La voie de la libération

3.4. Le vajrayâna, voie de la transmutation

«Si notre esprit n’a pas assimilé
« les quatre idées retournant sa mentalité »,
Méditerions-nous pendant des années,
Il est probable qu’il ne deviendra que plus rigide et attaché.
Aussi sont-elles la base indispensable de la pratique.»
Kyabjé Kalu Rinpoché, Le Bindu essentiel.

3.4.6. Les pratiques préliminaires communes

Les pratiques préliminaires communes visent, par la réflexion et la méditation, à nous faire prendre conscience de quatre réalités qui stimulent notre motivation et engendrent une forte détermination à la pratique. Ces méditations portent sur quatre idées : la précieuse existence humaine, l’impermanence et la mort, les défauts du samsâra et la causalité du karma. Elles sont des préliminaires dits « communs » en ce qu’ils ne sont pas spécifiques au vajrayâna, mais partagés par les progressions de tous les yânas.

Lorsqu’on souhaite s’engager dans la pratique du dharma, il est nécessaire, tout d’abord, de prendre conscience de la difficulté d’obtenir cette précieuse existence humaine dotée de toutes les conditions favorables à la délivrance ; cela établit l’esprit dans sa détermination à entrer dans la voie. Méditer sur l’impermanence de toute chose, et plus particulièrement sur celle de notre vie, nous fera ensuite rejeter toute paresse et pratiquer avec énergie. Puis, si nous reconnaissons la réalité de la souffrance régnant dans le cycle des existences, nous prendrons celui-ci en aversion et tous nos efforts ne tendront plus qu’à nous en libérer. Enfin, si nous sommes convaincus de la vérité du karma, de l’enchaînement des causes et des conséquences des actes, nous rejetterons toute action nuisible, pratiquerons ce qui est positif et agirons ainsi de façon juste.

La précieuse existence humaine

«La première chose sur laquelle il faille méditer
Est notre « précieuse existence humaine libre et qualifiée » :
Étant difficile à obtenir et facilement détruite.
Je vais, maintenant, lui donner son sens.»
Karmapa IX, Texte des Ngöndros.

Avant de connaître le dharma, nous pouvions aisément imaginer que ce monde dont nous faisons l’expérience est tout ce qui existe. Être né humain pouvait nous sembler une évidence à propos de laquelle nous ne réfléchissions même pas. En fait, l’existence humaine n’est qu’une infime possibilité parmi toutes les existences du samsâra. De plus, parmi les humains il n’en est qu’une quantité infime qui ont la « précieuse existence ­humaine », l’« existence humaine libre et qualifiée » : on entend par là la condition humaine pourvue de toutes les libertés et qualifications nécessaires à la pratique du dharma. Il faut d’une part qu’elle soit libre de toutes les circonstances en lesquelles on n’a pas le loisir de pratiquer et, d’autre part, qu’elle ait toutes les qualifications, personnelles et inhérentes à l’environnement, qui permettent de pratiquer le dharma de façon adéquate.

Le bouddha Shâkyamuni illustra la difficulté de son obtention de trois façons.

Sa rareté est tout d’abord considérée en méditant une comparaison : il est dit que si une tortue aveugle nageant dans le vaste océan fait surface tous les cent ans, la probabilité qu’elle enfile son cou dans un joug de bois dérivant à sa surface au gré des vents est supérieure à celle qu’a la conscience, transmigrant dans ­l’ensemble des possibilités d’existence, d’obtenir cette précieuse existence humaine !

Sa rareté est ensuite considérée en méditant des rapports quantitatifs : parmi toutes les possibilités d’existence, le nombre des êtres dans les états infernaux est comparable à celui des grains de terre de la planète ; le nombre des esprits avides, à celui des grains de sable du Gange ; le nombre des animaux à celui des flocons de neige qui tombent pendant une année sur le Tibet ; le nombre des êtres dans les trois mondes d’existence, supérieur à celui des étoiles de la nuit…, alors que ceux qui possèdent la précieuse existence humaine sont aussi rares que les étoiles visibles en plein jour.

Sa rareté est enfin considérée en méditant sa cause karmique : une discipline parfaite. En effet, l’obtention de cette vie humaine a pour cause des actions positives antérieures, non pas isolées et superficielles, mais fréquentes et répétées. Rares sont ceux qui en sont capables.

