La voie de la libération

3.4. Le vajrayâna, voie de la transmutation

«Mûris par les quatre initiations,
Ceux qui sont dotés de confiance et d’énergie,
S’ils comprennent d’abord l’impermanence, le renoncement
Et le caractère insatisfaisant de l’existence conditionnée,
Et s’appliquent ensuite avec effort en cette voie suprême,
Qui qu’ils soient, en six mois, en un an, ou en cette vie,
Tous obtiendront l’éveil.»
Niguma, Les Vers adamantins.

3.4.9. Les pratiques yogiques ultérieures

Pour un aperçu de la voie yogique qui peut être suivie après la pratique de familiarisation avec un yidam, nous prendrons pour exemple les pratiques de la lignée Shangpa, qui la présente, comme les « Cinq enseignements d’or ».

Les Cinq enseignements d’or

Ces Cinq enseignements d’or sont une approche complète de l’éveil remontant au grand accompli Khyungpo Neljor, un maître contemporain de Marpa Le Traducteur. Dans sa jeunesse, il avait étudié le Bön, puis les enseignements de Dzogchen mais, insatisfait, il décida d’aller chercher l’enseignement en Inde. Il eut cent cinquante maîtres dont les principaux furent deux femmes, les dâkinîs d’intelligence primordiale Niguma et Sukhasiddhi. Comme Khyungpo Neljor avait déjà, dans ses existences antérieures, pratiqué le développement-dévoilement et avait un excellent karma, il disposait en cette vie d’une très grande quantité d’or qu’il emporta avec lui en Inde pour chercher l’enseignement. Chaque fois qu’il faisait la requête d’un enseignement, il offrait des centaines d’onces d’or… Il acquit ainsi la réputation d’être généreux en or, et ses enseignements furent ultérieurement connus comme les « enseignements d’or ».

L’histoire de Niguma

Niguma naquit au Cachemire, dans un pays appelé « La terre de la grande magie », qui fut aussi le lieu de naissance de nombreux mahâsiddhas, parmi lesquels Nâropa dont elle était la sœur. Elle avait choisi de renaître femme pour aider les êtres ; dans des existences antérieures elle avait atteint une réalisation extrêmement avancée.

Dans sa manifestation en tant que Niguma, elle était une dâkinî d’intelligence primordiale arrivée à la dixième terre de bodhisattva, le parfait éveil. Son corps, qui était un corps d’arc-en-ciel, transcendait complètement le niveau habituel. Elle reçut les enseignements directement de Vajradhâra et eut pour principal disciple Khyungpo Neljor.

Après que Khyungpo Neljor eut reçu des enseignements des plus grands maîtres, ceux-ci lui dirent que quelqu’un de sa qualité devrait maintenant suivre des enseignements de la grande bodhisattvi Niguma, inséparable de Vajradhâra. Il demanda où la rencontrer, et il lui fut répondu que les êtres ordinaires ne pouvaient la rencontrer, étant donné qu’elle n’avait plus de corps physique mais seulement un corps d’arc-en-ciel ; mais que toutefois, sa présence se manifestait n’importe où, aux êtres ayant atteint un haut niveau spirituel et que, de temps en temps, elle visitait les plus grands charniers, conduisant une cohorte de dâkinîs et présidant à d’immenses fêtes vajra. Entendant parler de Niguma, Khyungpo Neljor éprouva une émotion extrême, et pleura à chaudes larmes. Immédiatement, il partit à sa recherche dans le grand charnier de Sosaling, formulant des souhaits intenses pour la rencontrer.

Quand il y arriva, il vit, haut dans le ciel, une divinité à la peau ­brune tenant un trident, un kapâla, et parée de nombreux ornements d’os. Pendant qu’il la contemplait, il voyait tantôt une seule dâkinî, tantôt de nombreuses, certaines assises en méditation et d’autres dans différentes postures de danse. Sûr qu’il s’agissait de Niguma avec son entourage, il rendit hommage et requit l’enseignement. L’apparition se moqua tout d’abord de lui, puis l’avertit :

« Je suis une dâkinî ogresse, et celles de mon entourage sont mes sem­blables, sauve-toi avant que nous ne te dévorions. »
Mais les paroles de Niguma ne découragèrent pas Khyungpo Neljor qui réitéra sa demande. Niguma lui dit alors que s’il voulait vraiment recevoir l’enseignement, il devait offrir de l’or. Khyungpo Neljor en avait et il offrit tout de suite cinq cents onces de poudre d’or. Niguma les prit, projeta cet or en l’air, la poudre retombant sur toute la forêt. Khyungpo Neljor fut surpris, puis Niguma lui dit qu’elle n’avait pas besoin d’or car, pour elle, les trois sphères de l’univers étaient déjà or. Cela confirma Khyungpo Neljor dans sa confiance qu’il s’agissait bien de Niguma : une vraie ogresse se serait certainement attachée à cet or.

