La voie de la libération

3.3. Le mahâyâna, voie de l’ouverture et de la compassion – Du hînayâna au mahâyâna

3.3.6. Shamatha-Vipashyanâ

«L’état de non-distraction
Est le corps de la méditation, ainsi enseignez-vous ;
L’essence de toute pensée qui apparaît
Est la nouveauté immédiate ;
Au méditant qui reste en la simplicité sans artifice,
Inspirez une méditation libre d’intellection !.»
Pengar Jampel Zangpo,La Courte Invocation de Vajradhâra.

La méditation

La méditation est l’outil qui permet de reconnaître la nature de l’esprit, de ses pensées et de ses passions, et ainsi de gagner la paix, le bonheur et la liberté.

C’est à cause d’un manque d’attention à ce qui arrive réellement quand l’esprit pense ou s’émeut, que les êtres sont prisonniers et qu’ils souffrent finalement. C’est en ne comprenant pas la vacuité de l’esprit, ni celle de ses productions, qu’ils se trouvent exposés aux conflits émotionnels, et douloureusement conditionnés par ceux-ci.

En Occident particulièrement, la principale source de souffrance est d’ordre mental : les Occidentaux sont tourmentés par nombre de passions, par l’agitation et le manque de joie.

Pour y remédier, il y a plusieurs possibilités. Le bouddha Shâkya­muni dit, un jour, que travailler avec les passions est comme avoir affaire à des épines. Si la terre entière était couverte de ronces et que nous voulions nous promener, nous aurions deux possibilités : soit enlever toutes les épines de notre chemin, ce qui serait très fastidieux, soit porter d’épaisses chaussures ! De même, confrontés à nos passions, nous pouvons utiliser une méthode au coup par coup en traitant chaque situation à un niveau superficiel ; ou bien nous pouvons comprendre la nature de l’esprit et des passions, ce qui procure une protection et une liberté permettant de traiter toutes les situations sans difficulté.

Méditations analytiques et contemplatives1Dans ce chapitre, ne sont traitées que les méditations du mahâyâna ; voir infra celles spécifiques au vajrayâna dans les deux sections Le vajrayâna et Mahâmudrâ et Dzogchen.

Il y a deux principales sortes de méditations utiles et importantes : la première est une approche intellectuelle, analytique, la seconde une approche intuitive, contemplative.

Dans la première approche, nous recevons les instructions d’un enseignant, puis nous les étudions et pratiquons toutes, en réfléchissant à ce qui nous a été enseigné, et en le comparant à notre expérience personnelle afin de le valider ou pas. Nous examinons et analysons à un niveau conceptuel ce qui nous a été dit, pour en reconnaître la justesse. C’est une approche très bénéfique, mais qui ne débouche pas sur l’expérience authentique de la nature de l’esprit.

Une deuxième approche est donc nécessaire : directe, intuitive, non conceptuelle, immédiate, elle consiste à voir la nature de l’esprit, ou, dit autrement, à ce que la nature de l’esprit se voit en elle-même, sans recherche intellectuelle. Contrairement à la démarche analytique, qui a un caractère objectivant – l’esprit se cherchant lui-même –, cette seconde approche, contemplative, consiste à demeurer dans un état de « pure simplicité », en lequel le fondement naturel de l’esprit se révèle, « de lui-même à lui-même ».

Plutôt que de chercher délibérément ce qu’est l’esprit, on s’ouvre à la révélation immédiate de sa nature. Il n’y a personne qui ­cherche, rien qui soit cherché, il n’y a ni sujet ni objet, mais simplement un état d’intelligence immédiate en lequel la nature de l’esprit se dévoile. À ce niveau, nous n’observons plus l’esprit comme durant la méditation analytique, mais le voyons sans regarder et le comprenons sans réfléchir.