De tous ces points de vue, nous pouvons prendre conscience de la rareté de cette précieuse existence humaine.
Nous méditons aussi de nombreuses manières1Voir aussi supra L’existence humaine : bien l’utiliser. pour vraiment percevoir les qualités et les possibilités propres à cette existence humaine, ce qui nous conduit naturellement à souhaiter faire tout notre possible pour les mettre à profit ; ce que nous ne ferons, au niveau essentiel, qu’en l’utilisant comme point de départ et comme support du cheminement vers l’éveil.

L’impermanence et la mort2Voir aussi supra De l’urgence de la pratique.

«Le monde et les êtres sont impermanents.
En particulier, la vie du corps est comme une bulle d’eau.
Incertain est le moment du trépas,
Et, mort, le corps devient cadavre.
Pour que le dharma puisse alors m’aider,
Je vais le pratiquer avec énergie.»

Karmapa IX, Texte des Ngöndros.

Il est aussi très important de prendre conscience de l’impermanence et de développer l’habitude de la percevoir en toute chose, car ce que nous faisons avec l’idée que les choses sont stables et durables est illusion, source de fixation et de souffrances. La méditation sur l’impermanence a le pouvoir de diminuer nos attachements à cette vie et de nous inciter à pratiquer ce qui est positif.

Cette vie n’est pas si importante en elle-même, et pourtant nous nous en soucions constamment. Il vaudrait mieux penser au moment où nous nous séparerons de ce monde et voyagerons dans l’inconnu du bardo. Nous serons alors seuls, à une distance inimaginable des choses et des personnes qui nous étaient familières dans ce monde. Ce corps est un hôtel dont la conscience est l’hôte temporaire. Bientôt, ce voyageur migrant d’état en état partira vers de nouvelles destinations, laissant derrière lui l’auberge qui l’avait reçu3Voir supra Le bardo du devenir..

Notre existence est transitoire, elle finira bientôt et nous serons tous séparés par la mort. Pour préparer ce départ, rien n’est plus important que la pratique du dharma, car rien d’autre ne peut vraiment nous aider alors. Il faut toujours être prêts à mourir, nous préparant comme si nous devions mourir ce soir ; et si nous vivons encore, tant mieux, la préparation ne sera pas perdue !

L’impermanence est une réalité universelle : le monde qui nous paraît solide et stable sera néanmoins, à la fin du cycle cosmique, graduellement détruit par le feu, l’eau et l’air. L’impermanence est évidente dans les transitions constantes du monde : dans l’écoulement du temps et les changements de saisons. Au printemps, la terre, d’un brun rougeâtre, s’attendrit, arbres et plantes bourgeonnent ; quand vient l’été, le sol alors vert et bleuté s’humidifie, feuilles et fleurs s’épanouissent ; puis la force de l’automne affermit le sol, il devient ocre et les fruits mûrissent ; enfin, avec la venue de l’hiver, la terre gèle et devient grisâtre, arbres et plantes se des­sèchent et deviennent cassants.

Il n’y a rien qui soit permanent : le soleil et la lune se lèvent puis se couchent, au jour clair et transparent succède la nuit sombre et opaque. Tout change, d’heure en heure, de minute en minute, d’instant en instant, comme le cours d’une cascade qui, bien qu’il nous apparaisse toujours identique à lui-même, n’est pourtant jamais le même : il est en continuel changement, l’eau s’y renouvelant sans cesse.

     La nature de l’impermanence est telle que :

Tous biens et toutes richesses accumulés finalement s’épuisent ;
Tout ce qui a été érigé finalement s’écroule ;
Tous ceux qui se sont rencontrés finalement se séparent ;
Tout ce qui est né finalement meurt ;

Ce qui est élevé est abaissé ;
Ce qui est en bas vient en haut ;
Le riche devient pauvre ;
Et le pauvre riche ;
L’ennemi devient ami,
L’ami ennemi…

Il n’est rien dont la nature ne soit impermanente.
Prendre pour permanent
Ce qui n’est que transitoire
Est comme l’illusion d’un fou.

La méditation sur l’impermanence de toute chose, et plus particulièrement sur celle de notre vie, nous fait rejeter toute paresse et pratiquer le dharma avec énergie4Voir supra De l’urgence de la pratique.

Quand nous aurons médité sur l’impermanence et compris le caractère transitoire de tout ce qui est composé, d’une part notre attachement à cette vie et la force des six passions diminueront et, d’autre part, notre confiance dans le dharma grandira. Nous pourrons le pratiquer avec énergie, sans peine et sans difficulté, et obtenir finalement le suprême accomplissement de Mahâmudrâ, réalisant que l’esprit est en lui-même au-delà des naissances et des morts.

