Daméma, compatissante, l’envoya alors à l’insu de son mari chez un de ses disciples enseignant ; mais n’ayant pas l’assentiment de Marpa, sa pratique fut infructueuse. De plus, apprenant ce qui s’était passé, Marpa lui ordonna de rentrer et le réprimanda vigoureusement, ainsi que Daméma. Voyant qu’après sa propre infortune il créait maintenant aussi celle de Daméma, Milarepa, au comble du désespoir, se dit : « Puisque je ne fais qu’accumuler acte négatif sur acte négatif sans jamais recevoir l’enseignement, mieux vaut que je disparaisse. » Alors qu’il s’apprêtait à se suicider, le disciple de Marpa, qui lui avait donné des enseignements, réussit in extremis à l’en dissuader. Mis au courant, Marpa versa des larmes en voyant l’abnégation de Milarepa ; il l’invita et lui donna enseignements et initiations, le nommant alors Mila Shepa Dorjé.

Milarepa pratiqua ensuite les enseignements avec une énergie extraordinaire : seul dans des grottes, ne se nourrissant que d’orties. Il parvint aux accomplissements et à la réalisation ultime et devint le plus célèbre yogi du Tibet, un modèle de dévotion et d’énergie pour tous les pratiquants.

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