Shamatha, vipashyanâ et Mahâmudrâ

Dans l’approche habituelle de la méditation, vient en premier lieu la pratique dite de la « tranquillité de l’esprit », « shamatha » en sanscrit, « shiné » en tibétain. Elle apprend à « rester tranquille », à laisser l’esprit dans un état où s’apaisent les pensées et les passions ; elle permet de laisser son esprit posé sans distraction, paisible et tranquille.

Puis vient la méditation de la « claire vision2« Claire vision » : « vipashyanâ » en sanscrit, « lhagtong » en tibétain.», amenant l’esprit à reconnaître sa propre nature, à comprendre par l’expérience directe sa vacuité, sa clarté et son intelligence illimitée. L’esprit se reconnaît alors lui-même et accède finalement à l’expérience de Mahâmudrâ.

Il existe, en fait, différentes approches de shamatha et de vipash­yanâ : le niveau ordinaire et le niveau spécial de Mahâmudrâ, qui est l’ultime forme de vipashyanâ.

Prenons un exemple : dans un premier temps, la pratique de shamatha stabilise l’esprit habituellement agité par ses pensées et ses émotions. L’esprit peut se comparer à l’océan dans la tempête, pensées et émotions étant ses vagues ; shamatha coupe court à l’énergie qui sous-tend l’agitation qui, dans l’exemple, serait le vent. Lorsque le vent cesse, l’océan s’apaise. En l’absence de stimulation, l’esprit agité se tranquillise. L’agitation de l’esprit est à l’origine de nos illusions et de nos conditionnements douloureux, et il est nécessaire d’apprendre à la laisser s’apaiser. Les progrès de shamatha introduisent l’esprit à un état de clarté, de repos et de paix, qui est aussi un état de félicité.

La pratique de vipashyanâ permet ensuite de reconnaître la nature même de l’esprit. Le repos de l’esprit est comparable à celui de l’océan, et la vision de sa nature à la réflexion de la lune dans ses eaux. Sur l’océan agité par des vagues la lune ne peut être vue clairement, alors que si l’océan est étale, elle se reflète avec précision. Lorsque l’esprit arrive à un état de repos complet, sa nature profonde peut se révéler. Le repos de l’esprit correspond à shamatha et l’expérience de sa nature à vipashyanâ.

Un autre exemple, illustrant la complémentarité de shamatha et de vipashyanâ, compare l’océan de l’esprit à des eaux troubles, opacifiées par l’agitation de ses pensées et de ses émotions, qui sont comme des boues en suspension. La pratique de shamatha arrête l’agitation de l’esprit ; de même que l’eau immobile se décante et devient limpide, l’esprit devient alors clair et transparent. Cette transparence de l’esprit permet de voir son fond, comme il devient possible de discerner les profondeurs de l’océan à travers des eaux claires. Cette vision profonde est comparable à la pratique de vipashyanâ. La pratique de shamatha est ainsi un préliminaire nécessaire à celle de vipashyanâ.

La méditation silencieuse, sans forme et sans objet, est l’aspect essentiel de shamatha ; l’expérience d’attention pure, sans support, développe autant la tranquillité et la stabilité de l’esprit qu’une première expérience de sa nature.

Mais ce n’est qu’au niveau de vipashyanâ – la claire vision – que sa vacuité est vraiment réalisée, dans une expérience totalement non conceptuelle, libre de toute référence et de toute fabrication mentale. Au-delà des interrogations et des constructions mentales, elle est simplement l’expérience directe de l’intangibilité de l’esprit. Ce n’est pas quelque chose que nous puissions expérimenter dès le début, car notre pratique est d’abord inévitablement mêlée à des fabrications mentales ; mais vipashyanâ conduit progressivement l’esprit vers l’expérience de vacuité et d’intangibilité, libre de toute conception. Lorsque la pratique de shamatha-vipashyanâ devient stable, elle nous introduit à l’expérience de Mahâmudrâ3Voir infra Mahâmudrâ et Dzogchen..

Pour comprendre ce dont il s’agit, il faut le découvrir par l’expérience, puis progressivement le stabiliser par la pratique.