Khyungpo Neljor reçut de Niguma la transmission des six yogas de Niguma, de Mahâmudrâ et des Cinq enseignements d’or. Il consigna ces enseignements sur un parchemin qu’il roula et conserva dans un reli­quaire autour de son cou. C’est ainsi que cette tradition du Mahâmudrâ fut connue sous le nom du Mahâmudrâ-reliquaire.

Après lui avoir transmis tous ses enseignements, Niguma lui dit que seuls elle et le mahâsiddha Lavapa les avaient reçus, qu’ils devaient être tenus secrets durant sept générations, n’étant transmis à chacune qu’à un unique détenteur ; et qu’après ces sept générations seulement, ils pour­raient être transmis largement1C’est ainsi que la lignée Shangpa Kagyü est quelquefois nommée la « Lignée des Sept joyaux », faisant référence à ces sept maîtres, voir l’illustration et son descriptif en fin d’ouvrage.. Elle fit aussi la prédiction que, non seulement lui, mais aussi tous ses successeurs auraient dans le futur la possibilité de la rencontrer.

– Le premier enseignement d’or – les racines de l’arbre, le fondement – consiste en les six yogas de Niguma2Les six yogas de Nâropa, souvent plus connus, sont parallèles à ceux de Niguma. nommés : tumo, corps illusoire, rêve, claire lumière, bardo et transfert de la conscience.

Dans le yoga de tumo, les pratiquants s’appliquent à maîtriser une respiration à quatre temps : inspiration, rétention, soulagement, expiration, dite « respiration-vase », et pratiquent des exercices avec les canaux et les sphères ou gouttes essentielles – « bindu » en sanscrit, « tiglé » en tibétain – du corps subtil. Par la maîtrise de la descente, de la rétention, de la remontée et de la diffusion de la « goutte blanche », ils produisent dans le corps et dans l’esprit chaleur et béatitude. Cette félicité leur fait progressivement réaliser l’union de la grande béatitude et de la vacuité, qui est l’expérience même de Mahâmudrâ.

Le yoga du corps illusoire permet la réalisation du caractère illusoire de nos expériences, et fait se libérer d’eux-mêmes attachement et aversion. Il permet de reconnaître que tous les phénomènes sont semblables à une illusion, à une création magique, fort similaires en cela au cinéma ou à la télévision !

Le yoga du rêve fait se purifier d’elles-mêmes les illusions. Il a plusieurs étapes : faire des rêves lucides ou « saisir les rêves », puis dans les rêves, il y a l’entraînement, la multiplication, la projection, la transmutation, et enfin la compréhension des apparences du monde.

Le yoga de la claire lumière opère la dissipation spontanée de l’opacité mentale ; il permet d’avoir la nuit un sommeil profond et lucide et d’y expérimenter la claire lumière du sommeil.

Le yoga du transfert ou de l’éjection de la conscience permet d’atteindre l’état de bouddha sans méditer, et, plus particulièrement, d’obtenir la libération au moment de la mort3Voir aussi supra Les pratiques libératrices dans les différents bardos.

Le yoga du bardo permet de reconnaître la nature des bardos4Sur les bardos, voir supra Les transformations de l’esprit. et, en ceux-ci, les Trois corps du bouddha.

La pratique de ces six yogas se fait sur la base d’une habilitation particulière et demande que soient gardés certains samayas ou engagements sacrés. Leurs pratiques conjointes conduisent à la réalisation de Mahâmudrâ, mais la pratique d’un seul comme tumo, le corps illusoire ou la claire lumière, peut aussi à elle seule conduire à la réalisation.

– Le deuxième enseignement d’or – le tronc de l’arbre – est le Mahâ­mudrâ-reliquaire, la tradition de Mahâmudrâ que Khyungpo Neljor reçut de la dâkinî d’intelligence primordiale, Niguma. Ses prélimi­naires sont appelés les trois « modes naturels » – « rangbap » en tibétain – du corps, de la parole et de l’esprit. Puis vient la libération spon­tanée des quatre obstacles qui empêchent de reconnaître Mahâmudrâ : Mahâmudrâ est en effet trop proche pour être reconnu, trop profond pour être saisi, trop simple pour être cru et trop merveilleux pour être compris par l’intelligence. La libération de ces quatre obstacles révèle la présence spontanée des Trois corps du bouddha5Voir infra le chapitre qui suit, Mahâmudrâ et Dzogchen : la voie immédiate de l’autolibération..

– Le troisième enseignement d’or – les branches – consiste en trois méthodes d’intégration qui permettent de cultiver la continuité de l’ex­­périence de Mahâmudrâ en toutes circonstance. Elles sont en rapport avec le lama, le yidam et l’expérience de l’illusion de toute chose.

