La voie de la libération

3.4. Le vajrayâna, voie de la transmutation

«La nature de bouddha, substrat  de la purification,
Est manifestée comme corps de la déité
Avec ses marques et signes adamantins.
Cette manifestation analogique est la voie,
Dont le fruit pur est le corps divin fondamental.»
Jamgön Kongtrül Lodrö Tayé,Le Résumé des points essentiels.

3.4.8. La pratique d’un yidam

La voie du vajrayâna, comprenant de très nombreux moyens de progression, est appelée la « voie des moyens », la voie des moyens adroits.
Après les quatre préparations spéciales des ngöndros, le pas suivant est la pratique d’un yidam, d’une déité de méditation. C’est un moyen utilisé pour transformer l’esprit et faciliter la réalisation de Mahâmudrâ. Après les ngöndros, on s’engage donc généralement dans la pratique d’un yidam associée à la récitation de son mantra.

Fondamentalement, tous les yidams1Voir supra Les Trois sources.  sont un, il n’y a pas entre eux de différences essentielles. Cependant, certaines pratiques de yidams, comme Vajrayoginî ou Chakrasamvara, requièrent des conditions particulières : il faut se retirer dans une retraite stricte et suivre des règles de pratique précises. Dans les activités sociales habituelles, ce n’est pas facile. Par contre, il existe une pratique de yidam n’imposant pas les mêmes contraintes et pouvant donc être facilement faite dans la vie quotidienne : c’est le sâdhana, ou pra­tique, de Chenrézi, le bouddha de la grande bonté, de la compassion et de l’amour. Je pense que c’est, d’une façon générale, la meilleure pratique, car elle est à la fois facile et très bénéfique ; c’est pourquoi je l’ai enseignée dans tous les centres du dharma dans le monde. Elle est, dans tous les cas, une excellente introduction aux pra­tiques du vajrayâna.

Déité relative et déité ultime

La forme de Chenrézi méditée dans le sâdhana est l’expression de la compassion du Bouddha. Au-delà de sa forme, l’aspect ultime de Chenrézi est indépendant de notre méditation, c’est la nature pure de l’esprit. Un yidam, une déité existe ainsi toujours sur deux plans : l’aspect ultime du yidam est au-delà des formes, c’est l’« aspect d’expérience primordiale ». Le but de la pratique est de nous le révéler par l’intermédiaire de l’« aspect formel de lien », le yidam relationnel2L’« aspect d’expérience primordiale » : « jnânasattva » en sanscrit, « yeshepa » en tibétain. L’« aspect formel de lien » : « samayasattva » en sanscrit, « damtsikpa » en tibétain.. Durant la première phase du sâdhana, nous méditons sur la déité relative, qui assure le lien avec la déité ultime, l’aspect au-delà des formes, inaccessible dans les limitations de l’esprit conceptuel. L’aspect relatif ou relationnel permet de réaliser l’aspect d’expérience primordiale.

Les deux phases de la méditation d’un yidam

Pour comprendre un peu ce que sont les « moyens adroits » qu’emploie le vajrayâna, il faut revenir à notre esprit, qui pense habituellement : « J’existe, je suis », et qui s’identifie fortement à un moi vécu comme mon corps, ma parole, mon esprit. Ces identifications sont la source de nos souffrances et de nos errances dans le samsâra ; elles sont l’obstacle majeur à la réalisation de Mahâmudrâ et il est très difficile de les abandonner. Aussi le vajrayâna enseigne-t-il, dans un premier temps, à échanger ces saisies contre d’autres, plus subtiles et moins solides, qui sont les saisies du corps, de la parole et de l’esprit du yidam. Ensuite, il est plus facile de lâcher toute saisie et de passer à une méditation complètement dépourvue de formes et de supports qui, lorsqu’elle est vraiment réalisée, est la véritable méditation de Mahâmudrâ. Ces phases de substitution des identifications, puis d’abandon de toute saisie, correspondent aux deux phases de toutes les pratiques de yidams. Nous allons les préciser, en prenant comme exemple la pratique ou sâdhana de Chenrézi.

Nous avons tous habituellement une forte fixation à notre corps, et quand nous nous expérimentons : « moi », nous nous attachons à l’image de notre corps. Pour dépasser cette saisie, la méditation de Chenrézi substitue à cette expérience celle du corps de Chenrézi. Il ne s’agit pas de nous imaginer sous la forme de Chenrézi, substantielle comme une statue, ce ne serait d’aucun bénéfice, mais d’être Chenrézi, comme une forme vide, comparable à un arc-en-ciel, à la réflexion de la lune sur l’eau, à un rêve, etc. ; notre corps est le corps de Chenrézi apparent et pourtant vide, conjonction de la vacuité et de l’apparence, ce qu’on appelle une apparence-vide.