La pratique de samatha

Le mot tibétain pour « shamatha » est « shiné » ; il est formé de deux syllabes : « shi » qui signifie « tranquille » et « né » qui a le sens de « rester », « demeurer ». Shiné – shamatha – est donc littéralement « rester tran­quille ». Le sens du mot explique celui de cette pratique qui est d’apprendre à l’esprit à rester au repos, en laissant tranquilles les émotions et pensées qui l’agitent et le perturbent.

Il y a plusieurs types de shamatha : avec ou sans support. Shamatha sans support est la pratique d’attention pure, de vigilance ; shamatha avec un support peut prendre différents appuis. Celui qui présente le plus d’avantages est généralement la respiration4Voir supra La méditation, stabilité de l’esprit.

La tranquillité de l’esprit seule n’est pas la pratique juste de shamatha. En effet, la qualité du repos de l’esprit peut beaucoup varier : elle peut être très grossière, moyenne ou excellente. Son niveau très grossier est comparable à l’état d’animaux comme les marmottes qui hibernent l’hiver et restent dans leurs terriers, en une sorte de léthargie. Ils ne mangent pas, n’urinent pas, ne bougent pas, et n’ont aucun besoin. Leur corps peut rester ainsi, sans trouble mental ou émotionnel, pendant environ six mois. Ce n’est évidemment pas à ce type de tranquillité que nous aspirons ! Dans la méditation de shamatha, la tranquillité est un état dans lequel l’esprit n’est pas en conflit avec les pensées, il n’en est pas perturbé, et reste très clair et lucide. Si l’esprit manque de clarté, il part dans un état d’opacité, de torpeur, voire de somnolence, et la méditation juste est perdue. L’esprit ne doit être ni trop tendu, car alors il est agité, ni trop détendu car il risque alors de somnoler.

Méditer comme la corde de vînâ

Ânanda, cousin et célèbre disciple du bouddha Shâkyamuni, enseignait la méditation à un joueur de vînâ (une sorte de mandoline) mais celui-ci était toujours trop tendu et agité ou trop détendu et somnolent.

Un jour, il en parla au bouddha Shâkyamuni qui lui dit :
« Toi qui es un grand joueur, dis-moi comment doit être la corde de ta vînâ pour donner le son juste.
– Pour vibrer harmonieusement, elle doit avoir la tension juste.
– Eh bien, il en va de même pour ton esprit, lui répondit-il ; pour exercer la vigilance juste, il ne doit être ni trop tendu, ni trop détendu. »

Lorsque la méditation de shamatha s’approfondit, des expé­riences de félicité, de clarté ou d’absence de pensée apparaissent. Ce sont des signes indiquant que la pratique évolue bien, mais il est essentiel de ne pas les rechercher et s’ils viennent naturellement, de ne pas s’y attacher ou essayer de les reproduire. Si l’esprit s’attache au bonheur provenant de la méditation de shamatha, il se dirige vers des états de conscience supérieurs appelés les « états divins du monde des passions ». S’il s’attache aux états de clarté-lucidité, il prend naissance dans des états divins dits de la « forme subtile ». Enfin, en s’attachant aux états dépourvus de pensées et de concepts, il entre dans ce qu’on appelle les « états divins sans forme ».

Toutes ces absorptions méditatives, bien qu’extrêmement élevées et subtiles, ne conduisent pas à la véritable libération et il faut faire très attention à ne pas s’attacher à ces états, qui font tous partie du samsâra5À propos des naissances en ces états, voir supra Le karma de la méditation.. La délivrance véritable ne peut être obtenue que par la forme la plus élevée de shamatha, associée à l’expérience de vipashyanâ : l’esprit restant tranquille en l’expérience de sa nature de clarté-vide.

Aperçu pratique

Nous pouvons méditer chaque fois que nous en avons le temps. Le matin est propice car l’esprit n’a pas encore été agité par les diverses activités de la journée, notre corps également est reposé. Mais cela a relativement peu d’importance et, en fait, nous pouvons méditer à n’importe quelle occasion. Pour que la pratique soit fructueuse, il est très important qu’elle soit assidue et la plus régulière possible.