– Le quatrième enseignement d’or – les fleurs – consiste en deux pratiques avec des dâkinîs blanche et rouge. Si l’on garde parfaitement purs ses samayas, ces pratiques permettent de se rendre dans les domaines des dâkinîs sans même abandonner son corps.

– Le cinquième enseignement d’or – le fruit – est l’immortalité sans errance. Au moment de la réalisation ultime, l’esprit est réalisé au-delà des morts et des naissances ; c’est ce à quoi fait allusion cette immortalité.

Ces différentes pratiques se font généralement en retraite6Voir infra Pratiquer en retraite et La retraite de trois ans., et particulièrement dans la retraite de trois ans. Ce n’est pas qu’il soit obligatoire d’être en retraite pour les faire, mais en dehors de cette situation, il est difficile de pouvoir trouver l’intensité de pratique nécessaire à leur succès.

Le jeune prince et le magicien

En Inde, dans une famille royale, il y avait un jeune prince. Sa mère ne souhaitait pas le voir monter sur le trône, mais plutôt pratiquer le dharma. Son père, le roi, lui, souhaitait qu’il prenne sa succession, peu lui importait qu’il pratique le dharma. Le père détenait l’autorité sur la famille, et la mère se demanda comment faire. À cette époque, en Inde, il y avait de nombreux experts magiciens ; elle alla voir l’un d’eux, lui demandant s’il ne pourrait pas, par sa magie, faire en sorte que son fils se détourne du monde pour pratiquer le dharma. Le magicien acquiesça :
« C’est possible, mais il faut que vous me disiez ce que votre fils aime particulièrement.
– Il adore les chevaux, lui expliqua-t-elle.
– Bon, dit-il ; venez demain avec votre fils. »
Et ils se fixèrent rendez-vous.
Le lendemain, la reine organisa une promenade avec le roi et leur fils, à l’endroit convenu. Le magicien y était avec un superbe cheval qu’il avait créé magiquement, un étalon magnifique comme le prince en rêvait. Subjugué, et ne sachant pas que l’homme auquel il s’adressait était magicien, il dit :
« Accepterais-tu de me vendre ce cheval ? »
L’autre dit :
« S’il vous plaît, pourquoi pas ?
– Je voudrais d’abord l’essayer.
– Mais bien sûr, allez-y ! »
Il monta sur le cheval qui partit au grand galop sans que le prince puisse l’arrêter. Il partit très, très loin, jusqu’en un pays qu’il ne connaissait pas. Il finit par s’arrêter en un endroit complètement inconnu du prince, qui ne savait ni où il était, ni vers où se diriger. C’est alors qu’il aperçut un peu plus loin de la fumée ; il pensa qu’il devait y avoir quelqu’un et alla voir. Il y découvrit une maison ; sur le pas de la porte, se tenaient une femme avec sa fille, une jeune fille ravissante. Il dit :
« Je suis perdu, pourriez-vous m’accorder l’hospitalité ? »
Elles répondirent :
« Si vous voulez. Nous habitons ce lieu près de la mer et vous êtes le bienvenu. »
Il resta donc, car il ne savait plus où était son pays, et ces gens n’en avaient même jamais entendu parler. Comme la jeune fille était très jolie, ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants. Les enfants grandirent et ils formaient tous ensemble une famille très heureuse. Son beau-père, qui habitait aussi la maison familiale, était infirme et ne pouvait marcher. Un jour, sa femme, qui aimait bien le cheval, dit :
« Puis-je aller faire un tour avec ton cheval ?
– Bien sûr, vas-y. »
Elle monta sur le cheval, qui s’enfuit et sauta dans la mer avec la femme, qui se noya… Voyant cela, tous ses enfants, sauf le plus petit qui était trop jeune, plongèrent dans l’espoir de lui porter secours, mais ils se ­noyèrent aussi, puis c’est le vieux père infirme qui à son tour sauta à l’eau, et mourut… Il ne restait plus que le plus jeune garçon ; mais alors le cheval revint, mangea l’enfant et se sauva … Le prince, découvrant la situation, fut au comble du désespoir :
« J’ai perdu ma femme, mes enfants, mon cheval, toute ma famille, je n’ai plus rien, mieux vaut mourir ! »
Et il plongea, pour se noyer… mais, à peine englouti, il se retrouva dans le parc de sa ville natale avec le roi et la reine. Fort confus, tout tremblant, il se souvint de sa femme et de ses enfants bien-aimés. Il expliqua à ses parents ce qui lui était arrivé, mais ils lui répondirent :
« Mais non ! Ne crains rien, tu es tombé de cheval et tu t’es évanoui voici une heure, il faut te reposer. »
Le prince était tout de même persuadé que son histoire était vraie, car il l’avait vraiment vécue, et il en souffrait beaucoup.
Ultérieurement, à partir de cette aventure, le prince réalisa la nature illusoire de la vie ordinaire et se consacra pleinement au dharma. Après plusieurs années de pratique, il devint un grand maître accompli.

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