Les sons sont transformés de façon similaire. Fondamentalement, notre parole est « son-vide » ; en effet, si tout ce que nous disons était quelque chose de concret, l’espace entier ne suffirait pas pour contenir toutes nos paroles. Malheureusement, nous ne reconnaissons pas leur nature vide et nous saisissons les paroles comme si elles étaient quelque chose de réel. C’est ainsi que des paroles agréables nous contentent, alors que des paroles désagréables nous contrarient et nous mettent en colère. Ces réactions sont un signe de ce que nous croyons à la réalité des paroles, de ce que nous les saisissons comme quelque chose de réel. Pour dépasser ces fixations, dans le sâdhana, nous transformons les sons et les paroles ordinaires en la sonorité du mantra de Chenrézi dont la nature est « son-vide », comparable à la résonance vide d’un écho.

Enfin, il y a notre esprit qui est, lui aussi, avec ses contenus, fondamentalement vide. Nous avons beaucoup étudié à l’école, à l’université et accumulé dans notre mémoire un très grand nombre de connaissances. Si tout ce que nous avons appris avait une forme concrète, là encore cela ne tiendrait ni dans notre tête, ni dans cette pièce, ni peut-être même dans tout l’espace ! Heureusement, l’esprit est vide et ses contenus n’ont pas de forme tangible. Il est probable que nous ayons aussi bon nombre de passions : s’il y avait une pièce où nous stockions la colère, une autre le désir, la jalousie, etc., elles seraient vite encombrées. Que ce ne soit pas le cas est un signe de leur vacuité, mais, là aussi, bien que pensées et émotions soient vides, nous ne les reconnaissons pas comme telles et, nous fixant dessus, nous nous créons bien des difficultés. Pour y remédier, dans le sâdhana nous substituons à nos pensées habituelles celle de la présence de Chenrézi, et méditons sur notre esprit et ses contenus comme ayant la nature de l’esprit de Chenrézi, en lequel pensées et émotions sont transparentes. Il y a intelligence, expérience, mais elle est vide, il y a intelligence et vacuité, « intelligence-vide ».

Par ces substitutions, le sâdhana de Chenrézi opère une transformation3Voir aussi supra La voie de la transmutation. des aspects impurs de nos corps, parole et esprit habituels en aspects purs du corps, de la parole et de l’esprit de Chenrézi, dont la nature est forme, sonorité et intelligence vides.

Cette phase de substitution, pendant laquelle nous visualisons le yidam et récitons son mantra, est la première phase du sâdhana d’un yidam, la « phase de génération ». Nos saisies sur la réalité des apparences, des sonorités et des pensées sont la maladie qui nous illusionne et nous fait souffrir. Dans la phase de génération, le remède est triple : au niveau des formes, nous méditons sur ­toutes celles-ci comme étant inséparables de la vacuité, toutes ont la nature d’apparence-vide du corps de Chenrézi. Les sons sont eux aussi inséparables de la vacuité et médités comme ayant la nature de sonorité-vide du mantra de Chenrézi. Et tous les phénomènes de l’esprit, toutes les pensées et intelligences sont médités comme étant la conjonction de l’intelligence et de la vacuité, l’esprit de Chenrézi qui est Mahâmudrâ. Dans cette phase, appelée en sanscrit « utpattikrama », il n’y a pas lieu d’éliminer les pensées ni d’interférer avec leur énergie ; simplement leurs formes changent : aux pensées habituelles, se substituent les pensées de la présence de Chenrézi, et la versatilité de l’esprit est ainsi intégrée et transmuée dans la pratique.

La seconde phase de méditation sur un yidam est nommée « phase de perfection », « sampannakrama » en sanscrit ; elle est silencieuse et sans forme. La visualisation et les représentations de la phase de génération se dissolvent, se fondent en une lumière qui se résorbe progressivement en Chenrézi que nous sommes, et finalement disparaissent complètement. Il n’y a plus alors aucun point de repère, aucun point de référence, et l’esprit reste dans son état naturel, ouvert et dégagé, lucide et vigilant, sans contrainte et sans distraction. Lorsqu’elle est réalisée, cette méditation devient la pratique de Mahâmudrâ.

Le sâdhana d’un yidam, grâce à la conjonction des phases de génération et de perfection, est une méthode très rapide pour arriver à la réalisation de la nature de l’esprit, à Mahâmudrâ.

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