Pour pratiquer la méditation en général, et shamatha-vipashyanâ en particulier, la position du corps apporte une aide très impor­tante car l’esprit et le corps sont étroitement liés et interdépendants. La posture facilite et favorise la méditation, bien qu’elle ne soit pas absolument indispensable et que, finalement, il soit possible de méditer dans n’importe quelle position. Pourtant elle est particulièrement importante lorsqu’on débute. Une bonne posture physique favorise un positionnement juste de l’esprit. Dans le corps, il y a différents « canaux subtils » dans lesquels circulent les « souffles », « énergies subtiles » qui animent nos pensées et nos états de conscience6Voir aussi supra De vie en vie : transitions et bardos.. Dans une posture droite, ces canaux sont également droits et, les souffles pouvant y circuler librement, l’esprit vient naturellement en un état d’équilibre et de repos. 

Pour commencer, nous nous tenons donc droits et détendus. Les Tibétains utilisent la posture « vajrasana », les jambes croisées comme le fit le bouddha Shâkyamuni, mais les Occidentaux ont les moyens de s’asseoir sur des chaises, et de ce fait, ils peuvent s’offrir le luxe de prendre la posture de Maitreya, le futur Bouddha.

Nous laissons ensuite notre esprit au repos, ouvert et sans contrainte, sans crispation ni distraction, et nous demeurons attentifs à l’esprit, tel qu’il est. Certaines personnes arriveraient bien peut-être à laisser l’esprit au repos, mais dans un état inerte, opaque et proche du sommeil ; c’est là un état de somnolence ou de stupeur qui n’est pas du tout l’état juste de shamatha. Il est essentiel que l’esprit reste lucide, attentif et vigilant, dans un état de repos qui se développe spontanément ; autrement dit, sans contrainte et sans fabrication…7Voir supra Une brève présentation. Dans cette brève méditation, la tranquillité de l’esprit correspond à shamatha, l’intelligence de sa nature vide, claire et infinie, à vipashyanâ..

Cette pratique peut paraître excessivement simple, mais le fait que nous n’en ayons pas l’habitude et que notre esprit ait toujours tendance à suivre ses pensées la rend au contraire difficile. Il est donc important de nous familiariser avec elle et petit à petit de trouver l’état de repos correct.

Dans la pratique de shamatha, il est possible, comme nous l’avons dit, de se servir de supports pour stabiliser l’esprit. Parmi ceux-ci, le plus fréquemment utilisé est le souffle : nous portons alors notre attention sur le souffle. Nous respirons normalement par les narines, prenant conscience du fait que nous sommes en train de respirer, pleinement attentifs et vigilants à ce qui se passe, mais sans nous dire en pensées : « je respire doucement » ou « je respire fortement » ou « ma respiration est courte, ou longue…» Nous sommes seulement présents, attentifs à notre souffle et nous laissons notre esprit s’y absorber sans distraction. Le point important n’est pas de nous dire que nous sommes en train d’inspirer ou d’expirer, mais seulement de ne faire qu’un avec le souffle, sans que l’attention s’en distraie… Chaque fois que nous quittons cette attention à notre souffle, c’est une distraction ; il nous faut donc revenir immédiatement à la présence au souffle. Cette aptitude à revenir au souffle, et ainsi à se souvenir de la méditation, est le rappel. L’attention et le rappel sont les deux éléments essentiels de la pratique de shamatha.

Quand nous pratiquons ainsi, les pensées s’épuisent graduellement et naturellement, différents signes caractéristiques des étapes successives de la progression apparaissent. Ceux d’entre vous qui auront l’occasion de méditer pourront en parler avec un guide compétent, un lama.

On distingue pratiquement dans l’approche de shamatha ce qu’on appelle les « neuf niveaux de repos de l’esprit ». Ce sont neuf étapes parcourues par l’esprit qui se stabilise progressivement. Elles sont illustrées dans la présentation traditionnelle du « sentier de shamatha » (Voir ci-dessous).