Le père de Lune-Célèbre

Si nous ne gardons pas l’impermanence présente à l’esprit, nous risquons d’être comme le père de Lune-Célèbre. C’était un homme pauvre, qui un jour trouva un énorme sac d’orge. Pour le conserver et le protéger, il l’attacha chez lui au plafond au-dessus de son lit. Très content de sa découverte, il se coucha et se mit à songer qu’en vendant cet orge, il pourrait avoir beaucoup d’argent, ce qui lui permettrait de prendre femme, puis d’avoir une famille. Il se dit qu’il aurait sûrement un fils, et se demanda comment il pourrait l’appeler. À ce moment, un rayon de lune pénétra dans la pièce, et il se dit: « Je l’appellerai Lune-Célèbre.» Pendant qu’il était tout à ses rêveries, des souris grignotaient la corde à laquelle le sac d’orge était attaché ; celui-ci tomba sur lui et le tua.

Les défauts du samsâra

«Lieux, amis, bonheurs, possessions
Et autres choses du samsâra sont toujours perturbés
Par les trois formes de mal-être.
Ils sont comme le spectacle
D’un bourreau me conduisant à l’exécution.
Sans attachement pour eux,
Avec énergie, je vais pratiquer vers l’éveil.»
Karmapa IX, Texte des Ngöndros.

Il est essentiel d’avoir la réalité du mal-être et des souffrances5Voir aussi supra La vie humaine et ses problèmes.  bien présente à l’esprit pour comprendre de façon juste ce qui se passe autour de nous.
Si nous sommes vraiment conscients de l’océan de souffrances du samsâra6Voir supra Les six mondes.
, nous n’éprouvons plus aucune fascination pour ses attraits. Face à eux, nous pouvons être libres d’attachement, comme pour le spectacle qui serait donné en l’honneur d’une exécution dont nous serions le condamné !

La motivation de Nanda

Nanda, le frère du bouddha Shâkyamuni, avait une très jolie femme à laquelle il était très attaché. Aussi, malgré l’exemple de son frère, ne voulait-il pas renoncer à la vie dans le monde ordinaire.
Finalement, le bouddha Shâkyamuni le persuada de devenir moine, mais Nanda avait du mal à bien garder ses vœux, son attachement persistait et il voulait s’enfuir. Par ses pouvoirs miraculeux, le bouddha Shâkyamuni l’entraîna sur une montagne où vivait une vieille guenon estropiée.
« De cette vieille guenon ou de ta femme, qui est la plus jolie ? demanda-t-il.
– Ma femme, bien sûr, il n’y a même pas lieu de comparer ! »
Ensuite, le Bouddha l’emmena dans les états célestes ; ils y virent des palais somptueux où résidaient de merveilleux dieux et déesses. Dans l’un d’eux, se trouvaient de magnifiques déesses, mais pas de dieux. Nanda demanda pourquoi ; on lui répondit qu’un certain Nanda, un moine de la famille du Bouddha, devait reprendre naissance ici par le pouvoir des actes positifs qu’il accomplissait actuellement. Nanda fut enchanté, il retourna vers le bouddha Shâkyamuni qui le questionna encore :
« Qui de ces déesses ou de ta femme est la plus jolie ?
– Ces déesses le sont incomparablement plus, tout autant que ma femme l’était par rapport à la guenon. »
De retour dans le monde humain, Nanda, inspiré par cette aventure, commença à être fort diligent en sa discipline monastique. Mais le bouddha Shâkyamuni s’adressa aux moines et leur dit :
« Nanda suit la discipline pour renaître dans une contrée divine auprès de jeunes déesses, alors que vous le faites pour transcender toute souf­france. Sa motivation n’étant pas juste, ne vous associez pas avec lui. »
Nanda en fut extrêmement affligé, et il demanda au bouddha Shâkyamuni ce qu’il devrait faire. Celui-ci lui proposa alors de visiter les états infernaux ; il l’emmena en un endroit où des tortionnaires s’affairaient autour d’une marmite bouillonnante. Nanda leur demanda ce qu’ils faisaient, et ils lui répondirent :
« Il y a un frère du bouddha Shâkyamuni, un certain moine Nanda, qui pratique la discipline pour renaître dans les états divins ; mais c’est ici qu’il renaîtra lorsque son karma divin sera épuisé. »
De retour, Nanda changea d’état d’esprit, et se mit à pratiquer pour se délivrer de toutes les souffrances du samsâra. Il devint un excellent moine.