Le sentier de samatha

Le sentier de shamatha

L’illustration de ci-dessus reproduit une xylographie tibétaine qui présente les neuf étapes du cheminement de shamatha en les illustrant par neuf scènes. Il y a deux personnages : l’homme, qui est le sujet méditant, l’observateur, et l’éléphant, son esprit. Le méditant manie les deux outils dont il dispose pour développer shamatha : l’attention et le rappel. La hachette, incisive, représente l’acuité de l’attention vigilante et la corde à crochet est le souvenir de la pratique, le rappel. Comme de nombreuses distractions interrompent l’état d’attention vigilante, le méditant doit y revenir par des rappels constamment répétés. La vigilance est l’acuité de base de la pratique et le rappel l’élément qui en assure la continuité.

L’état de shamatha a deux principaux obstacles : d’une part l’agitation créée par les fixations sur les pensées et les émotions, et d’autre part la torpeur, l’opacité mentale. La torpeur est représentée par la noirceur de l’éléphant et l’agitation par celle du singe. Le feu qui décroît au fil des étapes exprime le niveau énergétique de la méditation : au fur et à mesure qu’elle progresse, la pratique exige de moins en moins d’efforts. Les six virages du chemin déli­mitent six paliers de la progression, dominés successivement par six forces de la pratique qui sont : l’écoute des instructions, leur assimilation, leur souvenir, la vigilance, la persévérance et la parfaite habitude. En bordure du chemin sont placés différents objets : plat de nourriture, conque, petite cymbale et miroir représentant les objets sensoriels : saveurs, odeurs, sons, et formes visuelles, qui distraient du chemin de shamatha si le méditant les saisit.

1 – Au bas de la reproduction, à la « première station », la distance séparant le méditant et son esprit est grande. L’éléphant de l’esprit est mené par le singe de son agitation. Le feu est important, c’est-à-dire que la méditation demande beaucoup d’énergie ; les obstacles sont à leur maximum : tout est noir.
2 – À la deuxième station, le méditant grâce à son attention se rapproche de l’éléphant ; le singe mène toujours l’esprit mais le rythme s’est ralenti. L’opacité et l’agitation décroissant, du blanc filtre dans la noirceur de l’éléphant et du singe.
3 – À la troisième station, le méditant ne court plus vraiment après son esprit ; ils sont maintenant face à face. Le singe est toujours en avant mais il n’entraîne plus l’éléphant. Un contact suivi entre le méditant et l’esprit s’est établi avec la corde du rappel. Une forme de torpeur subtile, passée jusqu’alors inaperçue, apparaît ; c’est le petit lapin. La noirceur de l’opacité et de l’agitation décroît.
4 – À la quatrième station, l’évolution se précise, le méditant se rapproche encore de l’éléphant. La blancheur du singe, de l’éléphant et du lapin progresse. La scène est plus calme.
5 – À la cinquième station, la situation se renverse. Le méditant guide maintenant l’éléphant de l’esprit avec une attention et un rappel continus. Le singe ne conduit plus, mais le lapin est toujours là. La scène est encore plus claire.
Dans l’arbre, un singe blanc cueille des fruits blancs : il représente l’activité de l’esprit s’engageant dans des actes positifs. Bien que de telles actions doivent habituellement être cultivées, ce sont des distractions pendant la pratique de shamatha ; c’est pourquoi l’arbre est noir et à l’écart du chemin.
6 – À la sixième station, les progrès se précisent ; le méditant conduit ; le rappel de la méditation est constant sans que l’attention n’ait plus besoin d’être dirigée vers l’esprit. Le lapin est parti et la situation se clarifie de plus en plus.
7 – À la septième station, la scène est devenue très paisible. La marche n’a plus à être dirigée. La situation est devenue presque complètement transparente ; quelques taches noires signalent encore des points délicats.
8 – À la huitième station, l’éléphant marche docilement avec le méditant. Il n’y a pratiquement plus de noir et la flamme de l’effort a disparu. La méditation est devenue naturelle et continue.
9 – À la neuvième station, l’esprit et le méditant sont tous deux au repos complet. Ils sont comme de vieux compagnons habitués à rester tranquilles ensemble. Les obstacles ont disparu, shamatha est parfait.

Les tableaux suivants, portés par le faisceau émanant du cœur du méditant, représentent l’évolution de la pratique au sein de cet état de shamatha. La réalisation de shamatha est caractérisée par des expériences d’allégresse et de ravissement, illustrées par le méditant volant ou transporté à dos d’éléphant.

Le dernier tableau se réfère à la pratique conjointe de shamatha et de vipashyanâ. La démarche se renverse. Esprit et méditant sont ensemble, l’un chevauchant l’autre. Le feu révèle une nouvelle énergie qui apparaît : l’épée flamboyante de l’intelligence immédiate tranche les deux faisceaux noirs des voiles des passions et de la dualité.

La pratique de vipashyanâ

Lorsque l’esprit demeure dans son état naturel, sa nature profonde peut se révéler progressivement et toutes ses qualités se découvrent ; c’est la pratique de vipashyanâ.

Vipashyanâ, la « claire vision » ou « vision supérieure », se dit en tibétain « lhagtong ». « Lhag » veut dire « clair » ou « supérieur » et « tong » signifie « voir ». « Lhagtong », c’est « voir clairement », avoir une vision claire qui nous permet de reconnaître la nature de l’esprit, de voir clairement son état fondamental.

Dans la pratique de vipashyanâ, nous recevons d’abord les instructions, puis nous méditons et soumettons au lama notre expérience. Il confirme ou non la justesse de notre expérience, et nous aide à reconnaître peu à peu la vraie nature de l’esprit8Voir supra Qu’est-ce que l’esprit ? , et aussi infra Ngotrö : la présentation de la nature de l’esprit..

l y a des différences entre l’approche de shamatha et celle de vipashyanâ. La méditation de shamatha a un support, un objet ou une référence, même subtils, avec lesquels l’esprit médite, et une relation dualiste s’établit entre l’esprit et son support ; alors que dans vipashyanâ, l’esprit et l’objet sont essentiellement un, ne sont pas deux et restent dans cet état.

Aussi, dans shamatha, l’attention reste à l’écart des pensées, d’une certaine manière, et la pratique est difficile. Nous sommes comme un débutant qui apprend à conduire une voiture ; il lui faut faire très attention pour tourner à droite, à gauche… Dans vipashyanâ, de nombreuses pensées traversent l’esprit, mais elles ne sont ni entravées ni suivies. Elles s’élèvent et retombent, sans qu’il y ait lieu d’intervenir ; si nous les laissons ainsi s’élever, passer et disparaître, elles n’engendrent pas de conflits. L’esprit est clair et transparent, les pensées apparaissent à sa surface puis disparaissent, comme des vagues à la surface de l’eau : de l’eau elles émergent et dans l’eau elles s’évanouissent.

Quand nous connaissons bien cette méditation de vipashyanâ, qui consiste à laisser toutes les pensées s’apaiser, se pacifier, se libérer d’elles-mêmes, la méditation est alors très facile, comme la conduite du chauffeur qui a la maîtrise et l’habitude d’une voiture.

La pratique de shamatha demande, dans un premier temps, un retrait, une certaine distanciation par rapport aux agitations dis­trayantes.

Le progrès dans la méditation requiert ce recul qui se réa­lise dans la méditation assise. 

Mais ensuite, par vipashyanâ, apparaissent une présence et une attention directes, une expérience immédiate des choses. Arrivé à ce stade, il est possible de méditer dans n’importe quelle situation et en toute activité.