Nous ne pensons pas assez que nous dépendons les uns des autres : sur le simple plan matériel, nous sommes tous interdépendants pour nos besoins quotidiens, et c’est ainsi que nous avons une dette envers tous les êtres. En prenant profondément conscience de ce que tous les êtres aspirent au bonheur, mais souffrent de ­maintes façons, nous pouvons développer véritablement bodhicitta.
Conscients du mal-être et de la souffrance omniprésents, notre amour et notre compassion grandiront, et nous nous efforcerons d’avancer aussi vite que possible vers l’état de bouddha pour obtenir les qualités qui permettent, au niveau essentiel, de soulager tous les êtres.

La causalité du karma

«Morts, nous ne sommes pas libres :
Le karma nous possède,
Aussi vais-je abandonner les actes négatifs
Et me consacrer continuellement aux actes positifs.
Pensant ainsi, chaque jour, je m’examine.»
Karmapa IX, Texte des Ngöndros.

Tout ce que nous considérons comme notre moi, dans ses aspects intérieurs aussi bien que dans ses expériences extérieures, est la conséquence de nos agissements antérieurs, et les actes de ce moi actuel sont à leur tour des causes qui engendreront des effets ultérieurs ; ainsi fonctionne le karma7Voir supra Le jeu de l’illusion.. Les naissances et les transmigrations de la conscience sont produites par le karma et ne cesseront qu’avec sa fin, qui sera atteinte en même temps que celle des illusions.

La causalité du karma sous-tend la discipline du dharma8Voir supra Le karma et la discipline extérieure.. Tous nos actes du corps, de la parole et de l’esprit sont comme des ­graines dont les fleurs et les fruits viendront à maturité tout au long de nos existences successives ; les mauvaises graines donnant de mauvais fruits et les bonnes de bons fruits. Nous récoltons des résultats douloureux si nous agissons négativement, et nous obtenons des résultats heureux lorsque nous accomplissons des actions positives. 

Attachés à la jouissance du moment présent, nous continuons à faire des actions malsaines engendrant des effets négatifs. Nous visons le bonheur mais, retenus dans l’obscurité de l’ignorance, nous agissons maladroitement, comme si, avec un arc, nous tirions en pleine nuit des flèches sur une cible invisible.

Si nous produisons beaucoup de karma négatif, nous ferons l’expérience des mondes inférieurs et ce que nous y vivrons dépendra de ce karma9Voir supra Les composantes et les résultantes.. Au fil des transmigrations, nous ne sommes pas ­libres : le karma détermine nos naissances et les expériences heureuses ou douloureuses que nous faisons. Il n’y a pas de juge qui dise : « Vous avez été mauvais, et méritez donc maintenant de souffrir » ; nos malheurs comme nos bonheurs proviennent du karma que nous avons nous-mêmes induit. C’est par l’effet de leur karma que les Occidentaux pensent qu’ils doivent travailler si dur pour le confort et la sécurité matériels, qu’ils y passent tout leur temps et qu’ils n’en ont plus pour étudier et pratiquer le dharma…

Ce n’est pas Dieu ou un agent extérieur, quel qu’il soit, qui crée le monde dans la complexité de tous ses détails ; c’est le karma de tous les êtres qui y vivent. Dans sa dimension profonde, le karma ne peut être complètement compris aujourd’hui ; c’est une réalité très cachée qui ne peut être perçue qu’à l’éveil. Néanmoins, sans pleinement le comprendre, mais entrevoyant certains de ses aspects, nous pouvons déjà renoncer aux actions nuisibles et essayer à chaque instant de cultiver les positives. De cette manière nous éviterons des naissances misérables et progresserons dans des existences heureuses jusqu’à l’éveil où nous aurons la compréhension complète du karma.

Ces quatre pratiques préliminaires communes, ou « idées fondamentales », sont extrêmement importantes et nous devrions continuellement en faire l’objet de nos réflexions jusqu’à ce qu’elles imprègnent toutes nos pensées, tous nos actes et toutes nos paroles. Si tout nous apparaît sous leur éclairage, nous pourrons appliquer et pratiquer le dharma sans difficulté, et aucun obstacle ne nous fera trébucher. Si nous les assimilons bien, nous aspirerons profondément à l’éveil et aurons beaucoup d’énergie pour suivre sa voie.

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