Si nous méditons shamatha-vipashyanâ sans avoir reçu les instructions adéquates, la pratique peut dévier. L’esprit doit rester bien clair et lucide ; s’il devient opaque, la méditation peut devenir la « pratique de mar­motte » ! Certaines personnes à l’esprit paresseux restent à méditer sans rien faire, l’esprit opaque et clos. C’est une forme de stupidité. Restant ainsi pendant un certain moment, l’esprit peut sembler sans pensée, et connaître un certain bonheur. Les personnes qui pratiquent ainsi peuvent penser qu’elles ont acquis une très bonne méditation, et même qu’il ne leur est plus nécessaire de cultiver le karma positif ou d’abandonner les actions nuisibles. Mais fondamentalement, cette méditation n’est ni correcte ni utile : c’est une forme de paresse qui conduit à l’opacité mentale. Ce n’est pas du tout shamatha-vipashyanâ, cette pratique n’est bonne qu’à nous faire naître en un état animal particulièrement stupide, comme une marmotte. C’est pourquoi, quand nous méditons, il s’agit de garder l’esprit transparent, lucide et clair.

Milarepa, donnant un enseignement à une de ses disciples, lui dit dans un chant :

Médite la nature non née de l’esprit :
Comme l’espace sans centre ni périphérie,
Comme soleil et lune, lumineux et clair,

Cette femme pratiqua pendant un certain temps, après quoi elle revint voir Milarepa et lui chanta :

 Je suis heureuse de méditer comme l’espace,
mais déconcertée par les nuages et la brume
qui y apparaissent,
Je suis heureuse de méditer comme soleil et lune,
mais déconcertée par les étoiles et planètes
qui s’élèvent avec eux,
Je suis heureuse de méditer comme l’océan,
mais déconcertée par les vagues et les remous
qui s’y forment,
Je suis heureuse de méditer comme la montagne,
mais déconcertée par les plantes et les fleurs
qui poussent,
Je suis heureuse de méditer la nature non née de l’esprit,
mais déconcertée par les pensées et l’imagination
qui en émergent ;
Maître, veuillez m’instruire sur celles-ci.

Milarepa vit qu’elle avait eu une bonne expérience de méditation et lui répondit par un autre chant :

Dans la méditation comme l’espace,
nuages et brumes sont ses agréments ;
reste en leur étendue sans centre ni périphérie.
Dans la méditation comme le soleil et la lune,
étoiles et planètes sont ses ornements ;
reste en leur espace lumineux et clair.
Dans la méditation comme une montagne,
plantes et fleurs sont ses parures ;
reste en leur sphère immuable et imperturbable.
Dans la méditation comme l’océan,
vagues et remous sont ses mouvements ;
reste en leur sphère profonde et insondable.
Dans la méditation de la nature non née de l’esprit,
pensées et imagination sont ses manifestations ;
reste en leur immensité vaste et lucide.

Si nous savons laisser les pensées passer et s’apaiser d’elles-­mêmes, l’esprit étant ouvert et lucide, la méditation est très facile. Lorsque nous avons quelque expérience de la nature vide, claire-lucide et d’expérience illimitée de l’esprit, vient celle de tous ses contenus comme étant des manifestations de cette nature vide, claire et sans limite. Habituellement, les pensées et les émotions nous contraignent car nous les prenons pour solides et réelles. Leur attribuer solidité et réalité nous assujettit à leur domination, elles dictent alors nos actes. Mais si nous ne les saisissons aucunement, nous ne leur attribuons pas de réalité et elles restent manifestations vides de l’esprit vide. Si nous comprenons toutes les pensées, émotions et activités mentales comme des expressions de l’esprit qui ne sont pas des choses en elles-mêmes, indépendantes de lui, alors, quand surgit une passion, elle est perçue pour ce qu’elle est, c’est-à-dire simplement une expression de la nature de clarté-vide de l’esprit9Voir aussi infra La pratique de Mahâmudrâ.. Les reconnaître et les réaliser vraiment comme telles procurent la liberté10Voir aussi infra Intégration et transmutation des pensées et des émotions..

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